Un jour parfait
Oxselles était peuplée à 50% par des isolés et pour moitié par les membres de curieux arrangements appelés familles, familles recomposées, ou par d’autres dénominations encore, soucieuses de n’écarter aucune formule en vigueur. De toutes ces combinaisons, il fallait émerger, exister, faire sa place, être heureux.
— La quête du bonheur, très peu pour moi, disait Cédric. Il n’y croyait pas une seule seconde. Ainsi, les couples qu’il avait observés, quels qu’ils soient, n’en menaient pas forcément large, pas plus large que les célibataires. Beaucoup piétinaient après un début tonitruant. Les membres de ces équations à multiples inconnues restaient ensemble même désunis, ou se quittaient, s’interchangeaient allègrement, s’insupportaient, se maudissaient, avant parfois de retrouver un équilibre, c’est vrai, une sorte de renouveau avec le même ou la même partenaire, ou quelqu’un d’autre d’a priori mieux adapté à leur tempérament. Mais tous s’obstinaient à vaciller, à un niveau ou à un autre, malgré eux, car tout cela, pour Cédric, c’était de la biologie, des histoires de phéromones, d’ambition, de classe, d’intérêts, mais aussi d’environnement au sens large: l’ensemble des conditions naturelles, physiques, chimiques, biologiques et culturelles, dans lesquelles nous évoluons, par hasard, ici ou ailleurs, là-bas et n’importe où sur la planète, celle sur laquelle vivent ces couples avec ou sans enfants et ces isolés que les amants, ménages et autres assemblages qualifiaient très vite et très sournoisement de marginaux, d’égoïstes, de vieilles filles ou de vieux garçons, de malheureux, de ratés, eux, les célibataires, qui pour rien au monde ne voulaient supporter une compagne ou un compagnon acariâtre, névrosé, coureur, geignard, alcoolique et vivre d’illusions. Les Japonais l’avaient fort bien compris, qui n’infligeaient plus la vie et son lot de souffrances à une progéniture d’avance malmenée. Ils ne procréaient plus ce qui devenait à la longue très embarrassant, car un pays sans enfants n’avait pas d’avenir. L’argent motiverait les gens, mariés ou non, pensait le gouvernement nippon qui avait déboursé 25 milliards de dollars afin de stimuler les naissances et garantir le contingent nécessaire de travailleurs pour faire fonctionner l’économie du pays et l’armée pour le défendre. Il fallait des ouvriers et des employés modèles, de la chair à canon aussi, des jeunes jetés dans cette aventure, la vie, qui n’est qu’un drame en dépit de la tarte au riz, des fraises, du couscous, du veau marigot, du vin, des oiseaux, des papillons, des paysages enchanteurs, des sushis, de la pétanque, du cricket et du football. Monde étrange, curieuse planète. Et qu’advenait-il, justement, de cette planète, où ils savaient dorénavant (les humains) qu’ils habitaient un monde minuscule orbitant autour d’une étoile ordinaire, à la périphérie d’une galaxie comme il y en a des milliards, et certainement davantage. Le couple “humains”, et sa fichue nature d’une part, et la terre d’autre part, avec la sienne depuis longtemps, se dissociaient considérablement. Les dommages qu’elle endurait, elle qui supporte les êtres vivants, leur poids et leurs bêtises, elle s’en irritait très fortement et leur rendait petit à petit la pareille. Elle réchauffait les températures à l’extrême, faisait fondre les glaciers, envoyait des tornades et des torrents de pluies soudaines. Sans la terre, les Hommes n’étaient rien, tout homo sapiens sapiens qu’ils fussent, ayant mis à genoux et éradiqué nombre d’espèces, dont plusieurs groupes d’hominidés au cours des siècles et des millénaires. A contrario, sans eux, cette terre se portait bien et beaucoup mieux même, elle l’avait expérimenté autrefois. Tant que le soleil tolérait qu’elle lui tourne autour et qu’alentour cet agencement inexplicable d’astres errants tenait la route, pour elle, la planète bleue, tout irait bien. Effectivement, à regarder les étoiles on eût dit que se préservait l’harmonie merveilleuse et magique d’une éternité qui n’était peut-être qu’un instant, mais pour Cédric il s’agissait de forces agissant simultanément sur un système, ne modifiant en rien son état de repos ou de mouvement. Sapiens, à lui seul, perturbait gravement cet équilibre. Les astres, donc, erraient. Était-ce de bon augure? Contrairement à la flânerie, à la promenade, l’errance n’est pas une distraction, un agréable divertissement, c’est une contrainte, une servitude à laquelle on succombe jetés hors de nous-mêmes sans trop savoir pourquoi. Elle ne mène nulle part, elle est un flop, un drame, une défaite. Tremblez, pauvres mortels, vous qui vaguez comme ces astres vers d’improbables fins, hormis l’ultime, la mort, squelette déglingué armé d’une faux. Et puis l’enfer avec le diable, le démon, prince des ténèbres, rouge et fumant, avec ses cornes, ses pieds fourchus et sa longue queue se terminant en pointe de flèche. Si déjà les astres errent, se disait Cédric, des désastres pour l’Homme ne se priveront pas de l’anéantir, et le jour de sa naissance, s’il était rare (l’était-il?), ne persuadait en rien de sa nécessité.
La température semblait idéale en ce début du mois de juin: soleil généreux, mais raisonnablement, légère bise comme un souffle amoureux qui vous enveloppait. Cédric s’était réveillé de bonne heure pour un dimanche, car cette journée il l’attendait. Il avait noté très scrupuleusement dans son agenda: réveil à huit heures, douche, achats croissants et un chausson aux pommes (il adorait cette pâtisserie), petit déjeuner à 9 h, courses chez l’épicier du coin (pourquoi du coin, n’avait-il pas un nom?) et partir vers 11 heures, ce qu’il fit, habillé d’un jeans, d’une chemise claire un peu élimée à vrai dire, et d’une paire de baskets usagées, mais qui faisait encore illusion. Il lui suffit de marcher quelques dizaines de mètres pour rejoindre l’espace ouvert à l’arrière de l’église, de l’abside, de la chapelle et du déambulatoire tout en même temps, car cette placette s’étendait considérablement. Elle ne présentait pas son décor habituel, chaises et tables de bistrot de couleur rouge, jaune, orange ou bleue qui égayaient l’espace. Elles n’avaient pas disparu, mais des étals et des bâches dépliées remplies d’objets divers, et les gens debout qui surveillaient leur marchandise, appâtaient le client ou le laissaient venir cachaient en partie la terrasse du Hibou, estaminet très prisé par la jeunesse. Le Bourgmestre avait fort à propos autorisé cette brocante, ce marché aux puces, que beaucoup d’habitants du quartier Saint-Patrick escomptaient pour se débarrasser d’objets divers ici même ou sur le trottoir des rues avoisinantes, et pour se faire un peu d’argent surtout, juste avant les vacances d’été. La voie publique grouillait, envahie par les chineurs, les badauds, les curieux, et apparaissait si vivante tout à coup, bariolée, réjouie, qu’on eut dit une fête avant tout, une réjouissance, une respiration après le temps maussade qui s’était éternisé. Une fête, oui, comme une libération, et certains profitaient d’une musique qui s’échappait des fenêtres ouvertes du Hibou pour danser, s’amuser et rire sur des tubes anciens de Blondie, Bronski Beat ou David Bowie et des chansons latino-américaines de Lhasa et de Manu Ciao. C’était beau ces visages ouverts, rieurs, épanouis, ces jupes qui tournoyaient, ces corps souples; beau et gai à la fois.
Cédric, dans cette foule amicale, accommodante, de bonne humeur, déambulait très à son aise, enveloppant du regard les éventaires, les tables sur lesquelles s’exposaient les marchandises et fixant soudainement un objet en particulier lorsqu’il l’estimait digne d’intérêt. Une petite casserole noire avec son couvercle vendue quelques euros lui sembla une aubaine. Il l’acheta sans discuter à un marchand nord-africain, très grand et très costaud. Plus loin, il s’intéressa à des affiches de propagande soviétique vantant les mérites de son armée durant la Seconde Guerre mondiale et les bienfaits pour sa population. Ces images imprimées sur un papier très fin et de mauvaise qualité ne valaient pas le prix demandé et il s’en détourna à regret, car l’idée lui avait traversé l’esprit de les offrir à l’un ou l’autre de ses amis en guise de plaisanterie. Il valait mieux, en effet, tourner en dérision les actuelles menaces russes d’une attaque nucléaire contre laquelle le citoyen lambda ne pouvait rien. L’affluence grandit aux alentours de midi, mais dans le même esprit paisible et bon enfant. Cédric aperçut un cadre ancien sans aucune valeur, mais au format exact de celui dont il avait brisé la vitre par accident au bas de l’escalier qui mène à sa chambre. Les vendeuses tergiversaient quant au prix. Un “monsieur” leur avait offert de vendre à sa place un lot conséquent d’objets dont la recette leur reviendrait, et plus précisément, à l’association culturelle qu’elles animaient. Seul le carreau de verre le concernait, ce qu’il expliqua aux jeunes femmes qui lui demandèrent alors quel prix, pour cet encadrement, il proposait. Quelques pièces de monnaie lui semblèrent le maximum possible et personne n’en offrirait davantage. L’affaire fut conclue et observant le cadre qui désormais lui appartenait, il reconnut à l’intérieur la copie d’un dessin d’Urs Graf daté de 1521, “Les horreurs de la guerre”. Elles ne nous lâchaient pas, ces luttes armées, constantes et meurtrières, ignobles, monstrueuses à travers les siècles. Quel personnage que cet Urs se souvenait-il, Suisse né à Soleure, graveur, dessinateur et mercenaire à Marignan et lors du sac de Rome. Décrit comme violent, souvent emprisonné, Cédric ne parvenait pas, comme pour le Caravage, à comprendre qu’autant de raffinement, d’acuité du regard et de sensibilité, puisse s’associer à la brutalité, à la fureur, à la véhémence. Cette œuvre par son extravagance dénonçait l’atrocité des combats. Dessinée à la plume, on aperçoit à l’avant-plan un amas de corps et de chevaux morts, étendus, transpercés par des lances, agonisant. À gauche un soldat empanaché boit une rasade d’alcool dans une gourde pour se donner le courage de supporter ou de commettre ses crimes. Dans les arbres des pendus, et au loin des armées qui s’affrontent.
“Pour la fin du monde, prends ta valise, et va sur la montagne, on t’attend”, entendait Cédric; chanson de Gérard Palaprat qui sortait d’un haut-parleur. Il glissa Urs Graf et sa guerre dans le sac en toile beige qu’il avait emporté, et il continua, flânant, à déambuler. Au bout du passage il bifurqua sur la droite dans la rue de la paix. La paix venait toujours après la guerre, pensa-t-il, mais à quel prix atroce, et la joie après la peine dans ce poème de Guillaume Apollinaire qu’il connaissait par cœur. Un fumet de viande cuite parvint à ses narines, un parfum de cannelle, des effluves d’oignons poêlés et de pommes de terre frites qu’il localisait vaguement. Les stands qui proposaient de la nourriture étaient pris d’assaut. Il remarqua un joli panier de saisons aux saveurs provençales que transportait une demoiselle court vêtue. Il se trouvait à présent devant l’église, sur le parvis, et poursuivit sa promenade par la rue d’Alsace-Lorraine qui le ramenait chez lui. Il remarqua sur sa gauche, à côté d’une sandwicherie qu’il fréquentait parfois, un panneau rouge exposé, qui représentait l’ombre noire d’un saxophoniste, et sur cette ombre, en grand, sur toute sa largeur, le mot JAZZ avec au-dessus, en lettres blanches cette fois et en beaucoup plus petits caractères, William Claxton, qu’il savait être le fameux photographe des stars noires américaines perpétuant la musique syncopée des chants profanes de leurs ancêtres, le jazz. Il négocia ce panneau publicitaire auprès d’un vendeur charmant autant qu’empressé. Il lui demanda de bien vouloir lui réserver l’objet, car il n’avait plus sur lui l’argent nécessaire. Il fallait qu’il descende tout au bout de la chaussée d’Oxselles pour trouver un distributeur de billets. Les banques les retiraient les uns après les autres afin d’obliger leurs clients à payer tout, vraiment tout, par voie électronique. Il proposa au remuant brocanteur qui se demandait si Cédric allait tenir parole et récupérer l’affiche de lui prêter sa montre durant son absence, mais celui-ci refusa. Ce simple geste garantissait à ses yeux la confiance nécessaire. Notre chineur, heureux de cette trouvaille, se hâta jusque dans le hall d’entrée de l’immeuble à appartement où se trouvait accroché son vélo. Il le détacha, l’enfourcha, et prit sur sa droite l’étroite et courte rue Marguerite qui menait à la Chaussée d’Oxselles. Au milieu de la petite rue stationnait un véhicule imposant, noir, une Porsche Cayenne SUV de luxe, au design très affûté en dépit de sa remarquable largeur. Même rangé, en face d’un entrepôt de produits alimentaires biologiques, ce modèle hybride qui révélait un soupçon de conscience écologique de la part de son propriétaire occupait tout l’espace. Impossible, même pour un vélo, de se frayer un passage. Cédric attendit un long moment avant que la conductrice, car il s’agissait d’une dame, exécute enfin une manœuvre pour lui permettre de passer. Il fit la moue à cet instant, accompagnée d’un signe de la tête pour manifester un peu d’exaspération. Par les vitres entrouvertes de l’auto, il entendit la passagère s’indigner:
— Mais c’est quoi ce vélo ! Pour qui se prend-il celui-là?
Il se retourna en s’excusant d’avoir osé demander le passage.
— Ne soyez pas impoli et grossier, je vous prie, avec votre vélo, achetez-vous une voiture et laissez les gens tranquilles.
Sans réfléchir, il lui répondit qu’il en possédait trois, une Rolls et deux Jaguars.
— Et bien, tant mieux pour vous! s’énerva la conductrice.
Elle continua de se plaindre, mais Cédric s’éloignait et il n’entendait plus. Il leva les mains du guidon et mima un chef d’orchestre lorsqu’il bat la mesure. Au bout de la ruelle, il emprunta la très longue chaussée piétonne jusqu’au distributeur de billets. EN PANNE, service indisponible, s’inscrivait sur l’écran.
Une dame africaine à la peau très noire, aux cheveux ras, jeune encore avec un visage rond et qui endossait une couverture sale comme s’il s’agissait d’une cape, mendiait, debout, exubérante. Elle indiqua qu’un distributeur fonctionnait à l’intérieur du bâtiment. — Donne-moi 20 euros, j’en ai besoin, dit-elle. Il retira un petit montant de l’appareil, et après l’avoir quitté il se dirigea vers la femme qui vivait d’aumônes et qui interpellait d’autres passants. Il lui glissa quelques pièces en la remerciant du service qu’elle lui avait rendu et se remit en selle. De cette rencontre il fit le parallèle étrange avec la problématique de certaines espèces d’oiseaux, lesquels, à cause principalement des pesticides et de la dérégulation du climat, disparaissaient, car ils étaient des spécialistes. Vivre nécessitait pour eux un environnement particulier, une nourriture précise sans laquelle ils dépérissaient. C’était simple, dans certaines régions il n’y avait, à cause de l’agriculture intensive, presque plus d’insectes. Ainsi, parmi beaucoup d’autres, l’alouette des champs s’éteignait de même que le moineau domestique. Les oiseaux qui s’en sortaient étaient des généralistes comme la corneille et le pigeon ramier, capables d’ingurgiter une nourriture variée et de vivre aussi bien en bord de mer, qu’en plaine ou à la montagne. Ce n’était pas le cas de la mendiante à la cape, une spécialiste en somme, perdue dans un environnement impropre et qui avait perdu tous ses repères.
Cédric retrouva le remuant brocanteur, et la transaction réglée, il s’empara du panneau qu’il accrocha quelques minutes plus tard entre deux fenêtres, côté rue, dans son appartement. Cette image modernisait la pièce, elle la dynamisait. Il en était heureux. Il prépara et avala une salade aux lardons accompagnée d’œufs cuits durs et s’appliqua ensuite à remplacer la vitre brisée du cadre qui abritait un autoportrait original à l’encre de Chine d’un professeur de dessin qui lui avait dispensé des cours autrefois. Cet objet de décor fixé, il s’assit dans l’unique fauteuil et lut quelques pages d’un livre en italien, langue dont il se délectait, harmonieuse et chantante. Vers 16 heures il décida, une seconde fois, de rejoindre les puces, profiter du soleil et de l’ambiance festive qui s’y déroulait. Les rues ne désemplissaient pas et cela faisait comme un très long serpent qui glissait d’une artère à une autre et dont la tête réapparaissait là-bas, beaucoup plus loin, de l’autre côté de l’édifice religieux, comme un circuit sans fin. Cédric s’arrêta au Hibou et commanda une bière qu’il emporta jusqu’à la seule place disponible dans l’affluence, et s’assit sur un banc circulaire en bois qu’une dizaine de personnes occupaient sans toutefois être serrées les unes contre les autres. On appelait ces sièges des bancs verts parce qu’au milieu grandissait un arbre qui verdissait l’endroit et protégeait au besoin de la chaleur. Justement, le soleil dardait ses rayons et réchauffait Cédric, ce qui ne lui déplaisait guère. Lorsqu’il fermait les yeux, il s’imaginait être en vacances, peut-être sur une île en méditerranée. Une branche de l’arbre se balançait au-dessus de sa tête, rameau qui masquait par intermittence le généreux soleil de sorte qu’il profitait de la chaleur de l’astre sans en être gêné. D’une table voisine, une toute petite fille s’échappait des genoux de sa maman pour se dégourdir, s’inventer un jeu, une histoire d’elle seule connue, et qui s’allongeait quelques instants sur un grand parasol fermé afin de récupérer un peu de ses entreprises. Elle regardait Cédric souvent, lui souriant, comme pour l’inviter à jouer avec elle. Il lui rendait son sourire puis replongeait dans ses rêveries de promeneur solitaire lorsque la mère de l’enfant, attentive, venait le rechercher. Il rêvait et il méditait. Dans son esprit un auteur vint lui tenir compagnie, Beppe Sebaste, qui avait commis un livre clairvoyant, sagace, sur la thématique des bancs et sous-titré: comment sortir du monde sans en sortir. En profitant des bancs, bien entendu, lieu de repos, de sieste, poste idéal et gratuit, pour observer et traverser le temps. Pour Sebaste, un banc fait apparaître l’oisiveté comme une activité de qualité supérieure (fa apparire il suo ozio come un’attività di qualità superiore). Cédric jugeait qu’il avait raison. Assis sur ce banc circulaire avec son assise en bois et ses lattes verticales intégrées en fibre de bambou, il entreprit, s’étant longuement reposé, d’achever sa balade et d’arpenter le circuit qu’il connaissait déjà, mais en prêtant son attention à d’autres étals, d’autres emplacements qu’il avait délaissés tout à l’heure. Rue de la paix, il s’arrêta chez un marchand ambulant de compacts disques. Le vendeur l’interpella. — comment Puis-je vous être utile ?
Surpris, il répondit, ayant lu “Led Zeppelin” sur un des présentoirs, qu’il aimerait retrouver tel morceau des débuts de ce groupe dont il ne se souvenait ni du titre ni de l’année. Il ne mentait pas du reste, mais il s’agissait du très vague souvenir d’une mélodie oubliée, ce qui se confirma lorsque le brocanteur lui proposa de siffler l’air. Il en fut incapable et le marchand conclut, contrarié: — dans ce cas, vraiment, je ne peux rien faire pour vous.
Une centaine de mètres plus loin, après s’être un instant penché sur le fonctionnement d’un mini hachoir et mélangeur manuel pour légumes et pour fruits dont l’assemblage des pièces en plastique lui sembla hasardeux et compliqué, il tomba nez à nez avec Don’t look back, un disque de John Lee Hooker, cravate et chaussettes étoilées assorties, qu’il espérait trouver un jour. Le prix demandé s’avérait raisonnable, il régla son achat et content, satisfait, il s’entendait déjà écouter Dimples, The healing games et le très rythmé Spellbound avec Van Morrison à la guitare et Roger Lewis au saxophone. Plutôt que d’emprunter le chemin du retour, Cédric se dirigea vers la terrasse d’une brasserie très connue, ancienne, et idéalement située dans une rue piétonne où là aussi les brocanteurs du dimanche s’activaient. Chanceux, il repéra l’unique table disponible que des consommateurs venaient de quitter. Il s’assit et commanda un verre de jus d’orange pressée qui protégeait des calculs rénaux, de la goutte, de l’arthrite et du diabète. Il avait lu cette information dans le magazine Elle lors d’une visite chez sa dentiste. À 40 ans il ne négligeait pas sa santé tout en s’accordant un excès de temps à autre, lorsque la belle solitude le faisait vaciller davantage vers la détresse que vers la sérénité, et du côté du mal de vivre plutôt que de l’accomplissement de soi. On ne savait jamais très bien avec la solitude, elle était soit l’Olympe, les délices, soit la géhenne, les limbes ou l’enfer!
La fraîcheur du jus de fruit frais coulait dans sa gorge, les occupants de la table d’à côté laissèrent leurs places à d’autres, deux jeunes gens, une fille et un garçon, s’exprimant en anglais. Tandis qu’il sortait de sa sacoche portée en bandoulière, un recueil de poèmes défraîchi qu’il traînait avec lui tous les jours depuis l’adolescence, et son smartphone avec ses écouteurs, le jeune homme à sa droite l’interpella. Cédric ne maîtrisait pas la langue de Shakespeare, mais la question, simple, ne le désarçonna guère.
—Can you tell me a good beer from your country?
Certainement, Cédric le pouvait et il lui suggéra une bière trappiste de grande renommée. La conversation s’engagea, vaille que vaille, et il apprit que ce jeune couple venait de Croatie et qu’il trouvait ce quartier d’Oxselles, contre toute attente, “terriblement merveilleux”. Il ne les démentit pas, au contraire, leur faisant presque croire que l’animation d’aujourd’hui, cette gaieté et le soleil régnaient en permanence dans et sous le ciel Oxsellois. Ne souhaitant pas déranger les amoureux, Cédric enfonça les écouteurs de son téléphone portable dans le pavillon de ses oreilles, petites et mignonnes, contrairement à son nez, interminable (il eût préféré le contraire).
Il écouta une station de radio qui programmait une musique pop et rock variée, tout en lisant quelques vers de son poète préféré. Voici des fleurs, des fruits, des feuilles et des branches et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous, ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches… La musique des mots, rare, singulière, continuait à l’émouvoir, mais les deux mains blanches, son cœur, depuis longtemps déjà, elles l’avaient lacéré.
Au fil des minutes, comme l’eau d’une rivière coulait dans ses tympans des chansons, et sous ses yeux des mots qu’il arrêta de lire à l’écoute d’un morceau de Lou Reed, Just a perfect day. Rien ne lui sembla plus justifié en ce jour agréable et lumineux que cette interprétation. La ballade terminée il rangea livre, écouteurs et smartphone dans son sac, se tourna vers le jeune croate et lui demanda si le goût de la bière lui avait convenu. Il répondit oui, mais un oui équivoque qui manquait de franchise, et Cédric lui indiqua une autre boisson faite d’orge et de houblon qu’il apprécierait cette fois sans réserve. Un peu gai, le garçon l’invita à le rejoindre cet été, lui et sa compagne, sur l’île de Vis où ils habitaient. La jeune femme alluma son téléphone et présenta des photos paradisiaques de l’endroit. C’est ainsi que Cédric se représentait l’improbable paradis, une grotte bleue dans le prolongement d’une mer turquoise et transparente, une petite ville, un bourg escarpé et verdoyant à flanc de montagne qui s’appelle Komiža et où ne vivent que des pêcheurs. Ils laissèrent un numéro de téléphone et se quittèrent en promettant de se revoir. Cédric, tandis qu’il s’éloignait, leur lança de loin un baiser qui n’avait pas lieu d’être, mais il s’amusait souvent à briser les conventions, d’instinct, comme par étourderie, laissant ses interlocuteurs pantois. Après ce genre de réaction, qu’il ne maîtrisait pas et qui compliquait tout, il se disait qu’au fond, le plus grand obstacle à la vie c’est soi-même.
Pour rejoindre son logement, Cédric repassait devant le Hibou. Pour profiter encore et le plus longtemps possible de cette divine journée, il s’y arrêta une dernière fois et commanda un autre jus, mais de pomme cette fois et pasteurisé, ce qui lui enlevait malheureusement, selon lui, toutes ses propriétés bénéfiques. Il n’avait pas le choix, on n’en servait pas d’autres.
La terrasse, bondée, se remplissait d’autres clients, une jeunesse enjouée, épanouie, qui comptait bien s’éterniser tandis que les organisateurs de l’événement du jour priaient les vendeurs de remballer, petit à petit, leurs marchandises. Cédric retrouva le banc sur lequel il s’était assis deux heures auparavant. Il aperçut un petit homme crépu qui traversait la multitude grouillante tenant dans chacune de ses mains un seau débordant d’éclats de vitres de très large épaisseur. Il semblait désemparé et cherchait les bulles à verre qu’un voisin lui avait indiquées approximativement. Il s’adressa à une personne africaine, comme lui, mais qui l’envoyait vers une fausse piste. Cédric s’en rendit compte et informa l’homme aux seaux remplis de verre que ces bulles se trouvaient là, sous les grands arbres, à soixante mètres à peine. — Qu’est-il arrivé? demanda Cédric à l’homme perdu et hagard. Et celui-ci, penaud, sous le choc, précisa que son magasin et celui d’un voisin venaient d’être saccagés par deux bandits armés de pierres et de couteaux. — Courage, répondit Cédric tout en se frayant un passage dans la foule jusqu’à ce que le commerçant agressé qui le suivait puisse apercevoir l’endroit ou déposer les débris. Il faisait trop chaud à présent sur la place et, revenant sur ses pas, il se déplaça avec son verre de jus vers l’étroit petit banc, à l’ombre, collé à la façade du Hibou. Le trottoir devant l’estaminet, rempli lui aussi, ne laissait pas augurer d’une place disponible, mais au moment où Cédric pensait quitter les lieux, un grand barbu en short qui parlait fort à cause de l’ivresse quittait la banquette fort à propos. Cédric en profita pour prendre sa place, chanceux à nouveau, et goûter les derniers moments de détente, avant, une fois rentré, de préparer sa journée de travail du lendemain. Il officiait comme assistant juridique d’un cabinet d’avocat, modeste, mais performant. Il entendit quelqu’un l’interpeller avec un accent caractéristique. Il reconnut Pedro qu’il avait eu comme stagiaire il y a quelques années, et ce Pedro d’origine chilienne, charmant garçon très souriant, lui posa les questions traditionnelles dans ce genre de situation — Que deviens-tu? Toujours chez BAW&Partners? — Oui, bien sûr, et toi où en es-tu? As-tu revu maître Collin? Vous aviez des projets ensemble. Non, il ne la voyait plus et Pedro, ce fier Latino-Américain qui comme son pays était tout en longueur et dansait la cueca à merveille (il leur avait montré lors d’une mise au vert), échangea quelques phrases encore avant de disparaître, marchant à côté d’un vélo qu’il guidait d’une seule main. Moins de trente minutes plus tard, la foule réduite, disséminée, et la plupart des étals retirés, une voiture de police déboula, freina brusquement devant le Hibou faisant crisser ses pneus. Trois agents jaillirent du véhicule, tentant d’attraper un jeune homme aux cheveux très noirs et très longs, lequel parvint d’abord à se dégager, à courir quelques mètres en direction du café, jusqu’à ce que, au bord du trottoir, au pied des consommateurs, ils parvinrent à immobiliser l’individu qui se débattait comme un chat sauvage. Deux ou trois clients interpellèrent les policiers. Une femme prit des photos, ce qui agaça les agents. L’un d’eux, tout à ses efforts pour maintenir le suspect au sol, dit, essoufflé: — Prenez des photos, vous ne savez rien de ce que cet homme a fait. Deux jeunes femmes assises sur la même banquette que Cédric jugeaient aussi les représentants des forces de l’ordre, défendant d’instinct un jeune comme elles. Cédric reprit à son compte, s’adressant aux demoiselles, les propos du policier, car, s’il y avait immobilisation, cela ne dégénérait pas en insultes ou coups portés arbitrairement. Qui sait si cette personne n’était pas celle qui avait dévalisé les deux échoppes de la rue de la paix. Personne ici n’en savait rien. Le combi de police s’évanouit après l’opération qui dura trente secondes et le calme revint presque instantanément. Le contact entre Cédric et ses voisines s’étant établi, la conversation s’engagea, mais sur un tout autre sujet.
- Vous êtes étudiante? dit Cédric avec malice devinant qu’elles ne l’étaient plus.
- Non.
- Je m’en doutais. Mais quel est alors votre emploi du temps? Dans quel secteur apportez-vous vos compétences?
La fille brune, aux cheveux courts, vêtue d’un polo à lignes verticales, répondit la première. — Je suis anthropologue, mais je travaille comme productrice.
- Pour la télévision?
- Quelquefois, ça m’arrive.
- El la productrice que vous êtes a un nom?
- Je m’appelle Manon.
Manon, songea Cédric, prénom qu’il associait à une chanson de Serge Gainsbourg qui disait: Manon, Maaanon, tu m’auras fait perdre la raison, perfide Manon, perverse Manon… Mais cette ritournelle était sans intérêt ici et affreusement déplacée. La jeune femme blonde à côté de l’anthropologue, et qui portait des lunettes fumées rondes, précisa, elle, qu’elle travaillait dans un bureau d’architecte et que c’était son métier.
Il se présenta à son tour, dévoilant ses activités, mais sans décliner son nom, du moins pas tout de suite, histoire d’ajouter un peu de mystère à cette rencontre fortuite. Il indiqua néanmoins qu’il jouait en amateur du violon dans un groupe folk relayé sur YouTube et qui jusqu’ici ne croulait pas sous les “like”, mais 115 pouces levés (et 3 abaissés) les encourageaient à poursuivre. Elles se montrèrent intéressées par cette information par pure curiosité et pour vérifier s’il s’agissait d’un plan drague un peu lourd (un de plus) ou d’une réalité. Sur un sous-bock il inscrivit le nom de la formation et précisa — c’est un groupe folk pur jus, pas comme celui-ci, exhibant son jus de pomme pasteurisé. Violon, accordéon diatonique et épinette à corde.
— Vous chantez aussi?
— Oui, Louis-Marie principalement, qui est notre leader.
— Des chansons d’amour?
— Pas vraiment… Si, tout de même, parfois, comme La prison d’amour d’un groupe folk français des années septante qui s’appelle Mélusine.
— Hum, s’interrogeait Manon, la prison d’amour, ce n’est pas très gai. Il n’y a rien de plus beau que l’amour, non?
— Oh, l’amour, de quoi s’agit-il? s’attacher quoiqu’il arrive à ce qui ne dure pas. L’amour c’est éphémère, un soutient parfois, je vous l’accorde, mais une prison certainement. L’amour c’est comme la vie, extase, ennui, souffrance. Je crois que c’est Lamartine qui s’exprime comme cela, ou à peu près. C’est l’ennui, oui, et très vite la paralysie de la volonté, la perte d’énergie et le morne quotidien. Mais je n’en dirai pas davantage, croyez-y à l’amour, car le plus beau, oui, lorsqu’on est jeune, c’est d’y croire. Il allait ressortir ses arguments sur l’inutilité de naître et d’exister, citer l’exemple des japonais qui ne procréaient plus et le parcours insensé qu’on nous inflige, mais il crut bon, cette fois, de s’en abstenir. Au contraire, au nom de l’amour, il leur proposa de choisir une boisson qu’il leur offrait. Manon et l’architecte, plus réservée, qui se prénommait Virginie, se regardèrent, hésitèrent et finalement acceptèrent. — Ce sera un mojito pour moi dit la productrice. — et je prendrai un bloody Mary ajouta timidement Virginie avec un grand sourire. Il lui restait 20 euros en poche et cette commande lui en coûta 19. Ouf! Il ne serait pas ridicule, il pouvait la régler. Il apporta les deux cocktails à ses nouvelles amies. Merci beaucoup dit Virginie, j’ai peur d’être un peu saoule…
— Vous ne prenez rien? dit Manon.
— Non, malheureuse! s’exclama-t-il, avec un peu d’emphase, il en convenait. Lorsque j’offre, c’est qu’il est temps pour moi de m’en aller. Une proximité prolongée ruine les équilibres. “Solitude et enchantement” avait répondu l’historien Carlo Ginzburg, hier, sur les ondes d’une radio italienne, lorsqu’on lui demandait ce qu’évoquait pour lui une île déserte. Cette réponse, Cédric la gardait en mémoire. Il fit ses adieux aux demoiselles qui venaient de le ruiner, et rejoignit son île à lui ou la photo sur panneau de bois prise par William Claxton l’attendait et les chansons du Don’t look back de John Lee Hooker. Les débuts sont prometteurs, mais tout fini par l’apocalypse fut sa dernière pensée avant de refermer la porte de son appartement derrière lui. Ainsi s’achevait, comment dire? Just a perfect day, un jour parfait.