Une mise au vert gratuite
Lorsqu’il vit la centaine de tracteurs s’avancer, tous d’une propreté suspecte, vers l’Avenue Louise, Auguste se dirigea vers la chambre de Luzmila. Le soutien du quarantenaire à la cause des agriculteurs était manifeste. Ses bottes Aigle plantées sur l’appui de fenêtre, et celles de la petite à côté — des bougies d’Amnesty International pour les petits et les grands pas pour l’humanité — luisaient “comme un brin de pailles dans l’étable”.
Depuis qu’ils étaient venus s’installer à Bruxelles, les bottes n’avaient jamais trouvé d’utilité. Auguste comprenait maintenant pourquoi il ne les avait pas oubliées volontairement dans le rancho de sa longère condruzienne, avant le déménagement. Ce que sa petite pouvait avoir comme airs angéliques quand elle dormait… Il lui fallait pourtant la réveiller pour une leçon d’histoire. Ce n’était pas tous les jours qu’on assistait à la remontée des Ford et des John Deere vers les grandes artères de la capitale. Auguste entrevoyait déjà la grogne de son produit. N’importe qui lui aurait dit de laisser dormir sa petite, mais c’était plus fort que lui. Sandra n’aurait jamais laissé faire ça. L’enfant ne saurait pas se rendormir après. Elle serait fatiguée le lendemain à l’école. C’est bon. Ce n’était pas pour une fois.
— C’est papa, réveille-toi, Luzmila.
La petite, de trois ans et demi, dans son pyjama bleu aux nuages de beau temps, ouvrit les yeux:
— On va à l’école? Déjà?
— Non chérie.
— Je veux dormir, papa. Je suis fatiguée.
— Viens voir, à la fenêtre, avec moi. J’ai une surprise pour toi…
— C’est mon anniversaire?
— Non Luzmila. Tu vas voir, c’est unique.
Il prit la petite qui baillait dans ses bras. Et ouvrit les rideaux du salon d’un geste théâtral. Mais plutôt que de regarder le défilé des tracteurs, la petite s’attarda sur ses bottes.
— Pourquoi tu as mis mes bottes dehors papa?
— Pour montrer que je soutiens les fermiers, chérie. Tu sais, avant, on vivait à la campagne. Dans une ferme. Jusqu’à ton premier anniversaire.
— Avec maman?
— Oui Luzmila.
Auguste ferma ses yeux violemment pour empêcher les larmes de couler. Il s’interdisait de craquer devant la petite. Pourquoi étaient-ils venus se perdre à Bruxelles? Ça ne se serait jamais passé s’ils étaient restés à la campagne… Tout ça pour sa carrière à lui… Il avait fallu qu’il fasse comme tout le monde: penser à son triomphe professionnel d’abord.
— Je peux mettre mes bottes, papa?
Auguste ouvrit la fenêtre. Les klaxons s’engouffrèrent dans le salon. La musique le ramena au défilé des vieux tracteurs où il avait rencontré Sandra. Il allait fêter tout seul leurs dix ans en septembre 2024. La même cacophonie. Des milliers d’ancêtres paradaient dans la liesse populaire.
La petite essayait tant bien que mal d’enfiler des bottes devenues trop petites. Auguste s’aventurait, à coup de bottes de sept lieues imaginaires, dans un passé toujours à refaire. Mais il y avait Luzmila. De temps en temps, la petite avait la faiblesse de reconnecter son papa au quotidien. Ça ne durait hélas jamais bien longtemps.
Ce soir-là, celui qui voulait offrir une représentation de théâtre engagé à sa fille, avait tendance à s’éclipser régulièrement pendant le spectacle. Livré à ses songes, à ce passé qui le rongeait autant qu’à l’actualité brûlante. Son complexe de culpabilité l’amenait à se sentir coupable de tout. De la pluie. Du beau temps. Des volcans en éruption. Des glaciers qui fondent. De la tragédie vécue par les agriculteurs et les éleveurs. Son addiction au monologue était incontrôlable.
— Incroyable ça… Les gens qui vivent dans les villages représentent plus ou moins 10 % de la population belge… Ils sont habitués aux descentes des citadins au moindre rayon de soleil… Aujourd’hui, on est fin janvier… Les tracteurs s’adaptent au calendrier forcé… Ils se mettent sur leur 31… Un soir de pluie… Ils viennent cercler la capitale… Le pays s’apprête à voir le monde à l’envers. À regarder vers le ciel pour trouver des solutions plus justes pour les agriculteurs, pris entre le marteau et l’enclume. D’accord avec eux… Les normes auxquelles les professionnels de la terre sont soumis — avec une rigueur qui semble ne s’appliquer qu’à eux — se marient mal avec l’instinct de survie d’exploitations souvent ancestrales… Ce n’est pas à moi qu’il faut dire ça… Mais bon, qu’est-ce que je pouvais faire, moi, à mon échelle?
— Mais papa, je t’appelle… Tu me réponds? Papa… C’est la police qu’on entend?
— Oui, c’est la police, Luzmila. Bien sûr.
— Qu’est-ce qu’ils font les policiers?
La petite avait raison. Décidément, elle posait les bonnes questions. Pourquoi ne l’écoutait-il pas plus souvent, sa seule fille? La seule fille qu’il n’aurait jamais. Les agriculteurs vont être des milliers à poser des questions à des centaines d’interlocuteurs. Des questions qui engagent des millions de personnes. Dans toute l’Europe. La communication va être complexe. Lui, il n’a qu’un seul petit être questionnant à encadrer, et même ça, il n’est pas fichu de le faire correctement. À cause de son cerveau qui n’est jamais à l’arrêt.
Auguste s’avance vers le frigo.
— Je peux avoir un yaourt papa?
— Non, chérie. Pas le soir. Pas de produits laitiers le soir. Tu le sais bien.
— Alors un bonbon?
— Non.
— Alors une glace?
— Non.
— Un magnum?
— Non.
— Si.
— Non. Rien le soir.
— Pourquoi tu ouvres le frigo, papa?
— Pour me prendre une bière.
— Pourquoi tu prends de la bière le soir?
— Parce que j’aime bien.
— Moi aussi j’aime bien les magnums, les glaces, les bonbons, les yaourts, la viande, le poulet…
— Tu vas aller dormir maintenant.
— Ah non papa! Je veux regarder les tracteurs avec toi.
— Deux minutes alors. Il est tard.
— C’est toi qui m’as réveillée.
— Je sais.
— C’est bon la bière?
— Oui.
— Moi aussi je veux boire.
— De l’eau.
— Un jus.
— De l’eau.
— D’accord papa. C’est encore la police qu’on entend, papa?
Auguste pensa à l’action décisive des forces de l’ordre au cours des événements à venir. Que va-t-elle faire, la police? Celle qui préside au cortège va-t-elle se souvenir de ne pas verbaliser les machines agricoles immatriculées avant 2006, et qui sont donc interdites à Bruxelles depuis le 1er janvier 2020. Parce qu’alors, les tracteurs s’en prendraient, eux aussi, au ciel ministériel de la capitale, où l’on chipote moins sur l’âge des bolides qui labourent les nuages en toutes saisons pour produire un peu plus de vents nauséabonds sur terre. L’apothéose sonore se vivra à la croisée des routes terrestres et célestes: entre les déplacements des tracteurs et ceux des avions à des kilomètres au-dessus de la grève…
— Papa, ça fait trois fois que je t’appelle…
— Oui Luzmila. Qu’est-ce qu’il y a? Dis-moi? Tu veux quoi?
Auguste ne s’en rendait pas compte, mais ses absences, son indisponibilité mentale pour répondre aux questions de sa petite étaient devenues chroniques. Tout était bon pour se réfugier dans ses propres pensées et postposer les demandes de sa petite. Alors, machinalement, il avait tendance, une fois qu’il réatterrissait de la stratosphère vers le stratifié du salon, à se rattraper en posant, lui aussi, trois questions, en guise de réponse à sa fille.
— Mes bottes, elles sont trop petites… Je vais voir si pour mes poupées, elles vont. Tu peux me donner les tiennes?
Auguste ouvrit à nouveau la fenêtre. Des odeurs de pneus cramés gagnèrent le salon.
Il se souvenait du fou du village qui brûlait tout et son contraire quand ils vivaient à la campagne. Et qui espionnait Sandra. Pas un jour n’était épargné par ce pyromane qui ne s’attaquait cependant jamais aux affaires des autres. Ce drogué au feu. Aux flammes. À la puanteur du plastique cramé. Celui-là ne lui manquait pas.
La petite chaussa les bottes pointure 44 d’Auguste. Elles couvraient toutes ses petites jambes. Et elle riait de bon cœur.
— Demain, je les mets pour aller à l’école, papa. Je peux?
— On verra.
Auguste songea à la gratuité de la mise au vert, dont les Bruxellois sont si friands, grâce aux agriculteurs aux portes de la ville. Le monde champêtre va prendre racine sur les grands axes. Le temps de semer et de récolter sur-le-champ la révolte. L’espoir de glaner quelques mesures clés auprès des décideurs politiques. Les regards des gens, sur l’Avenue Louise, à la vue d’un tracteur, donneront à penser que la majorité des consommateurs n’a jamais approché ni un tracteur ni une vache. Lui n’est pas comme ça. Il sait de quoi il parle. Bien sûr, certains ont participé à un team-building à la campagne, pour vivre une immersion, nourrie de l’image romantique qui entoure encore le monde des agriculteurs aujourd’hui. L’homme proche de la nature. Sans jamais se soucier une seule seconde du fait que le monde rural s’écroule sous le poids administratif. Stigmatisés comme pollueurs hors catégorie, les fermiers se tourneront vers les sillons et les sillages des avions pour creuser le ciel et comprendre les contradictions émanant de la couleur des carburants. Et à donner à leurs bêtes de l’eau en bouteille. Que faire? Attendre la prochaine mesure qui va remonter le moral des troupes qui nourrissent le pays? Peut-être faut-il donner des primes aux agriculteurs pour qu’ils installent à leurs portes des serrures passives pour que les décideurs s’introduisent chez eux, comme des professionnels de l’amateurisme, et leur expliquent la vie avec cette condescendance qui continue à caractériser la suprématie du regard du citadin décideur sur le villageois qui a tout à gagner à obéir.
Auguste ne peut pas s’empêcher de trouver ça curieux. Il est parti vivre à Bruxelles pour faire comme tout le monde. On l’a appelé pour cette fonction. On a décidé pour lui. Il vivrait dans une ville. Mais au bout du compte, il ne se sent toujours pas comme les autres. Il n’a rien en commun avec les tout puissants. Avec les gens de pouvoir qui connaissent le terrain parce qu’ils pèlerinent chaque année vers les “Fermes ouvertes”.
La campagne est épuisée, sur les genoux, mais on continue à penser qu’en cas d’épuisement, les gens de la ville, ministres ou pas, peuvent venir s’y ressourcer pour retrouver l’harmonie et la paix intérieure. Car le bonheur s’y trouve. Et l’herbe y est toujours plus verte. Et si ce déplacement des fermiers n’était que la première d’une série d’étapes? Auguste se demande sérieusement si les agriculteurs vont être reçus par des gens qui travaillent en costume, comme lui, et avec tout le respect qu’ils méritent ? Car si la campagne décidait un jour de fermer ses portes à la ville, les conséquences pourraient être autrement plus lourdes pour le moral du pays…
Et la petite qui fait les cent pas avec mes bottes dans le salon. On dirait qu’elle cherche le sommeil. Le genre de délire que Sandra n’aurait jamais accepté. Tout allait toujours griffer le parquet, avec elle. Même des pantoufles représentaient une menace pour le sol. Une menace pour la terre. Alors une paire de bottes dans un salon? Les derniers mots de Sandra avaient été sans concession. “Monsieur travaille pour l’Europe entière à la PAC et n’est pas fichu de s’occuper un tout petit après-midi de sa fille… Encore, ce n’est même pas un après-midi entier, c’est deux heures, le temps que je m’absente pour un rendez-vous médical… Même ça, c’est trop demander… Tu es un égoïste, Auguste. Il n’y a jamais que ta carrière à l’Europe qui compte. Si j’avais su, je serais restée là-bas…”
Auguste songea que le milieu rural avait été son cadre de vie depuis sa naissance et qu’il ne l’avait jamais quitté. Il se demanda si, quelque part, dans ses prises de décision, ou plutôt dans ses silences toutes les fois où il aurait pu prendre la parole pour défendre les intérêts de ses anciens voisins de campagne, à la Commission européenne où il travaille, il n’avait pas contribué à provoquer cette lente remontée du cortège agricole vers le centre qu’il incarnait désormais. Cette lente remontée vers son passé… Et si c’était lui qui était derrière tout ça. Ah, fichu complexe de culpabilité. On ne sait jamais si la reconnaissance de la faute est fondée.
Il s’apprêtait à fermer le rideau. Fin du spectacle. Mais il lui sembla soudain reconnaitre un fermier de son ancien village. C’était lui. Gustave Stavier. Pas de doute possible. Chassez la campagne et elle revient au galop, songea-t-il, quand une volée d’œufs s’écrasa sur sa fenêtre.
— Pourquoi on lance des œufs à la fenêtre papa? Je peux en avoir? C’est pour la Chandeleur? Il y aura de la farine aussi?