Un ami algérien
Hier, j’ai écouté sur Arte une émission consacrée à la Francophonie. Ça m’a bien fait rire. Le journaliste avait invité un ancien ministre et celui-ci a détaillé en long et en large les liens indéfectibles qui reliaient les peuples d’Afrique et du Moyen-Orient à la France. Ils avaient, disait-il, un long passé en commun (manière pudique, sans doute, pour désigner la colonisation) et surtout un même amour pour la langue française. On le sait, la langue permet les échanges entre les hommes et si celle-ci leur est commune, il en résulte une sorte de fraternité naturelle. C’est du moins comme cela que ce ministre voyait la situation. Derrière ses propos, on devinait cependant qu’il pensait argent, accords commerciaux, exploitation du sous-sol, etc. L’hypocrisie habituelle.
Moi, ses propos m’ont ramenée cinquante ans en arrière et à ma propre expérience de la Francophonie, tout humaine celle-là. J’ai grandi dans un village reculé d’Ardenne, juste après la Deuxième Guerre mondiale. C’était un monde rural profondément catholique où les écoles n’étaient pas nombreuses. Pas question pour mes parents de m’inscrire en humanités générales à l’athénée de Saint-Hubert. Suivre un enseignement laïc eût été impensable pour eux. Je me suis donc retrouvée à l’école des Sœurs pour faire des “Moyennes ménagères”, où je m’ennuyais à mourir. À quinze ans, je me suis révoltée. Après quelques scènes épiques où j’avais enfin osé affronter mes parents, je me suis retrouvée en internat à l’École Normale de Bastogne, d’où je suis sortie avec un diplôme d’institutrice. C’était déjà mieux qu’aide-ménagère! Mais j’avais l’esprit aventureux et je voulais vivre ma vie. J’avais entendu dire qu’on recherchait des enseignants pour donner des cours de français en Algérie. Me voilà donc dans le train pour Paris, puis dans celui pour Marseille. Ensuite, ce fut la traversée vers Alger. Une vraie expédition! Je me souviens qu’on dormait dans de vieux transats dans la cale du ferry. Ensuite, une voiture m’a amenée à Médéa, à mille mètres d’altitude, dans l’Atlas tellien ou Petit Atlas. Le dépaysement était total.
La guerre d’Algérie était terminée depuis trois ans seulement, et les marques du conflit étaient encore partout. Surtout dans les mentalités. Cette guerre avait été atroce, tant du côté français que du côté du FLN. Tous les coups avaient été permis avec cette nuance, toutefois, que les Algériens, eux, défendaient leur patrie. Mais ce conflit appartenait maintenant au passé et le pays voulait aller de l’avant, on le sentait. Mais moi, qu’est-ce que je venais faire ici, dans ce contexte, pour enseigner le français, la langue de l’ancien occupant? Comment allait-on m’accueillir?
J’avais devant moi des classes de quarante-cinq élèves, de différents âges. La plupart des cours étaient donnés en arabe par un collègue algérien. Personnellement, je n’enseignais que le français, tout en m’étonnant de l’application que mettaient mes petits écoliers à apprendre ma langue, qu’ils auraient dû haïr. Mais le français avait encore beaucoup de prestige à l’époque, il possédait une renommée internationale et n’avait pas encore été détrôné par l’anglais. Pour tous les habitants de Médéa, il semblait normal que leurs enfants maîtrisent le français. Ils y voyaient un moyen d’émancipation. Peut-être rêvaient-ils de voir leur progéniture prendre un jour le chemin de la France et y faire leur vie. Il y avait chez eux une sorte de fascination pour la culture française, même si elle était teintée d’un grand ressentiment pour un pays qui avait occupé le leur pendant plus d’un siècle.
J’étais à peine arrivée depuis une semaine quand j’ai reçu la visite du curé de la paroisse. Qu’est-ce qu’il me voulait, celui-là?
— Ma chère petite, soyez la bienvenue. Je suis très heureux de votre présence en ces lieux, après les années pénibles que nous venons de traverser. Cependant, je tiens à vous mettre en garde. Vous êtes européenne et de culture chrétienne. Vous n’avez donc rien à voir avec les habitants de cette ville. Certes, ils se montreront bien gentils avec vous et sans doute le sont-ils vraiment. Mais ils sont arabes, ce qui fait une grande différence.
— Permettez-moi de vous interrompre. Ils ne sont pas arabes au sens strict. Ce sont plutôt des Berbères, non?
— Si vous voulez, mais ne jouons pas sur les mots. Ils sont musulmans et donc de culture arabe. Cela veut dire que vous ne pouvez pas les comprendre. Ils sont différents de nous. Vous devriez donc vous en méfier.
— M’en méfier, carrément?
— Oui, j’ai entendu dire que vous entreteniez de bons rapports avec vos collègues. C’est bien. Mais ne perdez pas de vue vos origines et votre culture. Derrière l’enseignement du français, ce sont aussi toutes nos valeurs que vous devez transmettre. Alors, pas trop de promiscuité, si j’ose dire. Ne vous laissez pas contaminer.
— Ben, vous savez, je suis toute seule ici, au milieu de tous ces Arabes, comme vous dites. Si je ne sympathise pas un peu avec eux, mon métier et ma vie vont devenir pénibles.
— Oui, je comprends, votre position n’est pas facile. Mais je vous aurai prévenue. D’ailleurs je suis certain que vous m’avez bien compris.
Là-dessus, il me salua et me quitta. Je crois bien que j’ai éclaté de rire dès qu’il eut franchi la porte. En effet, dès mon arrivée, j’avais fait la connaissance de Yahia, un des instituteurs de mon école. Je l’avais trouvé très sympathique et très beau aussi. Grand, athlétique, le teint hâlé, il maîtrisait par ailleurs parfaitement le français. Nous n’avions donc rencontré aucune difficulté pour communiquer. La Francophonie, elle était là, pour moi, dans ces rapports humains entre les êtres et pas dans tous les beaux discours que tiennent les ministres sur Arte.
Yahia était un passionné de musique et je crois que c’est ce qui nous a rapprochés (en plus de son physique avantageux qui ne me laissait pas indifférente et de ses grandes qualités humaines). Après tout, la musique est un langage universel. Très vite, nous avons organisé pour les adultes un cours d’initiation à divers instruments. Ce fut un grand succès et il y vint pas mal de monde. Rien que des hommes, cependant. C’était sans doute cela la différence de culture dont m’avait parlé le prêtre au début de mon arrivée.
Dans les cours de géographie qu’il donnait à ses petits élèves, Yahia essayait d’expliquer que l’Algérie était un pays cohérent, qui se devait d’exister politiquement, malgré les différences évidentes entre les zones sahariennes arides, les régions montagneuses, la plaine fertile de la Mitidja et la zone côtière. Lors des leçons d’histoire, il faisait surtout allusion aux récents événements de l’indépendance et à l’appartenance de tout le Maghreb à la culture arabo-musulmane. Bref, il avait remplacé les stéréotypes sur l’histoire de France par d’autres, sans doute plus proches de la réalité locale, mais tout aussi tendancieux. Il en avait conscience d’ailleurs.
— N’as-tu pas l’impression, lui disais-je parfois, d’avoir troqué une vérité pour une autre, également fausse?
— Que veux-tu, me répondait-il, chaque peuple réécrit l’Histoire à sa manière, afin de donner un sens à l’expérience collective qu’il vit. La France nous enseignait la grandeur de Louis XIV et de Napoléon, afin de prouver son prestige. C’était une manière de souligner notre insignifiance. Les temps ont changé. Maintenant, j’enseigne à de petits Maghrébins la grandeur de l’ancien califat abbasside de Bagdad, ce qui n’est peut-être pas mieux.
Ah Yahia! Un week-end, j’étais allée faire une grande randonnée dans les montagnes avec lui. Les paysages étaient sublimes et mon guide charmant. La nuit, j’avais espéré qu’il viendrait me rejoindre sous ma tente. Mais non, il n’est jamais venu. Était-il indifférent à ma personne? Je ne le crois pas. Simplement, j’étais confrontée une fois de plus à cette différence de culture. J’appartenais à la race des anciens maîtres du pays, et la récente indépendance n’avait pas encore effacé les vieux réflexes de respect et de soumission. Je crois que pour Yahia, je restais inaccessible. C’est du moins ce que je me suis dit pour me consoler quand je me suis retrouvée toute seule à me retourner dans mon sac de couchage.
À part cette excursion, je n’ai pas eu l’occasion de visiter l’Algérie. Je suis restée à Médéa, côtoyant les enseignants arabes. Ceux-ci étaient aussi pauvres que moi et n’avaient pas de voiture.
Un jour, j’ai eu la visite surprise de mes parents. Alertés par le curé, qui leur avait fait croire que j’avais de mauvaises fréquentations, ils étaient venus s’assurer que mon âme n’était pas en danger. J’ai dû leur expliquer que j’étais majeure, sûre de mes choix, et que je ne voyais pas en quoi le fait de fréquenter des musulmans était un péché. Ils étaient fort catholiques et ils sont repartis plus inquiets encore que lors de leur arrivée.
De mon côté, j’ai continué pendant deux ans à enseigner la langue française à mes petits Arabes. J’en garde des souvenirs inoubliables. Puis mon contrat s’est terminé. J’ai fait mes adieux à Yahia et je suis rentrée en Belgique. Deux mois plus tard, je partais pour le Liban, la perle de la Francophonie. Un pays admirable, cultivé, harmonieux (à l’époque), où tout le monde était charmant.
Je me suis retrouvée à Zahlé, une ville qui débouchait d’un côté sur la plaine de la Beeka et de l’autre sur la vallée du Berdaouni. Il y avait là, le long de ce torrent asséché, des dizaines de petits restaurants. J’y passais les soirées avec des amis, des Libanais qui s’exprimaient dans un français impeccable. Seul leur accent enchanteur trahissait leur origine levantine. Nous buvions beaucoup, surtout de l’arak, la boisson locale. Nous refaisions le monde tout en dégustant des hors-d’œuvre. Vers minuit, nous commandions de succulentes grillades. J’ai conservé en moi la saveur de cette cuisine libanaise, parfumée à souhait.
Le Liban était florissant à l’époque. C’était un pays de banques, qui semblait rassembler sur quelques kilomètres carrés toute la richesse du monde ou du moins celle de la France. De nombreux industriels ou hommes d’affaire de Paris venaient y déposer leurs économies. Pour eux, la Francophonie, c’était d’abord cela, le commerce et l’argent. Pour moi, c’était plutôt les amis autour d’un verre d’arak.
Après le Liban, je suis encore allée travailler en République démocratique du Congo (on disait le Zaïre, à l’époque), notre ancienne colonie belge. Mais je n’en finirais pas de raconter tous mes souvenirs. À trente ans, j’ai commencé à penser qu’il serait temps d’avoir un enfant. Mais je ne me voyais pas femme au foyer en train de préparer le repas pour le retour de mon mari. Non, une telle vie me semblait impossible. Cet enfant, je le ferais toute seule, en digne héritière de Mai 1968. Cependant, il fallait trouver un homme qui acceptât d’être le géniteur. J’avoue que j’ai repensé à Yahia, cet être charmant qui occupait toujours une place dans mon cœur. Mais des années étaient passées et nous ne nous étions pas revus. Je ne lui avais même jamais écrit. C’était un peu difficile, dans ces conditions, de lui demander d’être le père de mon enfant. Heureusement, j’ai trouvé quelqu’un d’autre. Lors d’une randonnée dans les Cévennes, en Lozère, mon guide s’est montré très compréhensif. Le comble, c’est qu’il était d’origine algérienne. C’était un ancien Harki, qui était venu s’établir en France lors de l’indépendance de son pays. La Francophonie, décidemment, a occupé une place de choix dans mon histoire personnelle. Mais comme je l’ai déjà dit, la mienne est humaine et n’a rien à voir avec les intérêts économiques des uns et des autres. Disons simplement que la langue française m’a permis de côtoyer des personnes avec qui je n’aurais jamais eu aucun échange sans cette communauté linguistique.
Le temps a continué de passer. Ma fille est née, puis ma petite-fille, et j’aperçois tout doucement le terme de ma vie. Lors du confinement dû au Covid, j’ai repensé à Yahia, que je n’ai jamais oublié. En tapant son nom sur Internet, j’ai découvert qu’il était devenu directeur de l’académie de musique de sa ville natale. J’étais heureuse pour lui. Malheureusement, en approfondissant mes recherches pour tenter d’entrer enfin en contact avec lui, j’ai découvert qu’il venait de décéder quelques mois auparavant. Quelque chose s’est brisé en moi. Pourquoi n’avais-je pas tenté de renouer des liens plus tôt? Ce jour-là, c’est comme si ma Francophonie s’était subitement écroulée.