Venue par la côte
À l’amour de ma vie.
Carmelina chantait : Dodo, l’enfant do/l’enfant dormira bien vite. /Dodo, l’enfant do/l’enfant dormira bientôt. Carmelina lisait : « N’embrassez vos enfants que lorsqu’ils sont au lit, déjà endormis. Ne les habituez pas aux caresses. Qu’ils soient forts, solides, inflexibles. Obéissants, vainqueurs. Durs comme l’acier… Krupp Stahl. » Conseils aux mères, années trente du fameux XXe siècle. « Qu’ils ne se laissent pas émouvoir. Qu’ils tiennent bon dans la droite voie. Marchant au pas. Le regard après l’horizon. L’arme à l’épaule et puis braquée… »
Carmelina lève les yeux de sa lecture. Elle s’interroge, penchée sur le lit-cage de son petit Daniel. Se rappelle la phrase de Hillel « Ne fais jamais à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fît. » Et ces mots, comme en écho : « Aimez-vous les uns les autres. » Mais ici : « Ne pas se laisser émouvoir. » Comment concilier ces vues contraires ?..
« Carme ! On passe à table ? J’ai faim ! » Il n’avait pas la voix douce, l’homme. Il avait lu le journal, surtout la page des sports, pendant qu’elle avait préparé le repas et mis l’enfant au lit. Pierre-Karl avait travaillé « dehors » toute la journée. Carmelina aussi, à l’hôpital. Mais lui, le pater familias, il n’avait qu’à s’attabler et se faire servir. À chacun sa tâche et les vaches seront bien gardées. Les vaches n’étaient déjà plus celles que l’on croyait. On l’ignorait encore mais on ne perdait rien pour attendre. D’ailleurs, qu’attendait-on ? S’attendait-on seulement à quelque chose ? Vaguement, oui, en lisant dans les tristes pages des journaux les nouvelles venues de l’Est. Mais ces choses se passent si loin d’ici, pas vrai ? Qu’ils se battent entre eux, notre pays est neutre et le restera, reconnu comme tel. Seulement, Carmelina et Pierre-Karl ne pouvaient pas savoir que l’Histoire, « avec sa grande hache », les séparerait bientôt et les réunirait, des mois plus tard, sur les ruines de leur maison. Avec le doux Daniel à qui ils feraient bientôt une petite sœur : Mirjam. Car Pierre-Karl avait hâte de ressusciter sa petite sœur défunte. Mais Carmelina, tout en dorlotant son petit, avait pensé se consacrer encore à ses malades… Chérir un seul enfant lui suffisait. Pourquoi se disperser ? Qui trop embrasse mal étreint.
Mais quoi ? C’est qui qu’est maître ici ? Moi, je te rentre dedans sans sonner à la porte. Pierre-Karl se partageait entre son bureau à l’usine, la fanfare du village et les comptes du ménage. Il faudrait attendre bien des années encore avant que les femmes, alors considérées comme mineures, puissent disposer de leur avoir : dot, héritage, salaire. À elles les tâches domestiques. Comme l’horrible moustachu hurlait Kinder, Küche, Kirche ‒ les trois K pour : les gosses, la cuisine, l’église.
‒ C’est à c’t-heure-ci qu’tu rentres ?
‒ Ô ! Pierre-Karl, si tu savais…
‒ Quoi ! J’ai faim, moi !
‒ Au moment où nous allions quitter l’hôpital, on nous a amené en urgence un gamin de trois ans. Son père, de rage de ne pas être obéi, a saisi le petit et l’a assis sur le poêle. Tu aurais dû voir ces petites fesses toutes brûlées ! Et le petit qui hurlait ! Tu aurais pensé à regarder l’heure, toi ?
‒ C’est pas marrant tous les jours d’être parent, hein ? Marrant… Parent…
Carmelina n’écoutait plus. Elle avait foncé à la cuisine pour préparer le repas. Parfois, Pierre-Karl lui faisait peur. Il savait se conduire comme un sans-cœur.
Et voilà qu’il voulait encore un enfant. Carmelina avait beau appliquer la méthode Ogino, ce qui devait arriver arriva : Mirjam. Mais Carmelina, elle avait un cœur, un vrai cœur de maman, qui fondit en voyant la nouveau-née. Une petite Mirjam qu’elle aimerait toute sa vie, dont plus tard elle garderait les enfants. Comme elle soignerait à domicile jusqu’à son dernier jour, huit ans durant, Pierre-Karl atteint d’Alzheimer. Puis, ce fut au tour de Mirjam d’accompagner sa mère qui faillit devenir centenaire. Mais je m’égare dans les chiffres, au lieu de vous parler de Mirjam jeune femme venue par la côte d’un Pierre-Marie (dur comme pierre, comme son beau-père). À la fin des années cinquante, Mirjam m’a raconté le désespoir de Jean, un condisciple de l’UCL : quand il s’est présenté à la pharmacie pour acheter des condoms ‒ il avait 23 ans, majeur donc ‒ le pharmacien lui a fait la morale : « Quoi ? Pas marié ? » Et lui a désigné le crucifix au mur de l’officine. Et quelques années plus tard, Mirjam est prise dans les rêts d’un pécheur qui ignore jusqu’au mot repentir. Il est ce que les psys bien (in) formés appellent un sadique narcissique : sadique et fier de l’être. Mais il a la loi pour lui : ils sont mariés. Pour en sortir, à l’époque, même par consentement mutuel, il faut des mois, non, des années !
Le semeur, d’un geste auguste, lance sa semence. La terre-mère, la voilà fécondée ! Qu’elle porte ses fruits, qu’elle s’en occupe, c’est son affaire. À elle, maintenant, les gestes pour la vie.
Mirjam n’est pas la seule piégée. Ses amies, à voix basse, échangent des confidences dignes du plus sordide des films d’horreur.
Mais un beau jour, prises dans le mouvement de 68, « interdit d’interdire », de 69, « la révolution sera sexuelle ou ne sera pas », ces dames se sont réveillées. Ève sortie de la côte d’Adam, la femme comme appendice de l’homme… La bonne blague ! Voilà qu’Adam souffre d’appendicite. Il va falloir intervenir.
Carmelina et ses collègues, Mirjam et ses amies, Denise l’aristocrate, main dans la main avec Jeanne l’ouvrière et Rose l’intello. Ensemble dans la rue, elles rejoignaient Lies à la frontière, et Marieke, Griet et les autres. Fini les « je te rentre dedans sans sonner à la porte » ! Baas in eigen buik, Dans mon ventre c’est chez moi : l’in-viol-abilité du domicile s’étendait au corps.
Des femmes de tous âges se réunissaient, tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre. Elles échangeaient leurs expériences, comme si le thème de ces soirées était de dire l’indicible, d’exprimer le non-dit, la honte, l’inavouable. Par exemple : « J’avais très froid aux pieds. Heureusement, en partant j’avais mis dans le coffre mes bottes fourrées. Quand j’ai voulu les prendre, il n’a pas voulu s’arrêter : “Tais-toi on arrive dans une heure”. Il aimait Conduire. Et moi, enceinte, il ne m’aimait plus ? » Ou bien cet autre témoignage : « Ma mère dépose sur la table une coupe de fruits, pommes, poires, raisin, et dit : “Je propose que nous partagions cette magnifique poire.” Il s’en saisit et dit : “Je m’en tirerai bien tout seul.” Il la coupe, il l’épluche. On attend, on croit qu’il plaisante et qu’il va l’offrir en partage. Mais non, la grosse poire, il la mange tout entière, devant les autres qui en ont l’eau à la bouche. “C’est,” précise-t-il la bouche pleine, “ce que j’appelle une torture psychologique.” » Et ceci : « Arrête ta peinture ! ‒ Je peux arrêter l’huile, continuer la gouache… ‒ Y a pas qu’l’odeur de térébenthine. Je n’veux pas qu’la p’tite devienne sensible comme toi. Une artiste !!! Et quoi encore ?... » Ou bien cette autre confidence : « Fan des sports de combat, il m’a un jour dit qu’il savait comment étrangler sans laisser de traces ; ou crever le tympan en giflant adroitement. Quand j’ai perdu l’ouïe à droite, j’ai compris qu’il n’avait pas menti. Il était gaucher. » Ou encore : « C’était marrant de voir ce simplet à l’ouvrage. Je lui avais donné un petit couteau de cuisine pour gratter la merde dans les chiottes… » (Qu’en termes élégants ces choses-là sont dites...)
Alors, l’impression d’être la seule à souffrir le mal par le mâle, de subir de tels traitements, de tels outrages, cette impression s’effaçait devant la découverte du sort des autres et déliait les langues. Diverses versions d’un Me too bien avant la lettre.
Un jour à Liège, place Saint-Lambert, des enfants arboraient sur des ballons aériens les mots « Enfant voulu ! » La manifestation se dirigeait en foule vers la prison, place Saint-Léonard, en scandant : « Libérez Willy Peers ! » Ce gynécologue, arrêté sur dénonciation anonyme pour avoir procédé à un avortement, acte interdit par une loi de 1867, fut incarcéré pendant trente-quatre jours à Liège, aussi en d’autres lieux. Jamais il n’a caché qu’il menait un triple combat : l’introduction de la méthode de l’accouchement sans douleur ‒ son épouse est sage-femme ‒, la lutte en faveur d’une contraception moderne et la modification de la législation.
Mais qui l’eût cru ? Après les golden sixties (et seventies !), après des décennies de paix dans le village Europe, voici le retour de Make war, not love ! Où sont nos rêves d’antan ?
« Et il créa, Elohim, l’humain à son image, Il le créa selon l’image d’Elohim, mâle et femelle Il les créa. » (Genèse 1.27). Alors, de quand datait l’entorse, la torsion du texte, la lecture erronée ? L’erreur est humaine, à coup sûr ! Mais tordre le Texte à ce point… La côte d’Adam ! C’est qu’un jour (non, cette fois pas « un beau jour » !), le mâle, jaloux de la Terre-Mère, craignant le retour de la Grande Déesse, envia le ventre qui donnait la vie. Il s’inventa un ventre à lui, une côtelette, à qui donner la vie qui donnerait la vie. Il devenait le maître de la vie, si pas l’exécutant. À d’autres les souffrances du poids à porter, les douleurs des contractions, la déchirure de la naissance. (À l’autre aussi, la joie d’allaiter, de presser sur son sein la jeune vie fruit des entrailles !)
L’homme, c’était l’homo, l’être humain, mâle et femelle, et voici qu’il se déguise en mâle omnipotent, ce vir qui s’est fait virer de la langue et se fait appeler homo, tout à lui tout seul, considérant de haut, à côté de lui (côté côte) ou plutôt à sa suite, cette femina accessoire, sous-produit d’humanité. Halte là ! On se réveille ! Oublions une bonne fois pour toutes cette Ève venue par la côte… d’Adam ! Oublions cette femme-côtelette !
Mais la petite planète est loin d’être unanime sur ces points. Que vois-je à l’horizon ? Exclues des études, des mômes emberlificotées, femmes bien emballées, emballage cadeau pour un tout seul, pas touche ! Rien à voir… qu’une paire d’yeux sous grillage serré, un mâle geôlier à ses côtés. Des images qui ne nous emballent pas. Telles ces femmes voilées de la tête aux pieds. Pas un doigt qui dépasse. Qu’un cheveu se rebelle et se glisse à l’air libre. Pan ! La jeune femme, vingt-deux ans, se retrouve en tôle, torturée, assassinée. La foule, descendue dans la rue pour crier son indignation, est reçue par des rafales. On ne compte plus les victimes. Le taureau s’emballe (pas sans balles, donc), les mâles n’ont pour les femmes que mépris, à croire qu’ils oublient d’où ils sont sortis…
Cela s’est passé hier matin. Mais ce que l’on a vu très prochainement, à l’aube du 5e millénaire post urbem conditam, c’est, au soleil levant, la foule autour du monument dressé au centre de la Grand-Place. La colonne avait forme mâle, bien membrée, de celle qui ferait du bien si on l’invitait, de celle qui fondrait dans la bouche comme un cornet de crème déglacée annoncé par des regards amoureux, de doux mots et de tendres caresses ‒ rappelons-nous qu’au temps des troubadours « faire l’amour » signifiait d’abord « parler d’amour »… Ah ! Le verbe envoûtant ! Le mot qui crée la chose ! Mais ici, la colonne sur la Grand-Place, représentait le membre qui fait mal quand le vir, omettant de s’annoncer, entre par effraction, pénètre au plus profond, indifférent aux cris de douleur, quand il s’abat sur sa victime et déchire les chairs. C’est ce membre viril en qui la foule mâle voyait son idéal, chantant les louanges du dieu Priape qui clamait Make war, not love ! Sur la place noire de monde, un soleil implacable échauffait les têtes, lançait des éclairs sur les armures et les boutons d’argent. Tout cela se passait loin des enfants et des femmes, bien sûr consignées à demeure. Et que meure…
Ah ! Soudain, les péans sont sans voix. Des anges, en farandole, arrivent par les airs, entourent la colonne, enserrent le priape au point de l’étrangler, le transpercer, le renverser. Sperme et sang giclent de l’obélisque sur la mâle foule, jadis dressée, aujourd’hui tailladée, écroulée. Chaque ange, rasant la foule, chaque ange muni d’un rasoir, a délivré chaque mâle heureux de ses poils indécents, poils au crâne, poils tout partout, poils favoris ou moustachus. La barbe ! Faute d’être à poils, toutes voiles dehors, les voilà dans les vaps, de fiers mâles heureux à mâles honteux. Cela s’est passé très prochainement sur une planète habitée, civilisée. Était-ce, après les jeux de ceux qui avaient fait la bombe, les jeux d’une guerre de la pierre taillée ? La pierre polie, civile, attendrait encore quelques siècles.
Mais alors, parmi les archives, des archéologues ont retrouvé une cassette très ancienne, d’un lointain XXe siècle et, grâce à des techniques sophistiquées, on a pu entendre, dans la voix de Carmelina, un souvenir d’enfance : « Avec mon amie Sarah, ce devait être vers 1919, nous avions soigneusement tracé, dans la terre du trottoir, un paradis ‒ sept cases plus le ciel ‒ pour jouer à la marelle : un pied levé, un autre à terre, nous faisions glisser la “parpierre”, de “maison” en “maison” sautant en prenant soin d’éviter les lignes bien tracées… quand s’approcha, poussant sa brouette, le fils du boulanger, quatorze ans (le double de notre âge, à Sarah et à moi), chargé d’aller distribuer les pains.
‒ Attention ! Ne passe pas sur le paradis !
‒ Je passerai où je voudrai !
‒ Essaie toujours !
Et lui, fier de sa force, voilà qu’il amorce la traversée. Alors moi, piquée au vif, je repousse l’assaillant, la brouette bascule, les pains roulent dans la rigole. Le garçon ne rigole pas. Tout à poursuivre sa marchandise, le fils du boulanger n’a cure de nous prendre en chasse quand nous courons nous réfugier, tremblantes, Sarah et moi, dans la ferme voisine. »
Vierge et mère ? Beau programme ! Partageons plutôt les baisers, les caresses, les élans de l’amour ! Papa met bébé au bain. Maman fait bouillir la marmite. En Suède, en 1970, les pères n’avaient pas honte de pouponner tandis que les mères travaillaient au dehors. Et les bus arboraient en grandes lettres tout le long de leur toiture la phrase (qui rime en suédois Democratie hemma : låt din fru studera !) : « À la maison, démocratie : que ta femme, si elle veut, étudie ! »
Et la voix de Mirjam : « De mon temps, les hommes ne s’embrassaient pas. À pousser un landau ou à porter un sac à provisions, ils se seraient ridiculisés. » Maintenant, sous l’arc-en-ciel d’un jour nouveau, espérons, espérons l’usure définitive du Krupp Stahl belliqueux, l’abolition de l’emballage et autre KKK de sinistre mémoire. Sinon… Sinon… Gare à l’amante religieuse !
La mante religieuse !,/mains jointes, yeux baissés,/cessant d’être amoureuse,/dit Benedicite ! (vers gravés sur l’aile d’une Girouette sans clocher).