Sous les décombres
La petite Açelya se réveille dans le noir complet. Son esprit embrumé essaye de se repérer. Elle ne comprend pas pourquoi elle est allongée dans une telle obscurité. Pendant quelques secondes, elle croit même qu’elle a les paupières encore fermées et cligne des yeux, mais l’obscurité demeure impénétrable. Sa respiration déjà saccadée s’accélère encore. L’air est suffocant, moite, vicié, poussiéreux. Elle épuise rapidement le reste de ses forces. Chose étrange! Il lui semble que sa vie abandonne peu à peu son corps, elle se réfugie tout entière dans ses facultés morales. Réduite au dernier degré de l’atonie physique, jamais elle n’a éprouvé plus de force ou même d’exaltation morale.
Le moment de la crise définitive arrive, elle se sent comme emportée dans un tourbillon lumineux au milieu duquel flottent les figures les plus fantastiques, tandis que son corps est agité de frissonnements convulsifs et que retentissent à ses oreilles les éclats et les sifflements d’une affreuse tempête.
D’habitude, quand Açelya se réveille en pleine nuit dans sa chambre, elle a plusieurs points de repère: les gros chiffres du radio-réveil, l’encadrement de la fenêtre, le faible rai de lumière qui en provient et dans lequel dansent des particules de poussière, les contours de la table de chevet, les yeux lumineux d’Oscar, son ours en peluche, son armoire à glace qui reflète son image. Ils sont importants, ces points de repère, ils la rassurent.
Et en cet instant, ils lui manquent. Ou alors ils sont bien là et elle ne les voit pas parce qu’elle a sûrement un problème aux yeux. Lorsqu’elle veut se redresser, son front heurte quelque chose de dur et sa tête retombe. La douleur ne dure que quelques secondes, car elle cède rapidement le pas à la panique, qui prend le dessus sur toutes ses autres sensations.
Elle veut écarter les bras et pousser sur les côtés, mais là encore, elle se cogne. Impossible également de plier les genoux et de battre des pieds, elle rencontre un obstacle à chaque fois. En comprenant qu’elle est enfermée, Açelya s’agite de plus en plus.
Et plus elle panique, plus elle ressent le besoin de bouger, de se libérer de l’étroitesse et de l’obscurité. Elle se met à crier, à pleurer, elle tambourine avec ses poings sur la cloison au-dessus d’elle, encore et encore… avant de s’immobiliser. Personne ne l’entend.
À chaque seconde qui passe, sa poitrine se lève, s’abaisse, et chacune de ses respirations est accompagnée d’un gémissement. Son esprit cherche une explication, mais il est comme paralysé. Cela dure plusieurs minutes, jusqu’à ce qu’une digue cède et qu’Açelya est submergée par un flot de pensées.
Elle doit absolument les saisir au vol, c’est le seul moyen de reprendre un tant soit peu le contrôle de la situation. Elle doit réfléchir. Elle est enfermée. La peur… Réfléchir… Maintenant.
Que ce soit à gauche, en haut ou en bas, elle dispose de quelques centimètres seulement pour bouger. Il y a une odeur de renfermé, de béton, de poussière.
Les coups portés de chaque côté de sa prison lui semblent assourdis. L’obscurité et la claustrophobie sont en train de la rendre folle. À bout de forces, ses muscles se relâchent, comme si quelqu’un a débranché une prise.
Açelya resta immobile comme un pantin désarticulé, elle tente de respirer normalement, écoute le bourdonnement du sang dans ses veines et fond en larmes.
Abdullah et Azize ont prié Allah “toute la journée”, maintenant ils pleurent. Lui la quarantaine, barbu, plutôt grand, vêtu d’un sarouel, d’une veste courte, et d’un fez qui dissimule ses cheveux. Elle, petite, la trentaine, drapée dans une longue robe soyeuse et voilée par un turban qui lui enserre ses boucles brunes, elle se tient debout sur un muret disloqué dont elle ne descend pas encore, pas pressée, elle a peur d’atterrir. Il l’aide comme il peut et finalement réussit à la poser sur le sol jonché de gravats.
— Où sont les enfants? hurle-t-elle.
Il est des lieux qui vous empoignent. Qui serpentent leurs mailles autour de vos songes, qui ajustent leurs serres, juste assez pour vous laisser grandir, mais avec dans votre chair la meurtrissure de leur emprise.
Il est des portes et des fenêtres dont le bruit quand on les pousse est comme un cri du temps qui grince et qui brise encore l’oubli.
Il est des escaliers dont on aimerait tant gravir à nouveau les marches jusqu’aux chambres des enfants, juste une fois, une seule fois, en laissant couler dans sa paume le bois noble et lisse de la rampe.
Ça, c’était notre Maison.
Abdullah et Azize aimaient leur maison de pierres blanches. Même le père d’Abdullah, qui l’a désirée, imaginée, construite, l’a aimée. Ils l’ont aimée pour y rester toute leur vie avec leur progéniture. Ils l’ont aimée pour ne rien souhaiter d’autre, dans toute leur existence, que d’y demeurer blottis au creux des choses familières, laissant couler les jours heureux et doucement passer le temps.
Depuis le séisme qui a ravagé Kahramanmaras et englouti leur maison, Abdullah et Azize ferment toujours les yeux et prient Allah quand ils veulent se souvenir de leurs enfants. Cela fait déjà deux jours qu’ils tremblent pour Açelya, leur petite princesse de huit ans et pour Ayhan leur petit diable de douze ans.
Les fouilles se poursuivent. Chaque jour qui passe est un calvaire pour eux, à chaque minute de conscience, peut-être, ils s’efforcent avec impatience, avec violence même, de recréer chaque pièce de leur maison, chaque recoin. Ils s’accrochent aux détails, au bruit des boutons de porte qu’on tourne, aux odeurs de cuisine, aux cris des enfants. Ils veulent tout revoir, tout sentir à nouveau. Ils veulent évider l’espace du présent et faire resurgir, à coups de souvenirs forcenés, les lieux qu’ils aimaient tant, qu’ils connaissaient par cœur, qu’ils ont arpentés de génération en génération, toute leur vie, et qui, maintenant qu’ils n’y sont plus, s’effacent, se désagrègent peu à peu.
Leur maison, ils se la rappellent trop bien. La lente décadence des pièces dépeuplées par la disparition des ascendants, des parquets ternis, des couloirs jaunis où la peinture s’écaillait. Le carreau cassé de la porte d’entrée par lequel s’engouffrait le sable, tourbillonnant faiblement sur le sol du couloir comme une valse, ils voient encore tout et très nettement.
La table de bois lourde et immense de la salle à manger. Les couverts pour une quinzaine de personnes, pour la famille et les amis, sans exception, ils venaient tous manger le menemen, les dolmas ou les aubergines gratinées, des plats succulents préparés avec amour par Azize.
Ils se souviennent aussi de ces radiateurs en fonte écrus, froids dans les pièces où l’on ne vivait plus, les cheminées murées, les draps sur les meubles dans les chambres où plus personne ne dormait. C’était comme ça, à la fin.
Aujourd’hui, ils doivent chasser l’image de la maison… Que reste-t-il des printemps, des étés, des automnes et des hivers d’une vie?
Açelya bouge prudemment une main et laisse courir l’extrémité de ses doigts. Elle cesse de respirer, de penser, de bouger, et écoute le silence. Un silence de mort. Son propre cri lui vrille les tympans. Secouée par une violente quinte de toux, son corps se tord au point que sa tête heurte à nouveau le béton. Toujours en toussant, elle essaye de se tourner sur le côté, sans succès.
Elle avale de travers et manque de s’étouffer. Puis, comme prise d’épilepsie, ses bras et ses jambes sont secoués de soubresauts et heurtent à leur tour les gravats.
Dans la panique, elle ne parvint pas à reprendre sa position initiale et se cogne partout. Puisant dans ses dernières ressources, elle se retourne sur le dos et frappe de ses poings fermés. Elle hurle tellement fort qu’elle croit que ses poumons vont exploser. Tant pis, tout ce qu’elle veut, c’est sortir de ce trou et retrouver sa famille. Açelya se cramponne de toutes ses forces à la vie qui lui parait vouloir s’échapper, lorsqu’enfin elle s’abandonne. Ses sensations deviennent si confuses, qu’elle perd bientôt tout sentiment de l’existence.
Elle ne sait pas combien de temps elle est restée ainsi, quand tout à coup, elle se réveille dans un calme presque extatique, son corps est parcouru par une foule de sensations voluptueuses… elle tambourine, crie jusqu’à ce qu’elle se sente partir et… le jour… incroyable. Comment est-ce possible?
Les pertes humaines s’amoncellent de jour en jour. Abdullah et Azize tremblent, ils ont entendu dire que des enfants ont été retrouvés sous les décombres et qu’il faut les identifier.
Un médecin s’est approché de son lit, il laisse échapper ces mots: “Tout est fini!”. Il recouvre la figure d’Ayhan avec un drap blanc, les sanglots de la famille éplorée sont très douloureux. Ils ne peuvent ni parler, ni faire un geste.
Ils sont dévastés. Leur fils est pour toujours séparé des vivants.
Puis il y a les condoléances.
Sans un mot, Ayhan s’est dissout dans l’espace. Ne restent de lui que quelques photographies, des souvenirs à la pelle, un lourd fardeau de regrets.
La terre nourricière a tout enseveli, elle a tremblé, vivante et incarnée, elle a gémi, elle tient le monde dans sa main. Ses muscles sont en pierre et ses gestes sont précis. Elle est brutale et sans pitié.
Le séisme est éternel, son temps est démembré. Il éclate sur une minute infinie. Sa violence permanente est dressée contre l’humain. Abdullah et Azize connaissent sa force et son aridité.
Il blesse, il va de la mer jusqu’aux montagnes, jusqu’au désert.
Les gens courent, fuient, Abdullah et Azize recherchent toujours leur fille avec un cœur rempli d’espoir. Il y a toujours un espoir, un infime espoir pour retrouver Açelya vivante. “La petite, où est la petite?”
Açelya se réveille. Un réveil affreux, comme si elle est en train de se noyer et que sa tête crève enfin la surface après une longue remontée en apnée. Son rêve s’évapore alors qu’elle reprend conscience. Peut-être a-t-elle fait un cauchemar? Un malaise diffus rôde en elle. Tout son être lui hurle de se lever, de s’enfuir.
La voix angoissée de son père lui parvient:
— Tu es réveillée ma petite princesse, halète-t-il.
Elle cligne des paupières, remonte des méandres obscurs de l’inconscience. Ses parents ont les mains posées sur ses épaules et ils la scrutent avec anxiété.
Il n’y a aucun bruit à part un ronronnement sourd, probablement une ventilation. Pourquoi se réveille-t-elle ici? Cela n’a aucun sens. Mais surtout, la peur de ses parents, contagieuse, grandit en elle.
— Où est-on? balbutie Açelya.
— Écoute, je sais que c’est difficile pour toi.
— Où est-on? répète-t-elle un peu plus fermement.
Ses parents hésitent, avant d’avouer du bout des lèvres:
— Dans un hôpital. Tu as eu un très grave accident.
Le mot “accident” lui envoie un jet de peur sous la peau. Elle tente de rassembler ses souvenirs, mais plus elle les convoque et plus ils s’effacent, à la manière de son rêve. Des ombres passent, floues, qu’elle ne peut saisir, et qui s’enfuient dans le vide impressionnant de sa tête. Est-ce qu’elle a perdu la mémoire?
À cette idée, la chair de poule hérisse ses bras. Un grand froid se répand en elle.
Elle se souvient de son père, de sa mère et de son frère bien sûr. Elle s’accroche à leur image et parvient à retrouver les dernières heures avant le séisme. Elle se revoit, dans sa chambre, en train de préparer son sac avant d’aller à l’école.
Elle se rappelle du bruit, de cette crevasse immense qui s’est ouverte sous eux pour les engloutir avec une lenteur gourmande, elle a vu Ayhan plonger dans ce trou béant. Elle a hurlé!
Il y avait ce bruit assourdissant qui leur emplissait la tête et la brume de gravats qui flottait autour d’eux, rendant l’air irrespirable et leur piquant les yeux.
Puis son père qui leur a ordonné de partir:
— Vers la sortie, vite!
Puis plus rien. Ce fut le vide total, elle s’est retrouvée sous les gravats et elle a perdu connaissance.
Abdullah et Azize doivent s’agripper l’un à l’autre pour conserver leur équilibre. Un grondement sourd résonne, tout proche. Un nuage de poussière se déverse dans la rue. Ils rampent, asphyxiés par leur course folle, et s’écorchent les genoux sur l’asphalte. La maison finit de disparaitre dans le sol, déglutie par un trou gigantesque qui menace à présent d’avaler les routes, les arbres, les voitures. Et, dans quelques instants, ce sera leur tour.
— Où est Ayhan?
Les lèvres de ses parents frémissent, ils tremblent comme s’ils allaient fondre en larmes.
— Nous sommes désolés.
— Papa, maman, vous me faites peur…
— Tu sais Açelya, il y a eu un énorme tremblement de terre et ton frère n’a pas survécu.
Açelya fronce les sourcils.
— Nous n’avons plus rien, la maison est engloutie, Il faut qu’on parte d’ici. Nous ne sommes plus en sécurité.
Ils la dévisagent comme s’ils attendent une réponse à une question.
— Quoi? dit-elle pour les faire répéter, les yeux brillants de larmes.
— Tu as pris un coup sur la tête Açelya. Tu as été longtemps inconsciente.
— Longtemps? relève-t-elle avec inquiétude. Je suis restée dans le coma?
Oui, Açelya! Mais tu es vivante et c’est ce qui importe. Tu es un cadeau béni du ciel. Allah soit loué…