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Viridiana

Était-elle déjà réveillée ou se trouvait-elle plongée dans une répétition des divers songes de la nuit qui s’achevait? Viridiana lança sa main gauche vers Cinco Esquinas, le livre de Vargas Llosa resté entrouvert sous la couette. Les premiers mots, elle s’en souvint brusquement et s’y accrocha comme si, pour reprendre le fil des événements, il était obligatoire que de façon répétitive elle les bredouillât intérieurement: “Habia despertado o seguia soñando?” Était-elle éveillée ou rêvait-elle encore? écrivait Vargas Llosa. Le livre était bien là, luxueuse édition d’Alfaguara, la couverture en carton noir plastifié souple, illustrée par la photo d’un jeune couple nu vautré au lit après l’amour, femme tenant grand ouvert un numéro du “Diario de Lima” avec en première page du quotidien de référence l’immense titre de l’édito “EN TODO EL PAIS TOQUE DE QUEDA!” Dans tout le pays: le couvre-feu!

Particulière, cette manie qui la dominait, la passion pour son livre du jour devenant témoin de chacun de ses ébats amoureux. Curieuse, elle tendit l’autre main vers le corps de l’homme qui sans retenue ronflait à sa droite. Celui-là lui avait confié qu’il avait servi au 8TTR, les Troupes de Transmission des F.B.A, Forces belges d’Allemagne. Son séjour sous les drapeaux remontait donc aux années 60. Hier, il devait fêter son 80e anniversaire, en aucun cas le 70e comme il l’avait, dès la première danse, déclaré lors de leur rencontre au Club Nautico. Gros dormeur, ce Belge passait ses journées de travail à somnoler debout dans la dunette de son cargo où il surveillait à la jumelle le monotone chargement de régimes de bananes palettisés et de tonneaux de rhum. Il était aussi un expert en tango corps à corps et l’orchestre cubain du Club Nautico, où Viridiana se rendait tous les samedis soirs, ne jouait rien d’autre que paso doble rumba tango et valse lente. Elle aurait voulu danser le Charleston. Les déhanchements du Charleston correspondaient à son châssis, sa vitalité, sa peau en flammes et les somptueuses nattes de ses cheveux noirs battaient le rythme.

Sexagénaire paraissant vingt ans de moins, elle était, grâce à son récent veuvage, totalement libérée. À Santa Cruz, la bonne société chuchotait qu’à force d’être par Viridiana requis, l’époux, Commandant de la garnison de Ténérife, devenu pour tous “El Incapacitado Comandante Carlos”, le Commandant Charles handicapé, avait choisi de volontairement nous quitter. Une patrouille de garde-côtes l’avait repêché en pleine mer, picoré par les mouettes qui, depuis l’afflux de migrants africains dans les eaux canariennes, s’étaient habituées à ce genre de festin. La Guardia Civil, après investigations, annonça dans la presse que la disparition du vieux mari de Viridiana était accidentelle.

— Comment se fait-il qu’à ton âge tu navigues encore? demanda-t-elle à son partenaire du samedi.

— Dans mon pays il est suggéré aux retraités de reprendre du service grommela le navigateur. Comme il y a trop peu de jeunes pour être officiers de marine marchande, je suis reparti en mer. On nous autorise à percevoir un salaire en plus de la pension précisa-t-il l’air réjoui.

Il enfila sa chemise avant d’ajouter:

— Et ce matin je prendrais bien un verre d’orange pressée…

Terminant de se nipper il semblait comme plongé dans une prière en attendant une réponse qui ne se fit pas attendre.

— Tu trouveras ça au bar en face de ton steamer. Ciao! lança Viridiana en se replongeant dans la lecture de Vargas, tournant depuis son lit le dos au Belge, splendide dos resté nu.

Décontenancé, le balourd, l’œil mauvais, s’éclipsa. Elle attendit qu’il arrive à la porte du loft pour crier:

— Ce n’était que ça, le viagra?

La lourde claqua comme un fouet.

Cinco Esquinas”, les Cinq Croisements, était le nom d’un quartier populaire de Lima où sévissait un certain Rolando Garro, rédac-chef de l’hebdomadaire Destapes, traduction “Les Débouchages”,une feuille de chou spécialisée dans le chantage et la photo pornographique. Terroristes des “Sentiers Lumineux”, Quechuas rebelles, adultères, épouses bourgeoises évoluant avec gourmandise vers une relation lesbienne, Fujimori, ses sbires tirant les ficelles et le personnage central, un grand patron dans l’exploitation minière qui épinglé par “Destapes” se retrouve piégé dans une partie fine où on le photographie. Tout Vargas LLosa était dans ce bouquin…

Au TEA, le Tenerife Espacio de Artes, Centre Culturel construit par des Suisses et situé face à l’entrepôt où se trouvait le loft, un faux intellectuel barbu arborant une croix de céramique blanche pendouillant sur sa poitrine engoncée par son gris sarrau de bibliothécaire, s’était permis en transpirant de tutoyer Viridiana. Cet archiviste-adjoint, qui avait l’âge de Gonzalo, fils unique de notre veuve joyeuse — Gonzalo le quadra vivant au Québec — ce fonctionnaire répétait, goguenard:

— C’est à cause de ton prénom que tu empruntes absolument tous les ouvrages de Vargas Llosa?

Viridiana ne correspond à aucune sainte de la chrétienté. Un prénom que son père, Basque partisan de certaines actions de l’ETA, avait en 1962 par provocation imposé à l’Administration Civile qui sous Franco était aux mains des curés. La réponse au barbu du TEA ne se fit pas attendre.

— C’est à cause de ton appartenance à l’Opus que devant mon prénom tu restes terrifié bouche ouverte barbe pointue regard exorbité et que tu sues?

Cet incident dirigea le même jour ses pas vers La Laguna où l’on trouvait une bibliothèque universitaire et une librairie. Pour s’approvisionner en lectures, désormais Viridiana contournera les étagères du TEA qu’elle continuera de fréquenter mais uniquement pour ses formidables Expositions de peinture. À La Laguna, cette parfaite francophone ayant jadis passé son bac au Lycée français de Madrid et qui était abonnée à de nombreux mensuels parisiens, trouva un groupe de distingués expatriés canadiens, wallons, français, suisses, centre-africains, nord-africains, qui certains soirs se regroupaient dans l’aula de la Fac des Lettres. Dominguez, Prof au crâne ras de la Faculté des Langues romanes, vêtu tout en jeans, armé d’épaisses lunettes de myope, n’étant pas de la famille d’Oscar Dominguez, les entretenait cependant du Surréalisme aux Canaries et dans la langue de l’auteur des Nouvelles Hébrides. Une vingtaine de résidents et résidentes enthousiastes se réunissaient là deux fois par semaine sous les auspices du Club des Amitiés franco-espagnoles. L’épopée d’Oscar Dominguez qui, pour échapper aux gorilles de Franco, vécut dans un bordel de Santa Cruz, jouera un rôle déterminant dans l’imaginaire de Viridiana. Elle prendra désormais un grand intérêt à la saga surréaliste de Ténérife, au séjour d’André Breton dont elle collectionnera les photos, les textes. Elle devint une passionnée de la vie de Maud les mots de Maud, cette intellectuelle française qui sera l’épouse de l’insulaire critique d’art et collectionneur Westerdahl après avoir été mariée à Oscar Dominguez. “Nouvelles Hébrides” de Robert Desnos sera un nouveau livre de chevet pour Viridiana. Ce qu’on lui enseigna à La Laguna changea les centres d’intérêt de notre veuve joyeuse. La mort d’Oscar Dominguez qui alcoolique se suicidera ne pouvait pas ne pas rallumer dans sa mémoire la disparition de Carlos son mari, Commandant dans l’infanterie de marine, qui jamais ne renâclait à boire un gin tonic.

Participante active aux réunions de La Laguna, Viridiana sera la première à remarquer un grand changement dans l’attitude du Prof conférencier et ses collègues enseignants ou bureaucrates de la fac qui se rencontraient au moment de la pause et désormais chuchotaient, mine terrifiée.

Les universitaires professionnels avaient devant l’incursion de l’I.A dans leur monde, collectivement versé dans une grande trouille. Depuis les USA leur arrivait l’information que des milliers d’emplois de travailleurs intellectuels se trouvaient annulés, des milliers de spécialistes étaient jetés au chômage à cause de l’Intelligence Artificielle. Les téléphones à écran des universitaires aux abois de La Laguna donnaient l’impression de fumer.

— Tu te trompes lui dira Khalid, un Tunisien qui était assis à ses côtés. Tu te trompes. Ils parlent des guerres, des morts de Gaza, d’Ukraine, du 7 octobre, de la course aux armements, de Macron va-t-en-guerre, de la faim des Gazaouis…Voilà pourquoi ils tirent la gueule. Il y a de quoi, non?

— Serais-tu devenu sourd, Khalid? Rien qu’à regarder leurs lèvres, tu comprends que c’est “Joder. Qué putada la Inteligencia Artificial!” répété sans arrêt. Quelle saleté l’I.A! C’est leur refrain.

— T’es à côté de la plaque. Ils sont affolés par la perspective que Vox à Madrid, le RN en France vont dominer aux prochaines élections lancera Karim, l’ami algérien de Khalid qui profitait de la pause pour fumer des “Coronas”.

Viridiana notera avec satisfaction que ses collègues francophones, les auditeurs des conférences proposées dans l’aula par le Club des Amitiés franco-espagnoles, ne versaient pas dans l’hystérie anti I.A. Ces gens-là gagnaient leur pain quotidien dans les métiers de l’hôtellerie, l’accueil des touristes, les métiers aéroportuaires, portuaires, les banques internationales. Ils avaient le sentiment de rester incontournables, I.A ou pas. Aussi un vent de fronde souffla contre le Dominguez. Lors de la rencontre qui scella le cycle de ses causeries, il leur demanda de rédiger un texte sur le thème “Putaclic ou Foules Sentimentales?” On leur donna deux heures pour remettre leur rédaction au net. L’objectif était de prouver à l’Autorité Académique que grâce à ces cours du soir, de sensibles progrès avaient été acquis dans la connaissance de la langue française. L’usage de dictionnaires Larousse était autorisé. Certains étudiants arrivaient en effet à La Laguna avec un Larousse de poche dans leur cartable. Viridiana n’avait dans son sac à main que des revues parisiennes arrivées par la poste.

Après deux minutes, elle avait terminé son texte. Elle agrafa avec un trombone la première page d’une de ses revues. Sur la feuille de papier blanc où étaient mentionnés ses nom; prénom et le titre, “Putaclic ou Foules Sentimentales?”,Viridiana à la pointe bic n’écrira que ces trois mots: “Putain toi-même!”

La page jointe était la une du mensuel La Décroissance sous-titré “Casseurs de pub. La revue de l’environnement mental. Journal de la Joie de vivre.”

Le titre de l’édito était: “Comment le numérique nous infantilise”.

Viridiana

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Belgique
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