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Un soyeux

Dar es Salam n’est pas une ville particulièrement attrayante. En juin, la cité est écrasée sous une chaleur moite, à peine rafraichie par le vent du large venu de l’Océan Indien qui borde la ville. Il fait suffocant et humide. Pour y échapper, il n’y a que les ventilos des bars et des boutiques ainsi que l’airco des grands hôtels. Mon travail m’impose de me rendre dans l’ancienne capitale de la Tanzanie quatre mois chaque année pour superviser les travaux des géologues de mon Université, l’Université de Londres. Heureusement, lors de mes trop rares matinées libres, je fréquente la seule librairie digne de ce nom, la librairie M’polo, sise à l’angle de la rue du Caire et du boulevard de l’Indépendance. Là, je devise souvent avec Monsieur Paul, le plus vieil employé de la librairie, qui parvient toujours à me faire découvrir des exemplaires rares de livres improbables et introuvables ailleurs. Quels furent leurs parcours pour qu’ils finissent par arriver dans cette librairie, ici à Dar es Salam, sinon peut-être le lointain passé colonial du pays, allemand puis britannique?

La dernière trouvaille de Monsieur Paul est un vieux livre qui, avec ses caractères indéchiffrables, a tout l’air d’être chinois. Il vient vers moi et me dit sur le ton de la confidence, comme il le ferait avec ses plus fidèles clients:

— Ce livre nous est arrivé avec une série d’autres, tous en anglais, dans une vieille malle en cuir, qu’un vieux colon nous a vendus presque au poids. Au départ, nous n’avons pas prêté beaucoup d’attention à ce lot de livres. Quand nous eûmes le temps de les examiner de plus près, nous vîmes qu’il s’agissait essentiellement de récits de voyages ou d’explorations. Et puis, nous avons découvert ce livre. Nous pensons qu’il doit être écrit en chinois, sans en être certains, personne ici ne connaissant cette langue. Le plus surprenant, c’est qu’il contient une vingtaine de gravures qui représentent des scènes de cours et de batailles qui semblent se passer en Europe et, d’après les costumes, les armures et les armes, au Moyen Âge. S’agit-il d’une œuvre originale ou, plus probablement, de la traduction d’un roman européen, ou d’autre chose encore? Nous ne le savons pas. Peut-être pourriez-vous être intéressé de le découvrir?

Je sors de ma poche les 1 500 shillings qu’il me demande, une somme dérisoire, et me fais emballer le curieux ouvrage.

Quelques mois plus tard, de retour à Londres, je décide de montrer ce livre rare à mon collègue et ami de la London School of African and Oriental Studies, le professeur De Wit, l’éminent sinologue, dont le frère a été ambassadeur à Jakarta. Je suis reçu à son domicile, un jeudi soir vers 21 heures. Sa femme, Doreen, m’accueille fort courtoisement, comme à son habitude, et me conduit jusqu’au petit salon dont les murs vert sombre sont couverts de livres, hormis celui auquel est adossé l’âtre et que couvrent également deux très beaux portraits d’ancêtres de De Wit. Après les salutations d’usage et les échanges à propos des derniers voyages et expéditions de chacun, je peux enfin sortir de son enveloppe mon précieux livre, sans pressentir le moins du monde les surprises qu’il allait nous réserver. De Wit, à la manière d’un géologue qui reçoit un fragment de roche dont il doit examiner la nature, la composition et l’origine, regarde longuement le livre, sa reliure, son dos, ses fers, avant de le poser sur son lourd bureau. Il ouvre le livre à la dernière page, sur laquelle quelques caractères sont disposés verticalement.

— Il s’agit de la page de titre, me dit-il, me rappelant que les Chinois impriment leurs livres en commençant par ce qui nous semble être la dernière page et qu’il convient donc de lire à reculons. En outre, le texte de chaque page est imprimé en colonnes à lire de droite à gauche et de haut en bas! Tout le contraire de nos usages! Voilà qui nous force à une certaine gymnastique mentale! Ce livre est indéniablement rédigé en caractères chinois mais pourrait être japonais ou vietnamien. Le nom de l’auteur, Han Szu Ch’i, indique néanmoins un ouvrage chinois. Encore pourrait-il s’agir d’un pseudonyme ou de la lecture chinoise d’un nom japonais. Seule la suite de nos investigations pourra nous éclairer, dit De Wit.

Ouvrant le volume au hasard, à peu près en son milieu, il se concentre et lentement se met à traduire:

— … nous chevauchons depuis l’aube à travers la plaine, sous une petite pluie, et rencontrons des animaux domestiques et des villages peuplés d’habitants. Nous sommes six cents cavaliers sous les ordres du Prince Lu I.

Il s’interrompt:

— Pardon, Louis, écrit phonétiquement en chinois.

Il reprend:

— Les chevaux tantôt marchent, tantôt courent. Fourbus, nous nous arrêtons pour la nuit à une vingtaine de li d’une forteresse importante, posée sur une montagne élevée et qui commande les principales routes du pays. En face, Jean l’Anglais et ses troupes se dirigent aussi vers cette forteresse, pour la prendre. Selon nos éclaireurs, ils viennent même d’installer leurs campements, leur artillerie et leurs bombardes pour bientôt commencer le siège de la forteresse.

Un peu plus loin, De Wit poursuit:

— Assis dans un large fauteuil, entouré de draperies colorées, Louis réunit son conseil. … À mon tour, il me demande mon avis: Général Han, que pensez-vous de la situation et quel conseil nous donneriez-vous? Sans trembler, d’une voix claire, je lui réponds: Noble et valeureux Prince, Jean attaque la forteresse. Il veut la détruire et réduire à néant les troupes qui y sont massées, pour avancer ensuite vers nous et nous attaquer, en ayant le champ libre, sans devoir se retourner sans cesse et se soucier des gens de la forteresse qui pourraient les attaquer par derrière. Je propose de feindre la stratégie de la meule à grains et de faire mouvement comme si nous voulions prendre les Anglais en tenaille. Allons au-delà de leurs positions mais latéralement de manière à pouvoir, si nécessaire, attaquer leurs troupes derrière leurs lignes. Ils pourront ainsi craindre d’être pris au piège, placés entre nous et nos alliés de la forteresse. Il sera toujours temps de voir si nous devrons nous engager davantage. Pris de panique, l’Anglais pourrait décider de rebrousser chemin et de retourner dans son pays.

Plus loin encore:

— Notre stratégie a fonctionné et nous avons réussi: ce matin à l’aube, la plaine est vide. Seuls quelques feux achèvent de se consumer sous un ciel bleu. L’Anglais a fui, laissant même derrière lui et devant la forteresse ses instruments de siège!

Nous sommes interloqués, De Wit et moi. Nous fouillons dans les souvenirs que nous avons gardés de nos cours d’histoire et, après hésitations et recherches dans la bibliothèque de mon hôte, nous identifions les événements relatés dans ce passage du livre à la bataille de la Roche-aux-Moines qui eut lieu le 2 juillet 1214 en Anjou et qui opposa Jean sans Terre au Prince Louis, futur Louis VIII le Lion, fils de Philippe II Auguste. Nous ignorions l’existence d’un militaire chinois, qui plus est un général, dans cette campagne, tout le mérite de la victoire étant habituellement attribué à l’intelligence des Français et à leur bravoure. Cette participation chinoise est-elle un fait unique? Comment expliquer la présence en France d’un tel homme et à si haute époque? Et cela, une cinquantaine d’années avant que Marco Polo, le Vénitien, ne fût engagé avec son père et son oncle au service de l’empereur mongol Kubilaï Khan qui régnait alors sur la Chine! De cette bataille, ou plutôt de son issue, est née l’expression: Filer à l’anglaise.

Un soyeux

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