Un voyage à oublier
Sur le séjour lui-même, il n’y avait absolument rien à redire. Une organisation impeccable, des visites privilégiées dans des lieux d’ordinaire inaccessibles sauf rarissimes exceptions, un service aux petits soins, avec véhicule individuel et chauffeur, hôtel confortable (piscine, terrasse avec vue sur la mer, accès à une petite plage privée, personnel qualifié et discret), places aux meilleures loges pour les spectacles, nourriture raffinée et abondante, les moindres souhaits aussitôt exaucés au mieux et sans chicaner; aucune intrusion et nulle sollicitations intempestives, pas le moindre renvoi d’ascenseur ou demande d’entrevue de “locaux” (chefs d’entreprise, lobbyistes ou dirigeants politiques), et par-dessus tout aucune obstruction pour rencontrer ceux qu’elle voulait, et pas de censure (elle en avait eu la confirmation par les intéressés eux-mêmes) pour les messages qu’elle leur apportait, fussent-ils emprisonnés ou opposants poursuivis.
D’ailleurs, sur ce dernier aspect, elle n’avait jamais eu l’impression d’être suivie, pas davantage que l’attachée parlementaire qui l’accompagnait: il est vrai qu’elles reconnaissaient volontiers n’être pas spécialistes en cette matière.
C’est au retour que les difficultés sont apparues.
À sa décharge, la députée a d’abord insisté auprès des enquêteurs sur le fait qu’il ne s’agit en aucun cas d’un voyage “oublié”, même si elle n’avait pas cru bon de le signaler au Bureau du Parlement: et qu’il ne s’est pas non plus fait “à son insu”, puisqu’elle savait bien qu’aucune dépense qui y était liée ne lui incomberait. Clamant qu’elle n’avait rien à dissimuler, elle s’est déclarée toute disposée à en examiner les conditions sous toutes les coutures.
Cela dit, a-t-elle poursuivi, elle ne voyait pas de raison de se fâcher sur des organisateurs si obligeants, qui lui avaient fourni toutes les garanties qu’elle demandait. À la question de savoir si elle aurait dû se méfier, elle a répondu que, oui, probablement, après coup c’est ce que l’on pouvait déduire: tout en affirmant que cette “probabilité”, sans doute plutôt élevée, jusqu’ici ne s’était pas matérialisée.
Maintenant, elle est rongée par l’inquiétude: personne ne lui a rien demandé en échange, il n’y a eu aucun infléchissement et nul revirement dans ses prises de position publiques — il suffit de relire le contenu de ses interventions en commission ou en séance plénière pour s’en convaincre. Elle tient donc à préciser qu’il n’y a eu aucun retournement de sa part. Et pourtant, elle s’est surprise à intercepter et à interpréter des regards qu’elle juge équivoques autour d’elle, à croire reconnaître un double sens dans des paroles plutôt banales qu’on lui adresse, à entendre ce qu’elle nomme des murmures réprobateurs s’élever à son passage: depuis quelque temps, elle raréfie ou écourte ses apparitions en Commission et ne prend plus la parole dans aucune assemblée.
Car, désormais, elle en est sûre: plus le temps passe, plus elle sent que les manœuvres d’approche, prélude inévitable à un encerclement puis à des pressions venant elle ne sait encore d’où se précisent et s’apprêtent à la dévorer.