Zubledor
Zubledor… Je l’avais appelé comme cela en me souvenant de la chanson des “canuts” et de son premier couplet: “pour chanter Veni Creator il faut une chasuble d’or”…
J’aimais, autrefois, cette chanson amère certes, mais aussi révolutionnaire. Elle convenait parfaitement au monde qu’il m’était donné de supporter quelques siècles plus tard. Seuls les nantis semblaient avoir le droit de vivre, tandis que leurs obscurs serviteurs subsistaient en rancœur, prisonniers de divers marécages plus ou moins voulus ou entretenus.
Tout était devenu tellement vain que le pouvoir liquidait à présent ses robots à vil prix. L’un ne parlait plus, l’autre titubait avec ses genoux mal vissés, un troisième balbutiait des sons de casseroles à la pauvre facture.
Zubledor avait dû se frotter à de la rouille et sa couleur rouquine me rappelait un être humain que j’avais peut-être aimé. Quelques plaques de son thorax brinquebalaient au rythme de sa faible respiration non oxygénée. Quant à sa voix, je pouvais en choisir le timbre et j’optai pour le bouton “baryton”, avec la faculté de passer à “ténor” voire à “castrat”. Cela dépendrait, je le supposais, du type de conversation que nous allions entamer.
Son regard était creux et cherchait, vraisemblablement, de quoi avoir envie de voir.
J’étais dans le même état d’âme, me semblait-il, et nos neurones, pourtant très étrangers, ont cru bon de se croiser sur le chemin des impossibles.
Mais quels auraient été les éventuels possibles? Plus rien ne fonctionnait vraiment et personne n’attendait d’ailleurs plus rien d’un quelconque fonctionnement de quoi que ce soit.
Dès lors, la rencontre, entre Zubledor et moi, s’imposait puisqu’elle ne reposerait sur aucun projet.
Nous sommes rentrés chez moi et il a inspecté le type de désordre, bien structuré, dans lequel je vivais. Pas de questions superflues. Il a compris assez vite où se situait le problème. La gestion journalière de ma vie était assez sommaire et l’exploration analytique de ce serviteur eut vite fait le tour des améliorations simplistes à mettre en œuvre.
Il m’indiqua bientôt que les buts à poursuivre seraient ceux que j’avais négligés depuis trop longtemps.
Il s’agissait, par exemple, de cesser de regretter et il établit alors une liste assez cohérente, et par ordre d’importance, de ce que je croyais avoir lamentablement raté. Son calme et les solides bases de son intelligence, artificielle certes, mais tant mieux, me donnaient la certitude que je devais suivre ses conseils.
Je pénétrai donc au fond de ses orbites et je m’installai confortablement dans la salle de projection qu’elles abritaient. Il me fit alors visiter quelques pays où il m’avait été impossible de me rendre. Comment, en effet, nier, ou refuser de voir, les horreurs quotidiennes dont certains pouvoirs peuvent être les incontournables organisateurs?
Quel plaisir donc de voyager, virtuellement, et de rencontrer diverses Shéhérazade, des palais faits de vagues bleues, de nuits suivies de jours incantatoires, mais sans le moindre danger obscurantiste. Entrer encore dans le décours et les décors de contes issus d’une Chine ou d’un Japon de rêve lorsque l’obéissance se choisit plutôt qu’elle ne s’impose.
Retrouver encore l’Europe “aux anciens parapets”, non englués de peste brune.
Partir enfin pour des Amériques renouvelées d’air frais, et des Afriques solidaires, éclairées d’humanisme plutôt que saoulées à la vinasse des profiteurs.
Zubledor savait parfaitement gommer tout ce qu’il valait mieux que je ne voie ou n’entende pas.
Je n’ignorais cependant rien de cette censure qui se voulait positive par l’utilisation de ces miroirs aux alouettes si bien lustrés.
Il le savait, bien entendu, et après quelques rotations de ses roues crénelées, il m’annonça qu’il était temps de passer à autre chose.
Je quittai donc la salle obscure et il m’emmena chaque jour dans diverses bibliothèques: je pouvais, grâce à lui, lire un livre par minute. Il fabriquait ensuite une pilule destinée à garder en mémoire l’essentiel de ces lectures. Je devins ainsi imbattable en matière de citations. Cela n’intéressait personne, mais, au moins, je ne m’énervais plus à constater l’étendue de mes oublis ou plus objectivement les abysses insondables de tout ce que j’ignorais alors que je prétendais connaître, en une bêtise aveugle autant que prétentieuse.
Zubledor comprit assez vite que cette réflexion était élémentaire, répétée à l’envi depuis des siècles, et finalement sans le moindre intérêt pour le pauvre être humain inexorablement confronté à sa finitude solitaire.
Ce robot, très philosophe, entreprit alors de me permettre de devenir chef d’orchestre, ou même habiter l’âme d’un violon, pulser comme une contrebasse ou mordre comme un piano à mille dents. J’aimais par-dessus tout être un balafon et me faire résonner en bois doux. J’adorais encore m’enfler des sonorités des cuivres ou des battements venus du cœur de la batterie d’un orchestre de jazz. Tout était prétexte à distractions et autres absences telles que Zubledor pouvait les concevoir et les comprendre depuis qu’il avait observé, en profondeur, la vanité de toutes choses, de tout projet, de toute escapade hors de soi et de la sévérité de son propre miroir.
Un soir, Zubledor me quitta pour pénétrer dans son cabinet de réfection, cette petite pièce qui lui était dédiée et où il entendait que je l’y laisse en paix.
Qu’y faisait-il? Lubrifier ses mécaniques? Entrer en contact avec d’éventuels émetteurs?
Peut-être, oublier ce qu’il était: un objet utilitaire pour humains déboussolés.
Ce soir-là, il y est resté très longtemps, sans bruit de ferraille, sans bip-bip incongru et cela ne m’inquiéta pas. Zubledor avait de la ressource ou des sources dont je ne connaissais rien, bien entendu, mais dont je subodorais l’efficace existence.
La nuit était déjà bien avancée lorsque je me souvins de Lotna, ce film d’Andrzej Wajda dont jamais je n’avais oublié la beauté. Cela se passait en Pologne, au milieu d’une guerre absurde comme toujours, une guerre vomissant ses hoquets de morts dans des contextes divers. Lotna était une splendide jument blanche et j’entendais encore ses sabots frapper en notes répétées le dallage de marbre. Elle entrait dans un château dévasté, en humait l’ambiance et repartait, emmenant avec elle le son de ses pas. Ces images étaient restées en moi et ressurgissaient de temps à autre: Lotna s’en allait, quittait l’abri de luxe et le marbre musical. Allure paisible vers l’ailleurs et la liberté.
Le lendemain matin, je vis des volutes de fumées blanches s’échapper du seuil de la petite pièce dévolue à Zubledor. Ces vapeurs s’organisèrent bientôt et s’assemblèrent pour ressembler à un cheval.
Je compris que Zubledor était parti me laissant devant l’évidence de son absence.
Il, ou elle, s’appelait Lotna et avait déjà fait du cinéma.