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Tape, ô, tape

“Et tu tapes, tapes, tapes, c’est ta façon d’aimer”, 

“Nuit de folie”, Début de soirée (groupe dance-pop 1988).


J’ignorais, lorsque je dansais sur ce tube, que ce serait là le but de ma vie: taper sur des touches. Autrefois, je voulais me taper des filles aux jambes de trois kilomètres, comme le disait un de mes copains turcs. J’aimais bien cette image: parcourir des jambes, et arriver jusqu’au bout de leurs “barricades mystérieuses”, comme les avait définies le claveciniste François Couperin. Pour moi, aucune frontière entre Couperin et ce groupe qui enflamma les corps et peut-être les esprits en 1988: il était question de s’envoyer en l’air, et parfois même de voler avec mes ailes de fantôme, si tout allait bien.


Aujourd’hui, je vis bien loin de tous ces émois, car j’ai choisi de travailler dans la catégorie “nul”, sans possibilité d’avancement. Le salaire octroyé est attrayant, car stable et en tout cas suffisant pour celui qui s’est débarrassé du besoin de paraître.


Vu mes compétences, réputées “nulles”, ou si l’on préfère, mes absences de compétences, j’occupe un poste d’exécutant, sans plus. 

Je pousse sur les touches du clavier de la consommation. D’autres que moi nourrissent la machine de ce qui sera insufflé dans les envies du magma humain tel qu’il a été formaté de nos jours.

Outre les “nuls”, heureux de l’être, l’on dénombre aussi les “gonflés” et les “dégonflés”, les “imbus” et les “vides” d’eux-mêmes, les “travailleurs” compulsifs et les “fainéants” absous. Les “envieux” s’écartent des “satisfaits” selon diverses colonnes d’intérêts objectifs: la gloire, la connaissance et ses multiples dérivés, la fortune en ses deux acceptions, à savoir la chance et l’argent. Les “lettrés” se moquent des “illettrés” et réciproquement. Ce sont là les principales versions du monde non expressément animal.

En ce qui concerne le binôme “homme-femme”, il fut décidé d’en nier les problèmes d’autant, d’ailleurs, que l’identité sexuelle avait connu des séismes ayant gravement démantelé certains remparts. Les harangues et les malédictions s’étaient heurtées à la réalité, n’en eût déplu aux tenants du conformisme, voire de l’obscurantisme le plus étroit.


Mon travail était assez peu surveillé, car il était admis, en haut lieu, que les “nuls” ne représentaient aucun danger, et ce, en raison de leur minimalisme cérébral autant inné qu’entretenu. L’on sait que le pouvoir est parfois aveugle aussi bien en ce qui concerne la destruction des autres que la sienne propre.

Facile donc d’aller au boulot et d’en revenir sans encombre, sans contrôle superfétatoire.


Mais, le fait d’être un “nul”, catalogué comme tel, n’empêche nullement le fait d’être animé de curiosité ou d’envie de transgresser les règles.


Comme ma vie privée manquait de fantaisie et d’improvisations, il m’arrivait, après mes heures, de traîner quelque peu dans les toilettes, de m’y faire oublier et de descendre incognito dans les caves de l’employeur anonyme que je servais.

En parcourant des couloirs interminables et en violant quelques portes blindées, je découvris les alambics qui nourrissaient, très précisément, les machines sur lesquelles les doigts des “nuls” tapaient avec ardeur et conviction, car “obéir” était le maître-mot.


Après quelques visites, et quelques compréhensions plus subtiles de ces circuits, je décidai d’en inverser quelques-uns, de vider tel réservoir dans le réceptacle d’un autre, bref de donner un peu de diversité à tous ceux et toutes celles qui recevraient désormais des pulsions et des besoins assez éloignés de leurs configurations habituelles.


Au bout de quelques semaines à peine, tout se mit à dérailler.

Des femmes, pourtant “nulles” elles aussi, abandonnaient leurs achats compulsifs, et encourageaient leurs divers conjoints, amis ou amants à les suivre dans cette nouvelle démarche.

Des hommes, “gonflés” à l’opportunisme, oubliaient d’encenser, à jets mesurés mais continus, les dirigeants dont la bonne fortune s’étalait brillamment, quel que soit son origine ou son champ d’application.

Les “fainéants” travaillaient dur et exigeaient des reconnaissances absurdes pour ensuite se dégonfler, inconsidérément, devant des “nuls” imbus d’une supériorité qu’ils ignoraient jusque-là.

Chacun devenait un autre sans crier gare et les accidents de la communication s’intensifiaient dangereusement.


Le Service Secret des Conduites Adéquates (SSCA) se mit en branle afin d’éradiquer cette peste comportementale, totalement inopportune, et de déterminer rapidement quel abruti, non répertorié dans les registres ad hoc, avait pu brouiller le système, ou pour mieux dire, foutre un tel bordel.


Je me résignai à la prudence et je pris de plus en plus souvent mon train fantôme, le seul dont je connaisse, sans la moindre erreur, les horaires et les trajets.

Un jour, il m’a mené à destination, dans une chambre modeste, sans aucune décoration qui eût pu me plaire. Je m’y installai, sans confort, qu’il soit physique ou mental, mais en paix.

Dehors, quelques conversations à bas bruit s’écrasaient contre ma porte comme des dégueulis composés de mots appris et de formules immuables.

La voix de ma femme, par exemple, qui s’adressait à un inconnu avec son ton de Dolorosa:


— Je vous assure, Docteur, il devenait ingérable, il disait n’importe quoi. Je crois bien qu’il délirait… Vous allez le garder ici, j’espère?


Tape, ô, tape

?
Belgique
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