Une marche pour Azenta
L’HOMME EST LE PRÉDATEUR DE LA FEMME
Telle était la phrase que la jeune femme avait écrite en majuscules sur sa pancarte. Un carton découpé à la bonne grandeur, de la craie, et le tour était joué : un slogan qui se démarquait des autres, tels que :
LA FEMME EST L’ÉGALE DE L’HOMME
L’HOMME DOIT RESPECTER LA FEMME
UN MÉNAGE HARMONIEUX EST BASÉ SUR L’ENTENTE
STOP AUX VIOLENCES FAITES AUX FEMMES
La plupart de ces messages étaient consensuels, ils ne cherchaient pas à heurter puisque la majorité de ces femmes étaient convaincues, à cause de leur éducation conservatrice, que l’homme est le maître incontestable du foyer. Elles ne demandaient pas une égalité parfaite qui leur paraissait illusoire, mais un assouplissement du joug qui pesait sur chaque parcelle de leurs corps. Oui, ces femmes suppliaient leurs maris, leurs pères et leurs frères d’être moins brutaux. C’est qu’ils avaient le droit de les battre pour instaurer discipline et respect. Ils épargnaient le visage, privilégiant plutôt les fesses, les jambes ou la prise que l’on appelait « clé 14 », qui consistait à coincer le cou dans le bras recourbé.
Toutes les pancartes prônaient l’apaisement, sauf celle de la jeune femme qui suscitait l’indignation chez la plupart des hommes amassés le long des trottoirs, regardant avec curiosité la marée féminine dévaler les rues sablonneuses de la ville assombrie par des nuages gris. Ils la traitaient de tous les noms : lesbienne, fille-garçon, pute… Des insultes pour lui ôter sa fierté. Pourtant, elle arborait ce sourire radieux, qui lui donnait un air supérieur que certains esprits mal tournés eurent tôt fait d’interpréter comme du dédain. Qui était cette jeune femme qui malgré elle suscitait la rage dans les ventres des hommes avec quelques lettres écrites sur une pancarte dérisoire ?
Elle devait avoir dix-neuf ans. Mais, en vérité, on lui en aurait donné 16, tant elle paraissait fraîche et innocente. Elle mesurait 1m75, de sorte que sa tête se dégageait dans le cortège. Elle était coiffée de rastas qui tombaient lâchement sur ses omoplates avec quelques reflets blonds éclairant son visage cuivré. Elle était belle. En ce sens qu’elle répondait aux standards de la beauté avec ce bassin bien rebondi qui attirait les regards masculins. Elle s’appelait Pélagie Mangan et était stagiaire au quotidien La vérité, le journal phare du pays, une ligne éditoriale plutôt à gauche, fondé par un certain Josué Bolango, qui était rentré au bercail après des études de journalisme à Lille. Enfant de bonne famille, il avait bénéficié des relations de son père, Sismondi Bolango, un douanier de formation, mais surtout un membre influent du parti au pouvoir, qui avait fait fortune en s’improvisant assureur de la défunte compagnie nationale d’aviation. Elle habitait encore chez ses parents au point kilométrique 14, mais à vrai dire elle passait le plus clair de son temps chez Irène Massaga, son amie qui tenait un kiosque PMU à la rue des Soupirs, à quelques encablures de la rue des Parturientes où elle louait une chambre en planches dans une concession familiale.
Au journal, elle s’occupait des pages culturelles avec une préférence pour la musique. Elle relatait les concerts dans des papiers truffés d’anecdotes très appréciées des lecteurs. Lorsque survint l’affaire Azenta, Josué Bolango fut pris au dépourvu. Chi Anangwa, le journaliste spécialisé dans les faits divers avait disparu de la circulation. On murmurait sans aucune preuve qu’il était parti tenter sa chance aux États-Unis. C’est alors que Josué Bolango mit Pélagie Mangan sur l’affaire. Il était exactement 11 h 37 lorsqu’il la convoqua dans son bureau. Il lui glissa une enveloppe contenant quinze mille francs en petites coupures et à 12 h 25 Pélagie Mangan était assise derrière une mototaxi la conduisant au quartier des Farandoles.
Pendant le trajet, Pélagie Mangan ne soupçonnait pas combien serait bouleversée sa perception des relations hommes-femmes. Elle appartenait à cette catégorie d’individus dont l’optimisme résistait aux épreuves. Elle considérait que les femmes maltraitées étaient responsables de leurs tourments, puisqu’elles dépendaient à 100 % de leurs maris. Oui, comment pouvaient-elles obtenir le respect alors qu’elles vivaient à leurs crochets ? Selon la jeune femme, l’égalité était une simple question économique : plus une femme rapportait dans le foyer, plus la relation était équilibrée. Elle croyait que son éducation libérale et son emploi au journal lui assuraient son indépendance. Pour l’instant son cœur était libre, mais elle était persuadée que l’homme de sa vie serait attentionné et d’une douceur exquise. Oui, Pélagie Mangan était véritablement optimiste au moment de débuter son enquête.
Qui était Corinne Azenta ?
Elle était née d’un père ramasseur de sable et d’une mère au foyer. Ne pouvant pas assurer tous les jours un repas convenable à ses dix enfants, le père la confia à une cousine du village qui cherchait désespérément à tomber enceinte, claquant des sommes astronomiques auprès des marabouts et autres pasteurs des églises de réveil. Elle transforma la petite en bonne à tout faire et quelques fois en demoiselle de compagnie. Geneviève Anaba, puisque c’est son nom, était la première des trois épouses du tout-puissant Patrick Anaba, qui était un proche collaborateur du chef de l’État. L’homme entretenait un harem digne d’un sultan des Mille et une nuits, mais son fait d’armes notoire était d’avoir engrossé les deux nièces de son épouse qui avaient précédé Corinne Azenta. Avait-il aussi abusé de cette dernière ? On ne le saura jamais. Ce qui est sûr c’est que la fille du ramasseur de sable leur consacra huit années de sa vie sans jamais se plaindre. Pourtant, le jour de ses 18 ans, elle sortit pour aller faire une course et ne remit plus jamais les pieds à la résidence des Anaba. On ne sait par quel concours de circonstances elle se retrouva vendeuse de poisson fumé au marché des Continentaux, où elle croisa la route du nommé Eric Opango.
Qui était Eric Opango ?
On ne connaissait rien de ses origines. On savait juste qu’il avait 25 ans et avait été fripier au marché des Continentaux. Un beau jour, il eut une embrouille avec un policier qui l’accusa de vouloir le rouler. Le représentant de la loi appela ses collègues en renfort. Ils mirent à sac le comptoir d’Eric Opango et saisirent sa marchandise, l’accusant de recel de vol. C’est ce jour-là que le jeune homme perdit l’envie de se battre, malgré les nombreuses dettes qui pesaient sur ses épaules. Il ne se rendait plus à l’église le dimanche et fréquentait désormais les bars pour noyer ses soucis.
Comment se déroulait leur relation ?
Le jeune couple ne tenait désormais que grâce aux entrées de Corinne Azenta qui soutenait de son mieux Eric Opango. Elle ne lui criait pas aux oreilles qu’il devait se dépêcher de trouver un emploi. Au contraire, elle lui laissait le temps de se remettre de cette épreuve. Elle allait même jusqu’à lui donner un peu d’argent de poche, pour qu’il ne perde pas la face devant ses amis. Mais, on aurait dit que le diable avait pris possession du jeune homme. Plus Corinne Azenta était patiente et aimante, plus il était désagréable et brutal. Il la battait pour un rien. Ne manquait pas une occasion de l’humilier. Mais, les sentiments de Corinne Azenta ne tiédissaient pas devant son mépris. C’est ainsi qu’elle tomba enceinte de jumeaux. Son homme l’obligea à avorter. Elle s’obstina dans son refus. Leur relation battait de l’aile les jours qui précédèrent le 16 septembre.
Que s’était-il passé à cette date ?
Sa voisine, Virginie Moukamba raconta que Corinne Azenta était rentrée épuisée du marché. Pour la ménager, elle lui apporta un plat de haricots accompagnés de pommes de terre cuites à l’eau. Les deux femmes partagèrent le repas ainsi que les dernières nouvelles du quartier, après quoi Corinne Azenta se glissa dans son lit, se plaignant de fatigue. Vers 23 h 30, Virginie Moukamba sortit uriner dans la broussaille. Elle aperçut les flammes s’élever du studio de Corinne Azenta et donna l’alerte.
À la suite de son enquête, Pélagie Mangan découvrit que quelques heures plus tôt, précisément à 19 h 45, Eric Opango se présenta dans une station-service des environs avec un jerrican de 5 litres. Il le fit remplir par le pompiste et paya. Ce dernier ne remarqua rien de particulier dans l’attitude de son client. À 22 h 15 Moussa Papa Diop, le sénégalais qui tenait une épicerie dans le quartier, vit entrer Eric Opango dans sa boutique avec le jerrican plein d’essence dans la main. Il acheta une boîte d’allumettes et fit la conversation. Eric Opango était tout à fait calme. Pourtant, c’est cet homme qui allait asperger d’essence sa copine endormie et la faire passer de vie à trépas.
Où se trouve-t-il actuellement ?
Après son acte, Eric Opango s’évapora dans la nature. La police lança un mandat d’arrêt. Mais, les chances de lui mettre le grappin dessus étaient très minces, surtout s’il décidait de traverser la frontière.
De retour au journal, Pélagie Mangan s’installa devant son ordinateur et s’attaqua à la rédaction de son papier qu’elle intitula :
EST-IL RISQUÉ D’ÊTRE UNE FEMME ?
Elle le relut une dizaine de fois, puis l’envoya à son directeur de la rédaction. Vingt minutes plus tard, Josué Bolango l’appelait dans son bureau pour la féliciter de son excellent article qui paraîtrait le lendemain en une. Cet homme avisé, qui flairait les revirements de l’opinion comme un pisteur sa proie, savait qu’il tenait là une bombe. Mais, il était loin de s’imaginer que l’article de sa stagiaire susciterait un tsunami d’indignation dans le pays. Très vite, un collectif dénommé Les vigies de la république se constitua et, après leur première réunion qui fit salle comble, on vota pour une marche qui devait porter un mémorandum au gouvernement.
Des nuages gris assombrissaient le ciel au-dessus de la ville dont les axes majeurs étaient congestionnés, excepté le boulevard de la Victoire que la marée de femmes descendait en direction du siège du gouvernement situé sur la corniche dominant l’océan Atlantique. À chaque intersection, un détachement de gendarmes était sur le pied de guerre.
En hauts lieux, on avait ricané à l’annonce de cette marche. Les femmes sont si absorbées par leurs activités journalières, pensa-t-on, qu’elles ne répondront pas à l’appel de ces soi-disant Vigies de la république. Mais, la réalité dépassa tous les pronostics. Au fur et à mesure que le cortège s’approchait de sa destination finale, les femmes le rejoignaient en nombre, ce qui donnait du courage à celles qui hésitaient encore. Au Rond-Point des Trois Glorieuses, à une centaine de mètres du pont des Souvenirs Oubliés, on donna l’ordre de disperser la foule. « Rentrez dans vos foyers ! » lança le capitaine dans son portevoix. En vérité, son avertissement, aussi faible que le cri d’un oiseau au pied d’une chute, se perdit dans l’entremêlement des voix qui s’élevaient en une chanson reprise en chœur :
Jusqu’à quand (X2)
Allez-vous nous tuer
L’une après l’autre
Comme du gibier (X2)
Elles chantaient, ces femmes qui n’osaient braver leur mari, leur père. Elles tenaient tête aux gendarmes dont la brutalité n’avait rien à envier à celle de leurs hommes. Le capitaine en sueur hurlait en boucle dans son portevoix. C’est alors que Pélagie Mangan se détacha de la masse bruyante. Le sourire irradiait son visage. On aurait dit qu’elle était habitée par la félicité. Elle portait un blue-jean qui moulait ses formes sur un teeshirt blanc noué autour de la ceinture. Le capitaine lui ordonna de reculer. En vain. À bout de nerfs, il lança l’attaque. Les gendarmes s’ébranlèrent, frappant en cadence leurs boucliers avec leurs bâtons télescopiques, martelant le goudron de leurs lourdes bottes. Les femmes se collèrent les unes aux autres, tétanisées par la somme de toutes leurs peurs. C’est alors que se produisit un véritable miracle. Pélagie Mangan plus rayonnante que jamais ôta son teeshirt, offrant sa poitrine nue aux gendarmes qui stoppèrent net leur avancée.
Le capitaine insista : « Arrêtez-la ! C’est elle la meneuse ! » Ils se remobilisèrent. Calme et radieuse, Pélagie Mangan enleva son jean, se coucha au sol, jambes ouvertes. Les gendarmes commencèrent à reculer, le capitaine en premier. Les marcheuses lâchèrent un cri de joie et balancèrent leurs vêtements à travers le pont. On aurait dit des plumes s’écrasant avec une douceur chimérique sur le sol. Désormais, rien ne pouvait plus arrêter ces femmes qui venaient de réaliser le pouvoir de leurs corps. Politique de la nudité. Corps nus. Corps libres. Au commencement est le corps. Ainsi qu’à chaque recommencement. Le premier acte est une affirmation : ceci est mon corps !
Dans une allégresse qui arracha des larmes aux hommes, bras croisés sur la poitrine, regards plongés dans la grisaille métallique du ciel, le cortège franchit le pont des Souvenirs Oubliés et s’engagea entre les rangées de flamboyants qui encadraient l’avenue de la Sainte Mission débouchant sur la place de l’Union où se trouvait le siège du gouvernement.
Soudain, un éclair traversa le ciel. Les anciennes l’interprétèrent comme l’assentiment des éléments. Oui, la nature tout entière trouvait leur cause juste. Les plus sceptiques finirent par se ranger à cet avis lorsque les nuages gris libèrent des trombes d’eau qui s’abattirent sur leurs corps nus, corps libres, comme une pluie chaude qui les réchauffait et les galvanisaient, chassant cette fatigue qui guettait leurs membres et cet enrouement qui commençait à recouvrir leurs voix, le claquement de leurs mains créant un tourbillon sonore semblable au vrombissement de milliers d’abeilles.
Enfin, le ciel se dégagea. Le soleil apparut au firmament, brillant de mille feux. Un arc-en-ciel se dessina à l’horizon quand le cortège pénétra dans la place de l’Union, chantant :
Jusqu’à quand (X2)
Allez-vous nous tuer
L’une après l’autre
Comme du gibier (X2)
Pélagie Mangan se détacha de nouveau de la masse compacte : « Nous voulons remettre notre mémorandum au gouverneur », dit-elle aux gendarmes repliés à l’entrée du palais. C’est alors qu’un hélicoptère survola la place. « Ils ont gazé ! » cria-t-on. Ce fut le sauve-qui-peut ! Mais, il était impossible de s’enfuir : on tombait inévitablement sur un détachement de gendarmes qui tiraient sans sommation.
Combien de femmes tombèrent ce jour-là ? On ne le saura jamais. Les journaux, y compris le quotidien La Vérité, furent tous fermés par arrêté du gouverneur. Quant à Pélagie Mangan, elle s’évapora. On racontait qu’elle avait été abattue et son corps dissout dans de l’acide. Des rumeurs persistantes affirmaient qu’elle avait réussi à s’échapper et qu’elle reviendrait bientôt poursuivre le combat. Cette version ne reposait sur aucun élément tangible. Pourtant, Josué Bolango décida d’y croire. D’autant plus qu’il recevait, quand une femme était abattue par son homme, un e-mail signé… Pélagie Mangan.