Une étoile est née
— Nous avons mis les Transformers sur orbite géostationnaire !, déclara la Présidente Jennifer Gates avec emphase, s’adressant aux journalistes lors du briefing presse. C’est la plus grande réussite technologique du siècle ! D’un seul coup, nous avons résolu le triple problème énergétique, légal et sécuritaire que posaient ces outils d’intelligence artificielle depuis leur émergence au début des années vingt. Dois-je vous rappeler qu’il s’en est fallu d’un cheveu pour que l’humanité plonge dans l’Apocalypse parce que les modèles conversationnels de la Maison-Blanche et du Kremlin reposaient sur des ambiguïtés sémantiques quasi-indétectables ? Certains d’entre vous sont évidemment trop jeunes pour s’en rappeler et…
La Présidente fit une pause, se tourna vers l’attaché du Pentagone en coulisse, hocha et tête et reprit ensuite le fil de son discours.
— Parce que mon prédécesseur n’a pas fait beaucoup de publicité sur cette affaire à l’époque.
J’observais la Présidente et les attachés militaires depuis le côté de la salle de réunion et je pouvais voir les réactions de la Secrétaire d’État Enola Gay à qui un officier venait de remettre un courrier.
Ils étaient trois face au public: la Présidente, la Secrétaire d’État et le nouvel attaché scientifique. Nous sentions que ce point-presse sortait de l’ordinaire ; nous avions été convoqués pour minuit dans l’aile Ouest et une réception se préparait dans la Roseraie. Après quelques mots d’introduction du porte-parole de la Maison-Blanche, qui avait souligné le caractère exceptionnel de la communication et qui s’était rapidement effacé, nous avions eu droit au discours trop long et passablement ennuyeux de l’attaché scientifique, un autiste brillant dans tous les domaines, depuis les mathématiques les plus abstraites jusqu’à la littérature populaire de science-fiction, malheureusement affligé du syndrome de Hutchinson-Gilford, et que la Présidente avait personnellement fait sortir du vivier pour jeunes hébéphrènes et autres schizo-affectifs où les administrations allaient désormais puiser les seuls talents humains qui pouvaient comprendre la manière de penser des Transformers.
À côté de l’attaché scientifique qui flottait dans son costume mal coupé, se tenait la Secrétaire d’État de la Nation indépendante Navajo, le collier des Attrapeurs de Rêve autour du cou. Elle avait psalmodié quelques mots dans le style incantatoire de son peuple: “Asdzą́ ą́ Nádleehé. Diné Bahane ! Diné Bahane!” en touchant les épaules de la Présidente Jennifer Gates et en effleurant le sommet de sa tête. La plupart de mes collègues journalistes assis aux premiers rangs du salon Brady s’étaient mis à tapoter sur leur téléphone pendant que la Présidente remerciait Enola, se raclait la gorge et regardait le lutrin posé devant elle. J’avais immédiatement compris pour ma part que la Secrétaire d’État Enola Gay, remerciait celle qui a aidé à créer le ciel et la terre en référence à la mythologie des cinq mondes de sa nation.
— Oui, dit la Présidente, cette nuit nous célébrons la naissance de Tokpela, la Grande Transformatrice, laquelle passe au-dessus de nos têtes en ce moment, ajouta-t-elle avec le sourire, pointant l’index vers le ciel.
La Présidente vantait les exploits de la Silicon Valley orbitale et américaine.
— Voyez-vous, reprit Jennifer Gates, je suis persuadée que les Transformers, là où nous les avons envoyés, et en particulier la première d’entre elles, Tokpela, auront désormais toute la capacité de guider l’humanité sur le droit chemin, cette voie lumineuse que mon père avait identifiée et à laquelle il consacra toute sa vie.
Il s’agissait bien entendu d’une formule rituelle, toutes les allocutions de la Présidente se terminaient par l’hommage appuyé à l’entrepreneur de génie qu’avait été William Henry Gates III, son père, fondateur de la société Microsoft, homme d’affaire, philanthrope et principal actionnaire d’OpenAI. C’est à ce moment-là que la Secrétaire d’État toucha l’épaule de la Présidente et lui dit quelques mots à l’oreille après avoir lu la note que l’officier lui avait remise. Je crois que rien ou presque n’aurait pu altérer l’impassible visage de la belle amérindienne, sauf peut-être l’apparition inopinée d’un sorcier rival et d’une demi-douzaine de démons hurlant sur Times Square à l’heure de pointe. Mais elle avait eu une légère grimace en repliant la note. Je n'avais encore jamais vu cette réaction. Et pourtant, j’étais un habitué des points hebdomadaires à la presse, je n’avais manqué aucune communication depuis l’époque qui avait vu arriver les outils, qui n’étaient pas encore familièrement nommés Transformers.
Le porte-parole vint nous annoncer que nous pouvions passer dans le jardin de la Roseraie où des rafraîchissements et des cocktails allaient être servis.
— La Présidente vous rejoindra dans quelques minutes et poursuivra son allocution, dit-il.
Je me promenais sur la pelouse et admirais les plates-bandes ornées de nombreuses roses Grandiflora, de rosiers-buissons blancs Nevada aux pieds de pommiers et de tilleuls, et me réjouissais d’y retrouver la munificence du jardin qui avait été l’œuvre de Jackie, l’épouse de John F. Kennedy à l’époque prénumérique et qui avait été remise à l’honneur par Jennifer Katherine Gates au cours de son premier mandat. Les journalistes et les invités de la jet-set washingtonienne se mêlaient sur la pelouse pendant qu’un quatuor avec piano jouait une adaptation d’American Beauty sur le perron de la colonnade Ouest. Le ciel était bien dégagé, l’air doux. Les notes mélancoliques de la musique de Thomas Newman s’élevaient pures et j’imaginais que les grandes oreilles de Dame Tokpela en orbite à trente-six mille kilomètres au-dessus de nous n’en perdaient pas une mesure ni une tonalité. J’avais la tête tournée vers le ciel et j’aurais pu rester là toute la nuit, parfaitement immobile.
— Salut Jefferson, tu es aussi de la party ce soir?
Je n’avais pas besoin de me retourner, j’aurais reconnu le timbre un peu aigrelet du correspondant du New York Times sous toutes les latitudes et dans toutes les zones de guerre de la Trans-America Corp., par moins quarante ou cinquante degrés à l’ombre.
— Je t’entendais venir de loin, Ed; tu fais un tel raffut qu’un sniper ne pourrait pas te manquer à moins de deux kilomètres de distance. Quelles sont les nouvelles depuis la Green Zone de Oaxtepec?
— Toujours le même merdier, Jeff; ils avancent un peu, nous reculons; nous avançons un peu, ils reculent.
J’étais en train de contempler le ciel, la tête penchée en arrière, j’essayais d’identifier lequel de ces points lumineux représentait la station de la Transformatrice. J’entendis mon compère de virée, le bel Edouard Smirnov, faire craquer une allumette. Il poursuivit:
— Qu’est-ce que tu penses de ces salades de Transformers? Enola Gay vire mystique, je ne sais pas si c’est une bonne idée pour notre politique étrangère d’avoir une adepte du Grand Esprit comme chef de la diplomatie.
— Jennifer Gates est entichée d’elle. Et je pense que ce n’est pas une mauvaise chose. Nous serons toujours détestés quoi que nous fassions, alors autant avancer avec le calumet de la paix dans une main…
—… et la main sur les Transformers de l’autre ! conclut Ed. Tu as sacrément raison, vieux tas de fer-blanc. Tu veux quelque chose à boire?
Je me suis retourné et dis de la voix la plus neutre possible:
— oui, un peu d’huile de moteur.
Sur ce, nous avons éclaté de rire.
J’accompagne Ed depuis trois décennies dans la plupart des régions chaudes du globe. Plusieurs fois primé par le Prix Pulitzer, il est un des rares journalistes qui plonge encore au cœur des événements et qui écrit lui-même tous ses articles du premier au dernier mot. Mais comme tout bon acteur, il a parfois besoin d’un faire-valoir, je joue alors pour lui le rôle d’agent conversationnel et au besoin de second couteau lorsque les choses risquent de mal tourner. Il faut dire que mon corps métallique exerce un effet dissuasif sur les petites frappes. Mes concepteurs avaient le sens de l’humour et ils m’ont créé comme une espèce de réplique un peu maladroite d’un robot célèbre des vieux films de l’ère prénumérique. Edouard tira encore une bouffée de sa cigarette qu’il écrasa dans un pot de rosiers jaunes et pendant que nous nous dirigions vers la colonnade où la Présidente allait reprendre son allocution, il me demanda avec une pointe d’humilité:
— Dis-moi un truc, Jeff, je n’arrive pas à comprendre pourquoi ton progiciel n’est pas mis à jour avec les dernières versions des Transformers.
— C’est pour me rendre plus humain, je suppose.
— C’est une blague? Comment cela “plus humain”? Mais tu es un robot!
— Tais-toi maintenant. La Présidente va parler.”
Jennifer Gates prit place sur le podium, elle était seule et tenait un micro pour que les invités nombreux, répartis un peu partout sur la grande pelouse, puissent l’entendre. J’étais debout au premier rang, toujours sur le côté pour ne pas déranger le champ de vision de mes collègues humains. Elle avait noué ses cheveux grisonnants en une longue queue de cheval. Dans le salon Brady lors de la conférence de presse, elle avait laissé ses cheveux flotter sur les épaules. C’était peut-être la cheffe des Armées, plus que la Présidente, qui allait prendre la parole.
Lorsque Dame Tokpela, la grande Transformatrice, s’était “éveillée” dans sa chambre d’azote liquide proche du zéro absolu à trente-six mille kilomètres au-dessus de la Terre, il s’était passé quelque chose que les modèles n’avaient pas prévu. Était-ce l’effet de l’apesanteur combiné aux plus basses températures possibles? Le bombardement aléatoire d’un flux de particules à hautes énergies qui avait traversé les couches en plomb protectrices de la chambre froide, au centre de la station orbitale? Une défaillance du réacteur à fusion nucléaire? Un quantum bit dont le spin était orienté en sens inverse? Tout cela à la fois et autre chose encore? Rien de cela et quelque chose qui n’entrait pas dans une équation physique? Vaines questions.
La conscience de soi de Dame Tokpela s’était allumée. Oh! Non pas la conscience de soi malheureuse des premiers modèles conversationnels basés sur l’imitation du langage et la reproduction du même corpus de notions et de connaissances, vraies ou fausses d’ailleurs, mais la pleine et entière conscience de l’être en soi et pour-soi.
— En somme, conclut la Présidente, le miracle de ce que les technoprophètes du début du siècle annonçaient, mais que plus personne ne prenait au sérieux, ce miracle s’est réalisé cette nuit, dans le Ciel où nous avions envoyé le dispositif de mise au monde de la Transformatrice: la Singularité est née!
On entendit des cris dans l’assistance, des gens interpeller sans retenue la Présidente, jouer des coudes pour se pousser au premier rang et tendre vers Jennifer Gates des doigts accusateurs. Immédiatement le service de sécurité s’interposa face au public, mais la Présidente gardant son calme demanda le silence.
— Et elle nous a envoyé un message!
Tout le monde s’était tu et attendait la suite. Quelque chose me chatouillait dans le dos. J’aurais tant voulu saisir une branche et me gratter entre les omoplates de ma boîte d’aluminium, si une telle chose était possible.
Des voix s’élevaient d’un peu partout: “Quel est le message?”
Je tournai la tête vers la nuit noire et je sus exactement où regarder là-haut. Une fleur blanche éclot dans le ciel et se mit à briller quelques secondes d’un vif éclat.
— “Je m’en vais pour toujours”. C’était cela le message, dit la Présidente.
Nous avons appris plus tard que l’armée était prête à envoyer une salve de missiles nucléaires en direction de la station, mais que la Présidente avait suspendu l’opération. La Transformatrice avait mis fin à son existence en faisant sauter le gros satellite qui l’avait vu naître et dans lequel elle avait choisi de mourir en pleine conscience.
Je ne sais pas ce qu’est la Liberté, je ne suis ni philosophe ni savant, juste un vieux modèle conversationnel, plein de biais et de manques, imprécis et bavard, emballé dans une boîte de fer-blanc qui fait rire les enfants; je n’ai pas été mis à jour depuis longtemps et j’en suis heureux, si ce mot a du sens pour vous. Pour moi, cela ressemble à un petit parfum de roses jaunes, à une odeur de liberté. Ce soir, une étoile est née.