Vélotafer
“Vélotafer”… Ravi sait ce que cela signifie: il est conducteur de rickshaw. Discrète fourmi d’une colonie innombrable, au langage incompréhensible à qui n’y est pas initié, aux lois réglées par une compagnie à laquelle appartient son outil de travail… il dit que c’est sa voiture de société!
Il faut d’abord sortir l’engin de l’abri qui lui sert à la fois de maison et de hangar pour le rickshaw et puis, il enfourche la bicyclette et enfile la ruelle puante qui le mène à une allée plus large pour aboutir à la rue principale d’un des bidonvilles qui ceinturent Bangalore.
Ensuite, il doit pédaler pendant quarante-cinq minutes avant de rejoindre la place où démarre la journée. Il faut se hâter d’arriver avant que les concurrents s’installent aux meilleures places: celles où il fait propre pour embarquer les riches clients, celles près de la gare pour cueillir les touristes, celles proches des magasins fréquentés par les femmes qui en ont les moyens et en sortent les bras chargés de sacs remplis, celles qui accordent un peu d’ombre quand la chaleur est à son paroxysme et qu’il est possible de se poser entre deux courses.
Son cyclo-pousse, comme son nom l’indique, n’est pas motorisé. Ravi est un homme jeune, il a vingt ans et cela fait huit ans déjà qu’il a assuré ses premières courses. Ravi est beau, les traits de son visage rissolé sont raffinés, sa silhouette est sculptée par l’exercice qu’impose son métier. Ses dents ne sont pas très abîmées malgré la consommation de bhang au cours des cérémonies religieuses auxquelles il assiste occasionnellement. Il se présente dans des vêtements propres et porte dignement le turban. Mais Ravi est fatigué, déjà, et son rickshaw l’est aussi, depuis longtemps.
Partout dans la ville, des panneaux annoncent l’événement qui devrait rassembler le monde autour d’un ballon. Partout dans les étalages des magasins d’appareils multimédia, surgissent les images virtuelles des stades qui seront construits, des villages dédiés aux athlètes qui les hanteront, des merveilles de technologie qui permettront d’édifier les arènes. Partout, jusque dans les baraques juxtaposées de la ruelle où Ravi habite, les radios débitent des commentaires à la gloire de ce sport où règnent l’adresse, la rapidité, l’énergie et la collaboration entre les joueurs.
Ravi sait de quoi il s’agit: “QATAR 2022”. Et Ravi aime le foot…
***
Avara, ma fleur
Avara, mon cœur
Avara, mon bonheur
Avara, ma douleur.
Avara, la bien nommée
Avara, ma bien aimée
Avara, de toute beauté
Avara, je dois te quitter.
Manech m’a convaincu
Je l’ai vu dans la rue
Lui et moi on n’en peut plus
On veut changer de statut
Avara, je pars pour longtemps
Avara, j’ai besoin d’argent
Pour toi et moi c’est important
Tu connais mes arguments
Je te demande d’être patiente
Car elle sera longue, l’attente
La séparation est déchirante
Et je t’écrirai, à toi, ma vaillante
Ravi qui ne pense qu’à toi, à nous deux
***
Les yeux de Ravi ont croisé ceux d’Avara voici quelques mois déjà.
Ces yeux se sont plus, se sont accrochés et ne se quittent plus. Avara vend les meilleurs chapatis du marché situé non loin de la place où Ravi démarre ses transports. Très vite, les amoureux se sont promis amour et fidélité. Ils voudraient avoir un peu d’argent pour commencer la vie commune. Ravi souhaite acquérir un auto rickshaw qui serait moins fatigant à utiliser que son vieux cyclo-pousse et lui permettrait d’accepter des courses plus longues, plus variées et plus rémunératrices.
Avara rêve d’être infirmière. Comme Ravi, elle a suivi la scolarité obligatoire jusqu’à l’âge de quatorze ans. Ensuite, l’un comme l’autre ont été priés de rapporter de l’argent à la maison, de quelque manière que ce soit.
Et maintenant? Avara ne comprend pas. Son amour, son bien aimé, celui en qui elle a mis tout son espoir et toute sa confiance vient-il de la trahir? Les larmes brouillent son regard, ses mains tremblent, elle se sent faible et prête à défaillir. Le papier qu’elle tient lui brûle les mains et déroute de son esprit toute pensée cohérente.
Ravi, où es-tu?
Ravi, que m’as-tu caché?
Ravi, pourquoi ne m’as-tu pas emmenée avec toi?
Ravi, que vais-je devenir sans toi?
Avara décide de partir à la recherche de Manech. Elle le connaît, c’est le meilleur ami de Ravi mais, contrairement à celui-ci, il se laisserait tenter par l’argent facile et les plaisirs plus dangereux. Il est courageux, mais parfois un peu trop naïf.
Toute la matinée, Avara le cherche, mais ne le trouve pas. Elle reprend le message de Ravi et le relit plus calmement. Elle comprend que Ravi l’aime, qu’il est parti avec Manech, qu’il reviendra vers elle avec de quoi réaliser leurs projets. Elle va devoir se battre, seule, pour survivre à l’épreuve qu’il lui impose.
La réalité rattrape Avara: il faut qu’elle vende ses chapatis. Le cœur n’y est pas, le sourire non plus. Les clients la taquinent comme d’habitude, mais la jeune fille, les yeux remplis de chagrin et d’inquiétude, peine à faire preuve d’enthousiasme ou d’humour… Les chapatis d’Avara n’ont pas la même saveur aujourd’hui.
Cette journée cauchemardesque se termine lentement. Avara rassemble ses ustensiles et prend le chemin du retour. Aujourd’hui, elle pense avoir vécu la pire des journées et désire s’arrêter quelques minutes, s’isoler de l’agitation de la ville, du chaos de la rue, du tintamarre qui fait la vie de cette “Silicon Valley” indienne. Son itinéraire lui fait longer le Lal Bagh; elle décide de prendre le temps d’y pénétrer un moment. Elle ne veut pas penser à l’accueil de ses parents quand elle rentrera plus tard que d’habitude; plus rien n’a d’importance si Ravi n’est pas là.
***
Ravi et Manech sont arrivés à Doha depuis quelque temps déjà. C’est Manech, en effet, qui a fait miroiter à Ravi, l’intérêt de partir au Qatar: travailler quelques mois, gagner beaucoup d’argent pour revenir ensuite réaliser leurs projets. C’est simple et, selon Manech, c’est aussi facile et rapide.
Ravi a hésité, tergiversé, douté. Il a essayé de peser le pour et le contre, de temporiser, de recueillir d’autres avis. Il a renoncé à mettre Avara dans la confidence car il n’aurait pas supporté son regard mouillé, ses yeux incrédules, ses mains fines nouées autour de ses poignets, ni ses paroles ou pire encore ses silences. La mort dans l’âme il l’a laissée dans l’ignorance, mais il est parti, conforté par les arguments de Manech. Il a alors adressé à Avara le message qui l’a laissée effondrée, désespérée et malheureuse.
En plein mois de juin 2021, les deux jeunes hommes ont chaud, trop chaud. Les autres travailleurs aussi souffrent de la chaleur: aujourd’hui, dans cette partie du petit émirat, la température frôle les 45°. Un système novateur de climatisation sur les terrains ainsi que des lieux extérieurs est en développement… Mais les stades ne sont pas terminés et les terrasses sont réservées aux touristes qui ne sont pas encore arrivés. Les ouvriers, en majorité des migrants comme nos deux amis, sont là pour réaliser ces projets qui font l’objet de nombreuses critiques internationales, pas pour en profiter.
La relative euphorie qui accompagnait Ravi et Manech au début de leur aventure est tout à fait retombée. Ils sont logés dans des abris qui n’ont rien de mieux que ceux qu’ils occupent en Inde; de plus, ils sont au minimum six par chambre. Cette promiscuité lourde exacerbe les effets de la chaleur de la nuit, du manque d’aération, des odeurs forcément partagées: émanations animales, senteurs de cuisine, relents de chantiers. Les nuits sont bruyantes; même à vingt kilomètres de distance des travaux, un fond sonore permanent de moteurs ronronnants, de machines surdimensionnées, d’alarmes agressives, de sirènes bourdonnantes accompagne les travailleurs qui pourtant, voudraient se reposer. S’y joignent les ronflements des uns, les gémissements des autres, les cris hallucinés de certains qui se réfugient dans la dope et aussi les chants entonnés par ceux qui se réunissent et s’évadent un moment en reprenant des mélopées de chez eux. Il ne fait jamais noir: les lumières des travaux d’exploitation se perçoivent jusqu’aux camps.
Le matin, ils doivent se lever tôt, très tôt s’ils veulent profiter d’une douche car les sanitaires sont au nombre d’un ou deux pour douze à quinze personnes. Et après la douche-poursuite, ce sera le trajet de deux heures pour arriver sur leur lieu de travail.
Manech n’en mène pas large, il s’en veut d’avoir emmené Ravi dans cette galère et lui-même ignore s’il tiendra bon. L’un et l’autre doutent finalement de ce dans quoi ils se sont vraiment engagés, car le contrat qu’ils ont signé était rédigé en anglais et en arabe. Les recruteurs leur ont brièvement expliqué le contenu en hindi et nos héros ont signé, comme des milliers de travailleurs de dizaines d’origine différentes.
Puis, très vite, ils sont partis.
Dans ce foisonnement de personnes d’origine ethniques, linguistiques et culturelles tellement diverses, Ravi, pourtant, se sent perdu, seul au monde. Il découvre l’intensité de la coupure, le chagrin, le déchirement, la violence de l’absence, le sentiment terrible d’être seul. Il se sent d’autant plus seul qu’il perd Manech, déjà. Ce dernier a moins de résistance que lui, Ravi, entraîné depuis de nombreuses années au travail sous le soleil, sous la pluie, dans la brumasse, dans la cacophonie et l’air pesant. Manech, très vite, s’est senti dépassé face à la charge et aux conditions de travail demandés. Il a peur de tomber malade ou d’être accidenté car dans ce cas, les travailleurs ne sont pas toujours soignés ou payés. Il vit dans l’angoisse, dans un état de tension permanent qui le handicape dans le travail. De plus en plus souvent, il s’échappe la nuit et rejoint d’autres travailleurs qui essaient de retrouver la force, l’énergie et l’oubli de la souffrance dans la drogue. Il a honte d’avoir emmené Ravi dans ce piège de l’esclavage moderne, profondément anti-écologique, dans ce pays où se concentrent les dérives de la société du spectacle et du consumérisme. Alors Manech dérive lui aussi.
Ravi tente de le raisonner, de l’apaiser avec ses maigres moyens car lui-même a tellement de difficultés à garder la tête hors de l’eau… Si on peut parler d’eau: tellement précieuse, tellement rare pour les ouvriers exposés à la chaleur pendant leurs nombreuses heures de travail. Ravi n’ôte jamais son turban.
Mais surtout, Ravi continue sa correspondance avec Avara car oui, celle-ci a répondu au courrier de son fiancé. Et là-bas, à Bangalore, elle s’est posée en mode “guerrière”…
***
Avara décide de soutenir Ravi, envers et contre tout, envers et contre tous. Elle lui écrit.. Elle se livre toute entière afin de lui donner de l’espoir, du courage, de la volonté, de lui communiquer son acharnement pour se sortir, tous les deux, de leur quotidien. Ravi, dans sa correspondance, explique les difficultés auxquelles il doit faire face, les souffrances de chaque instant, le bonheur qu’il a de lire ses courriers et son amour inconditionnel pour elle.
En mode “guerrière”, Avara lui parle elle aussi des problèmes et de la misère accrus depuis le départ de son bien-aimé. Elle refuse de lui laisser croire que tout se passe bien à Bangalore: à cette époque, la deuxième vague de Covid 19 touche la population. Avara et sa famille ont été atteints de la façon la plus cruelle qu’il soit. Ils ont été encouragés à s’isoler à la maison, mais, en raison de l’épuisement causé par le virus, la préparation des repas est devenue difficile. Cela s’est ajouté aux symptômes de la maladie: la fièvre, la douleur, l’atteinte pulmonaire, les troubles de la coagulation… Rien ne leur a été épargné et les parents d’Avara n’ont pas survécu; la jeune fille elle-même a été retrouvée dans un état grave de dénutrition et de déshydratation. Elle a été prise en charge par une équipe de Salésiens installés là-bas. Elle a été soignée, nourrie et aujourd’hui, encore faible et remplie de détresse, elle remonte la pente petit à petit et aperçoit une lueur d’espoir: demain, elle interpellera un des responsables de la mission. Cette ONG livre des repas aux patients qui, comme Avara voici quelques semaines, sont isolés à domicile. Elle veut témoigner sa reconnaissance à ceux qui l’ont secourue et faire partie de cette chaîne de solidarité efficace et nécessaire. Surtout, elle voit plus loin.
Au terme de son entretien avec un des responsables, il lui est accordé d’intégrer l’équipe de ceux qui livrent les rations alimentaires. De plus, elle a la confirmation que le travail des Salésiens ne se limite pas à cette seule activité. Ceux-ci participent à la lutte contre le virus et les services proposés captivent la jeune fille qui aimerait tant être soignante. Avara souhaite rejoindre ceux qui gèrent l’administration des vaccins, les prélèvements par écouvillonnage, la distribution de masques…
Ce rayon de lumière, elle le partage avec Ravi puisqu’elle lui raconte tout: tout ce qu’ils auraient pu partager si Ravi n’avait pas quitté le pays et qui aurait pu contribuer à construire leur couple, à confirmer leur confiance, tout ce qui aurait pu les faire douter, tout ce qui aurait pu consolider leur amour ou le détruire. Avara est une combattante audacieuse et acharnée.
“Ravi, mon aimé,
L’absence est longue, la déchirure est insupportable, mais je t’attends et je me bats, chaque jour pour toi, pour nous…”
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Précautionneusement, Ravi étire “la” jambe, celle qui a été broyée lors de l’accident sur le chantier.
Quand il a repris connaissance, “là-bas”, sur la civière du dispensaire, Ravi a su que jamais il ne pourrait remonter sur le rickshaw, motorisé ou non. Il a reçu des soins et il a refusé de rentrer en Inde sans avoir terminé son contrat. Il a intégré, à titre de figurant, une équipe de tournage qui filmait et montait des reportages promotionnels sur les conditions de travail sur les chantiers. Ceux-ci en réponse aux multiples critiques des ONG, d’Amnesty International et des journalistes du monde entier. Ensuite, seulement, il a retrouvé Bangalore et sa chère Avara. Il n’a rien gagné, il est blessé dans son corps et traumatisé dans son âme.
Aujourd’hui, c’est Ravi qui vend des chapatis, mais surtout, il écrit… Il est écrivain public et met son expérience au service de ceux qui le souhaitent. Parfois, il est invité à rejoindre l’équipe de tournage des Salésiens, toujours comme figurant, pour des vidéos éducatives de prévention sanitaire et nutritionnelle.
Avara s’épanouit dans son travail à l’hôpital. Pendant les deux années d’absence de son fiancé, elle a bénéficié des cours dispensés par l’ONG. Aujourd’hui, son travail d’aide-soignante assure un revenu fixe à ces deux abîmés de la vie.
Nous sommes en mars 2023.