Une histoire de famille
Dans le plus étonnant de mes rêves, nous sommes réunis, ensemble, partageant un même lieu dans un temps s’étirant sur une durée de trois siècles.
Et me revient alors à la mémoire la phrase prononcée par ma cousine Janine:
— Je me sens très liée à notre grand-mère maternelle. Je voudrais tellement comprendre l’omerta qui a entouré son décès. Pourquoi ce silence? Pourquoi n’en avoir jamais révélé les circonstances?
Au réveil, je reste encore plongée dans la brèche que le songe a autorisée, rendant possible une rencontre circonscrite à l’intérieur des trois siècles où s’inscrit la vie des trois générations d’une même famille. Et je réalise combien les rêves n’ont que faire de nos considérations pragmatiques: le temps, les lieux, la langue....
Oui, trois siècles qui s’étirent. Et tout un pan d’histoire où chaque membre se transforme en modeste témoin, dépositaire de vérités dépassant ses propres choix ou options personnelles.
Se déploient alors des sentiments semblables à une géographie intérieure. Celle d’un cœur oscillant entre Orient et Occident, écartelé dans sa réalité perçue d’une appartenance multiple.
C’est un chemin à la fois rectiligne et sinueux où se mélangent origines bariolées et cultures croisées, une richesse dans la diversité avec toutes les traces laissées par les influences mêlées.
Ce matin, les images de la nuit viennent bousculer mes représentations diurnes. Et je me dis que l’Histoire n’a parfois d’intérêt que lorsqu’elle vient se teinter d’éléments de la vie privée, lorsqu’elle parvient à croiser la petite histoire personnelle. La réalité dépasse alors une fiction qui a tout à lui envier et qui ne peut que se résoudre à constater, incrédule, l’incroyable agencement de vies devenues exceptionnelles du fait même de leurs spécificités temporelles.
Et la Tunisie de mon enfance vient à son tour s’inscrire dans un temps qui est le mien, celui de ma famille dans sa propre singularité, capable de balayer en si peu de générations une si longue période historique.
Elle s’appelait Azeïna et était sans doute née au milieu du dix-neuvième siècle.
Et voilà que mon esprit s’envole dans une verticalité vertigineuse, remontant le temps pour ouvrir la porte à d’étranges épopées directement surgies des siècles passés. Phéniciens, Romains, Carthaginois, le temps linéaire avait semé sur le sol tunisien nombre de petits cailloux pour rappeler à la mémoire les beautés que le temps avait préservées. Période mythique où le site de Carthage révélait les restes d’une cité détruite par les Romains. Et je réalise à quel point les mosaïques continuent à évoquer les merveilles du passé: représentations offertes des Dieux, de scènes marines, de poissons et de chevaux, récits transmis relatant la passion de Didon et d’Enée, histoire de Romulus et Rémus allaités par la louve…
Et je revisite en pensée Utique, nom enchanteur que j’avais toujours associé à celui d’Ithaque, la ville d’Ulysse dans le récit d’Homère. Dans la vraie vie, il y avait bien eu une excursion organisée par un professeur d’histoire-géographie qui avait créé pour ses élèves un club d’archéologie. J’en faisais partie, de la même façon que j’avais intégré d’autres propositions faites par des enseignants, essentiellement pour être le moins possible chez moi. Je fuyais le présent, en quelque sorte, en m’enfonçant dans les ruines d’un passé lointain.
“Utique, nous dit-il, est la première colonie africaine établie par les Phéniciens. Devenue plus tard la capitale de l’Afrique romaine, elle sera surnommée “la Splendide”.
Et cette première sensibilisation à un site archéologique tunisien m’avait permis de contempler les ruines d’anciennes villas, d’admirer des mosaïques, et d’écouter les explications d’un professeur français, transformé, l’espace d’une excursion en guide touristique.
Je croyais tout ignorer, ou presque, de la Tunisie. Pourtant, il suffisait de cheminer sans but dans les différents quartiers pour que se révèle l’histoire enfouie d’un pays marqué par ces passages multiples. Celle des corsaires ottomans, celle des populations venues de Malte, de Grèce, de Sicile, dont les traces étaient encore visibles lorsqu’on se promenait dans les rues de Tunis.
J’étais fascinée lorsque ma mère parlait des Janissaires, ces “esclaves de la Sublime Porte”. Il s’agissait d’enfants initialement chrétiens qui avaient été convertis de force et fanatisés. En Tunisie, ils constituaient une classe privilégiée au sein de l’armée et de la bureaucratie. Leur seul nom était pour moi sujet à rêveries. On a sans doute tendance à fantasmer ce qu’on ne peut réellement se représenter et qui nous parvient de façon floue et parcellaire.
J’avais le même sentiment lorsqu’elle me parlait des Maltais. Curieusement, ils me faisaient l’effet d’être partout et nulle part à la fois. On avait beau les chercher dans la ville, il ne restait d’eux que le nom d’une rue sur une plaque: “La rue des Maltais”. Et leur nom était définitivement accolé à celui des oranges dites “maltaises”. Ainsi, çà et là, un détail, une petite trace, et voici que resurgissait une réalité historique fantasmée. Celle de chevaliers invisibles, tantôt cochers d’infortune, tantôt contrebandiers surgissant des “Fondouks” où ils vivaient avec femme et enfants. Leur langue aussi m’intriguait. Ne disait-on pas qu’il y avait une proximité linguistique entre le maltais et le tunisien? D’ailleurs, les noms des villes maltaises étaient, semblait-il, presque tous d’origine arabe. Ainsi, il avait existé, ici, dans ce pays, des chrétiens dont la langue était à l’origine un dialecte tunisien. Comment ne pas en être intriguée?
Bien qu’étant née en 1932, sous le protectorat français, ma mère nous parlait très souvent du temps des Beys et de la Régence ottomane. Notamment pour évoquer les souvenirs des membres de sa propre famille, dont les métiers (brodeuses, musiciens, bijoutiers) impliquaient des liens avec l’entourage direct du Bey. Et ma fascination pour une histoire revisitée aux couleurs de mon imagination était émoustillée en apprenant comment un certain Khyr Al-Din, surnommé Barberousse, avait fait de la Tunisie en 1534 un territoire turc en s’emparant de Bizerte, de la Goulette et de Tunis.
Et repensant à ma grand-mère, née vers 1850, j’essayais d’imaginer cette époque d’avant le protectorat français, et bien sûr, d’avant l’indépendance du pays. Pour moi qui n’avais connu que la Tunisie de la République instaurée par le Président Bourguiba, il s’agissait d’un véritable saut dans l’inconnu. Me replonger dans ce passé lointain avait un double effet de clarification et de mystification. J’avais en moi la certitude qu’une richesse se dissimulait là, comme un trésor interdit dont on préférerait conserver tout le mystère. Une histoire que je me représentais en images, la couleur des mots restant pour moi imprécise, s’étendant dans un champ à la fois trop étendu et pas assez profond.
Quelle pouvait bien être la vie des personnes appartenant à la communauté juive dans les années 1850, dans ce beylicat faisant partie de l’Empire ottoman, où les beys régnaient cependant en monarques absolus? J’essayais de me représenter leur quotidien dans les quartiers qui leur étaient assignés, me demandais quels étaient leur niveau d’instruction, leurs métiers, la manière dont ils étaient vêtus.
Apparemment, il y avait une différence entre les Granas (Juifs livournais) qui parlaient et écrivaient en Italien, et qui s’habillaient à l’européenne, et les Twansa (Juifs tunisiens) qui, eux, parlaient le judéo-arabe dialectal et qui portaient le costume musulman à quelques variantes près (turban à la couleur foncée imposée aux hommes, coiffe pointues appelée qufiyya pour les femmes.)
A cette période, les Juifs de Tunisie étaient considérés comme sujets de second rang et ne pouvaient accéder à la propriété immobilière. Mais le décret beylical de 1858 autorisera les hommes à porter une chéchia rouge comme celle des musulmans et leur accordera le droit à l’acquisition d’un bien, hors des quartiers réservés.
Ma grand-mère paternelle portait-elle aussi la tenue traditionnelle (pantalon en bandes serrées autour des jambes et qufiyya sur la tête) ou était-elle déjà vêtue à l’européenne, comme les Granas et les Twansa fortunés? En quelle langue s’exprimait-elle? Parlait-elle le dialecte judéo-arabe, l’italien, et avait-elle des connaissances en français? Peut-être avait-elle bénéficié des premières mesures de scolarisation qui, dès le milieu du dix-neuvième siècle, avaient progressivement accentué l’acculturation des nouvelles générations, faisant du français une langue maternelle au même titre que l’arabe. D’ailleurs, dès 1831, des écoles modernes avaient été créées à Tunis avec un début de scolarisation pour une élite de jeunes Juifs avec l’apprentissage du français et de l’italien. Mais ce n’est qu’en 1882, soit une année après le Protectorat français, qu’une école de filles a pu véritablement voir le jour. Or, à cette date, je crois bien qu’elle était déjà décédée. De la même façon, cette période a vu le remplacement des prénoms hébreux ou arabes par des prénoms européens. Ce qui est tout à fait caractéristique lorsqu’on se réfère à l’année de naissance des personnes. Ainsi, Azeïna se serait appelée Yvette, Mireille, Janine, Colette, Simone ou bien Fortunée… Et elle aurait aussi choisi de porter des vêtements européens, preuve d’émancipation pour les femmes de cette époque.
Les métiers exercés par les Juifs tunisiens étaient très divers: on trouvait des négociants, des banquiers, des commerçants, des artisans, mais aussi une classe pauvre vivant de petits métiers ou de la charité organisée par leur communauté. Malgré mes recherches et mon questionnement auprès des membres de ma famille, il m’a été impossible d’obtenir le moindre renseignement pour connaître le métier exercé par le mari de ma grand-mère, mon grand-père paternel. Le temps semble s’être définitivement refermé sur lui-même, empêchant l’accès à une information si évidente pour des familles à la généalogie moins scabreuse.
Mon père est né en 1888, ma mère en 1932, et moi en 1960. Trois dates qui à elles seules balayent la période s’étendant du début du protectorat français à l’indépendance de la Tunisie.
Ma mère m’avait raconté comment les premiers pas de sa scolarité avaient eu lieu dans une école italienne. Scolarité qui, pour elle, ne dura que deux jours: elle ne comprit pas cette immersion soudaine dans un lieu où tout le monde s’exprimait en italien. De cette école, dira-t-elle plus tard, il ne me reste que le souvenir d’un joli tablier blanc et le dessin d’une écriture brodée de fil rose portant un nom “Fortunata Ouakile”.
Il ne faut pas oublier qu’au moment du Protectorat français en 1881, les Italiens étaient considérablement plus nombreux que les Français (moins d’un Français pour dix Italiens pendant la Régence du Bey). Protectorat perçu comme une “Gifle”, (“La Gifle de Tunis”) par les Italiens et ressentie comme une humiliation mettant fin aux visées coloniales de l’Italie sur ce territoire.
Mais la présence italienne est restée longtemps actuelle, et sur de nombreux plans: j’ai le souvenir de noms de rues, de quartiers (la petite Sicile), d’édifices, et bien sûr de plats italiens typiques: la pizza, le pain italien, la glace au sabayon…
Mon père avait été remarqué dans son école vers l’âge de quatorze ans pour ses capacités en dessin et on l’avait placé en apprentissage chez un architecte. C’est de cette façon qu’il avait appris le métier et que, devenu adulte, il avait pu, en grande partie, contribuer à la construction d’une majorité d’immeubles situés dans le quartier Lafayette. Cette zone de Tunis où j’ai grandi a vu le jour à la fin du dix-neuvième siècle et s’est progressivement étendue, devenant la “ville européenne” par opposition à la vieille ville ou “médina”.
Il avait soixante-douze ans lorsque je suis née, en 1960. Il s’habillait à l’occidentale, costume et éternel chapeau sur la tête pour sortir. Il se rendait ainsi quotidiennement à son bureau ou sur les chantiers où il me demandait parfois de l’accompagner. Et c’était pour moi une immense fierté que d’être à ses côtés et de l’aider pour prendre les mesures d’un terrain. Aujourd’hui encore, on peut admirer dans le quartier les ornements des façades qui me renvoient à ses dessins à l’encre de Chine et aux plans d’immeubles qu’il réalisait sur des papiers calques disposés sur le grand plan incliné de son bureau.
C’est mon père qui m’accompagnait à l’école française Scipion l’Africain où j’ai été scolarisée. J’y suis entrée en classe maternelle et j’y ai poursuivi mes différentes classes d’enseignement primaire. Cette petite école française a accueilli de nombreux enfants tunisiens, français, italiens et d’autres nationalités. A l’époque, je n’avais pas vraiment cherché à savoir qui était au juste Scipion l’Africain, le rattachant cependant à la période ancienne de Carthage et des guerres puniques. Aujourd’hui, je sais qu’il a remporté le combat contre son adversaire, Hannibal Barca, devenant le vainqueur de Carthage. Cette école est restée, pour moi, celle de mes premières amitiés, de mes premières amours d’enfant. Celle aussi où j’ai pris conscience d’une différence au sein de ma famille. Autour de moi, enfants comme adultes pensaient que mon père était mon grand-père. Alors, moi, incapable d’assumer une anomalie qu’il m’était impossible d’expliquer, je ne démentais pas.
J’ai ensuite été scolarisée dans le très célèbre lycée Carnot de Tunis rebaptisé en 1983 lycée pilote Bourguiba. Le lycée Carnot, c’était le monde d’une culture française avec cette langue française comme signe distinctif. Une langue que nous autres, Juifs tunisiens, nous étions appropriée, sans vraiment percevoir les raisons profondes inhérentes à ce choix.
On y trouvait toutes sortes de nationalités: des Français bien sûr, mais aussi des Italiens, des Tunisiens (pour la plupart de très bonnes familles), des enfants de diplomates… Pour moi qui vivais dans une famille repliée sur elle-même, je découvrais un univers en soi, une ouverture, une façon d’échapper au très grand isolement dans lequel nous nous étions enfermés.
Puisqu’il s’agissait d’un lycée français, tous les cours se faisaient dans cette langue. Mais durant cette période, la langue française restait pratiquée dans la plupart des administrations et dans les universités. Et l’arabisation ne devint progressive qu’à partir de la fin des années soixante-dix, soit peu après mon départ de Tunisie.
En tant que Juive tunisienne, j’avais cependant l’obligation de suivre des cours d’arabe littéraire le jeudi, lorsque mes camarades d’autres nationalités n’avaient pas école. Ce qui m’a permis d’avoir une connaissance au moins partielle de cette langue et de son écriture.
Hors de cet univers profondément ancré dans la culture française, je n’étais pas sans ignorer ni sans apprécier la culture locale qui était proposée quotidiennement: les mélodies orientales, les fêtes et les traditions musulmanes, la télévision et la radio tunisienne, les films égyptiens qui occupaient une part importante dans la programmation des chaînes, les spécialités culinaires du pays… Mais je m’en étais peu à peu écartée au profit d’une conception que je m’étais forgée de ce que pouvait représenter une bonne culture: les émissions diffusées par la télévision française, la cinémathèque de Tunis qui proposait d’excellents classiques du cinéma d’auteur, le théâtre municipal de Tunis et l’Orchestre Symphonique Tunisien dirigé jusqu’en 1978 par le français Jean-Paul Nicollet, “le café des Nègres” que fréquentaient les élèves du lycée, etc.
Mon univers manquait sans doute de nuances. Plus que la distinction en termes de nationalités, il reposait sur une certaine conception de l’émancipation culturelle, avec une sorte d’échelle d’intérêt face aux propositions faites. Une approche sans doute largement fortifiée par mon éducation à l’occidentale et par les traces laissées par une instruction dans un lycée français. Ma perception s’est transformée progressivement, et surtout après mon départ de Tunisie, me rendant de plus en plus sensible à toute la richesse culturelle de mon pays d’origine.
Je savais qu’un jour ou l’autre, il me faudrait évoquer ce qui constituait, en quelque sorte, ma colonne vertébrale, mon assise, ce passé qui, lorsque j’en tissais les fils, permettait à ses différents éléments de s’imbriquer de façon fluide et harmonieuse.
Les vies de ma grand-mère, de mon père, de ma mère se sont refermées sur un passé opaque. Restent les brèches que la volonté permet parfois d’entrouvrir et dans lesquelles peuvent encore apparaître les bribes de leur existence. Déterrer le passé pour enrichir le présent ressemble au travail de l’archéologue pour faire parler les ruines.
Alors, quelle histoire pour quelle géographie, ou quelle géographie pour quelle histoire?
La Tunisie de mon enfance avait été une France sublimée. La France de mon présent glisse progressivement vers un orient transcendé.
Aujourd’hui la question d’un voyage sur les lieux de ma naissance se pose de façon un peu inattendue. Un retour en Tunisie est-il souhaitable? Et si oui, quel en serait le véritable bénéfice? Suis-je réellement prête à prendre le risque d’altérer mes souvenirs, de modifier les représentations inscrites de façon indélébile dans ma mémoire? Refaire le voyage, ne serait-ce pas s’exposer à un exil encore plus grand? Peut-être faut-il se contenter d’une exploration sensible, détachée de tout préjugé. Sans oublier que nos racines sont aussi nos ailes.