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Sous le radeau

“Le chaos déterministe nous apprend qu’il ne pourrait prédire le futur que s’il connaissait l’état du monde avec une précision infinie. Mais on peut désormais aller plus loin car il existe une forme d’instabilité dynamique encore plus forte, telle que les trajectoires sont détruites quelle que soit la précision de la description.”

Ilya Prigogine, La fin des certitudes


B. s’est déjà prêté à un florilège de rôles si bigarré que vous pourriez aisément en composer un pastiche de la pochette du sublime album des Beatles prétendument attribué au sergent Pépère — Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, d’ailleurs paru l’année de sa naissance, comme un présage à ce récit. On l’a en effet vu jongler sur scène au Palais des Beaux-Arts, danser sur la piste du Cirque Bouglione, piloter un robot par la seule force de sa volonté, inspecter un navette spatiale de la NASA, diagnostiquer les acouphènes du général Titus, faire office de célébrant de mariage, de commissaire d’exposition, porter les insignes de docteur honoris causa en pleine vague Harry Potter, représenter le folklore belge au Conseil de l’Europe (sur la base d’un malentendu), voire la littérature francophone de Belgique en France et en Pologne (n’y voyez que du bleu). Il a assumé une foule d’autres fonctions improbables — il ne s’en glorifie guère mais devrait-il s’en repentir? Parmi elles, il faut citer celle d’exégète de la Genèse, qu’il assuma du haut de la chaire d’une synagogue du Michigan au beau milieu de l’office d’un sabbat automnal.

Son ami Nigel P. l’avait invité à donner une série de conférences en divers lieux de cet État dont le nom, pourtant adapté de l’ojibwé, m’évoque l’insanité. Les auditoires et les sujets étaient variés mais convenus. Le matin du cinquième jour, Nigel avait prévu tout autre chose, invoquant un manque d’imagination: “I cannot imagine that you do not have something interesting to say about the creation of the world!” Épreuve? Châtiment? Flagornerie? Ou simplement la cécité propre à l’amitié? B. s’y plia volontiers. Sur la route de l’aéroport, ils firent halte entre terre et ciel.

Ils gravirent, bruyants malgré eux, les trois marches couvertes de gravier rose qui menaient à une maison de briques rouges qui ne laissait rien paraître de l’extérieur. Un jeune portier en cravate et calot assortis, préoccupé de sécurité, s’assura de leur authenticité d’une voix douce mais ferme. Nigel servit à B. de laisser-passer. La décoration intérieure révélait un goût prononcé pour les arbres. Dans l’élégante salle d’accueil, chaque détail célébrait leur majesté. Les murs étaient peints des verts apaisants des forêts en été. Des sculptures délicates ornaient les étagères chargées de livres aux belles reliures, tandis qu’un chandelier étirait ses sept branches en bois sculpté au fond de la salle entre l’arbre de vie et celui de la connaissance.

Nigel engageait B. à proposer à l’assemblée une “parole”, comme vous pourriez traduire son mot liturgique, qui pour moi n’est que de l’hébreu. Parole, comme Alain Delon et Dalida. Nigel espérait que B. éclaire selon son inspiration les premiers versets de l’Ancien Testament. “Au commencement était la Parole”, fait dire à Jean le deuxième volet de la Bible — la sequel, comme disent certains Gentils américains. Le soleil allait se coucher une heure et demie plus tard à Bruxelles, sa destination, mais lui, qu’avait-il à offrir à un public averti?

Ils rejoignirent dans la salle principale deux ou trois douzaines de fidèles décontractés drapés du châle de prière à franges. Bientôt, Nigel se fit appeler au pupitre. Tous répondirent “Amen” à je ne sais quoi et l’ami de B. se mit à cantiller le trope de la semaine — compétence inattendue pour un épidémiologiste de renom — suivant le texte d’une baguette d’argent terminée par l’index tendu d’une main ciselée.

Avez-vous jamais assisté à un pareil rituel? Après un nouvel “Amen” enthousiaste, vint le tour de B. d’entrer en scène. Il n’allait pas jouer les rabbins. Mais comment s’effacer efficacement devant le leur? Sur lui tous les yeux. Devant lui, le rouleau de la Torah à peine déroulé laissait apparaître la toute première colonne tracée de lettres couronnées à même le parchemin. Rassurez-vous: si B. n’a qu’un tour dans son sac, il sait l’accommoder et l’assaisonner comme du pain perdu (que les locaux appellent French toast comme ils disent French fries pour nos frites). Si vous l’osez, suivez-le.

La première lettre du Livre est la deuxième — le bet — de l’alphabet, l’équivalent de notre B français. Il commença donc par cette lettre hébraïque, que je reproduis ici à votre intention: ב.

Y reconnaissez-vous, tout comme B., le bassin et les cuisses de la parturiente, Mère engendrant l’Univers, vous et moi, nous tous, depuis lors et pour toujours de génération en génération? B. leur avait été présenté comme un spécialiste du développement de la petite enfance. Il lui semblait logique de commencer par le commencement. Singeant la maïeutique socratique, il questionna de bonne foi, avec une ingénuité non feinte, et tous semblèrent pardonner la trivialité de gloser dans ce contexte sur l’entrejambe féminin — nous connaissons mieux le culte de la Vierge. Ils attendaient la suite. Puisqu’il s’agissait de la Genèse, il allait parler génétique. En se préparant la veille à l’hôtel, une fois sa valisette bouclée, il avait repéré au verset 27 une référence aux chromosomes sexuels. Mais il se concentra d’abord sur cette lettre B, la première du premier mot (Berechit, "Au commencement"), qui est également la première du mot suivant (Bara, "créa").

Le son [b] est la première consonne prononcée par les nourrissons partout sur Terre lorsqu’ils sont placés sur le ventre, dès qu’il commencent à explorer leurs vocalises. Nous l’articulons avec les deux lèvres en poussant l’air exprimé des poumons à travers le chenal vocatoire obstrué tout en faisant vibrer les cordes vocales. Le ב se dit donc du bout des lèvres. Savez-vous que l’hébreu de la Torah — comme l’arabe du Coran — ne présente que les consonnes, demandant au lecteur de les investir en les faisant vibrer de voyelles? Vers l’âge de sept ou huit mois, bien campés sur le ventre, notre babillage à vous et moi se composait de séquences de consonnes labiales et de voyelles comme “bababa”. Vous ne vous en souvenez sans doute pas, mais avez-vous entendu des bébés s’exprimer de la sorte? Le mot “bébé” lui-même dérive vraisemblablement de telles lallations.

La deuxième lettre des deux premiers mots de la Genèse, que je vous ai cités à l’instant, correspond à notre R, prononcé [ʁ], qui apparaissait dans nos propres lallations précoces quand nous étions installés sur le dos car cette position favorise les sons gutturaux, comme “areuh-areuh”. Dire que c’est de Bible que B. était censé parler! Il enfilait ces lettres comme un jeune enfant exerce la dextérité naissante de ses petits doigts avec des petites perles. B-R-B-R, pensait-il. Les Grecs, qui nous ont tout appris, auraient eu raison de n’y entendre que “bar-bar”. Barbare (βάρβαρος), pour cette raison, était leur manière de caractériser l’étranger, c’est-à-dire celui qui ne parle pas leur belle langue mais un charabia inculte.


“Il n’y a plus ni Juif ni Grec”

Paul, Épître aux Galates


Revenons vers Berechit. Vincent E. s’interrogeait récemment sur l’ascendance de la langue française, comme s’il demandait que l’on lui remémore le pédigrée, disons, de Clovis. En préparant son commentaire michiganais, B. eut une révélation à la fois sur cette question — du français — et sur la structure de l’Univers, ou son absence. Si je n’ai pas bien compris le premier verset, le deuxième est beaucoup plus obscur encore. C’est celui qui parle du tohu-bohu qui précède l’origine de toute chose. “Or la terre n’était que tohu-bohu; des ténèbres couvraient la face de l’abîme, et le souffle de Dieu planait à la surface des eaux.” Qu’est-ce que le tohu-bohu? Pour le savoir, B. a consulté les notes de Rachi, le plus éminent des commentateurs de la Bible. Rachi est l’acronyme de Rabbi Chlomo Itshaki, un bisaïeul millénaire de son épouse, donc le sien par alliance, si vous pouvez croire sa tante New-yorkaise férue de généalogie, dont elle a appris l’existence, justement, quand celle-ci reconstituait l’arborescence de sa famille. Rachi était un vigneron champenois il y a de cela dix siècles. Il était doué d’une intelligence peu commune, d’une mémoire remarquable et d’une grande humilité, que l’on peut deviner dans les écrits qu’il a laissés. Dans ses commentaires, Rachi favorisait toujours le sens le plus simple, le plus obvie des mots et des versets. On aime raconter qu’il s’efforçait par ses annotations concises de répondre aux questions qu’un enfant de cinq ans pourrait se poser.

Voici ce qui a conduit B. à une révélation. Le tohu-bohu, était-ce la matière informe dont le Créateur forma le monde? Mais était-Il alors créateur? Rachi, lui, débroussaille la voie: pour expliquer ce point précis de la Genèse, alors qu’il se lance en hébreu, la langue de ses lecteurs, il doit avoir recours à ce qu’il appelle la “langue du peuple étranger [à l’hébreu]”. Les Barbares? Non point! Ce qu’est le tohu-bohu, Rachi ne peut l’élucider qu’en français! Celui qu’il pratiquait avec ses voisins ainsi qu’avec ses clients amateurs de vins fins de Champagne. Cette langue qui est la nôtre, notre langue maternelle, la langue de nos débats et de nos mots tendres, de nos chansons et de nos livres, la langue française, notre fierté et notre maître à penser, existait avant que rien n’existe. Et elle est restée en fleurs sans dépérir: plus de trois-cent millions de francophones distillent quotidiennement son parfum — il est vrai, dans un climat déplorable de cacophonie générale.

Rachi nous éclaire, en français dans le texte: le tohu est ce que le français — l’ancien français, la langue d’oïl — qualifie d’“estordisson”. Si d’aventure vous aviez été personnellement confronté au tohu-bohu, qu’auriez-vous ressenti? Il s’agit là, bien évidemment, d’une expérience de pensée, comme le malin génie de Descartes, l’ascenseur d’Einstein ou le chat de Schrödinger. Mais c’est une approche valide pour résoudre par la puissance de l’entendement des problèmes extrêmement ardus, surtout si la démarche empirique ne peut pas être appliquée. Vous voici donc en plein tohu-bohu (je le sais bien: celui-ci prévaut avant l’apparition de l’espèce humaine, rapportée seulement le sixième jour; nous n’en sommes même pas au premier) — que ressentez-vous? J’en conviens, c’est une consigne difficile. Un professeur américain d’origine juive (Thomas Nagel) réfléchit sérieusement — il y a cinquante ans — à l’effet que cela lui ferait d’être une chauve-souris, et en tira des conclusions qui me passent loin au-dessus de la tête. Quant à Rachi, il fit pour nous l’exercice du tohu-bohu. Et sa réponse est sans équivoque: l’estordisson, c’est-à-dire l’étourdissement. Vous seriez pareils à la torde ivre — l’oiseau que nous nommons grive — qui a picoré du raisin fermenté.


“C’est ainsi que, pressé de l’ivresse effrénée,

Un poète devient, par son goût, enragé;

L’esprit, dans ses accès, est mis hors de lui-même,

Et son délire, en vers, toujours court à l’extrême.”


Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement. Il ne fut jamais rien d’autre que l’estordisson. L’état qui précéda le récit de création n’a jamais été modifié par celle-ci. Il est impensable, faute de référence, de principes et de lois, sauf en français, dans lequel il ne peut être éprouvé que dans la stupéfaction. Dans ce chaos essentiel et inaltérable, le hasard peut nous donner à voir une structure, comme la danse désordonnée des grains de sable au gré du vent les dépose suivant des dessins sans dessein d’apparence soignée, que nous aimerions lire. Nous sommes fascinés par les ponts que les fourmis se retrouvent à créer de leurs corps toujours grouillants. Ou les formations fluides et harmonieuses des volées d’étourneaux qui se déplacent dans le ciel sans qu’un guide dirige le groupe et dans lesquelles nous essayons de percevoir quelque signe qui nous serait adressé.

C’est la langue d’oïl qui nous trompe, nous rassure et nous asservit, bien que nous l’ayons oubliée. C’est elle, la belle langue de Rachi, qui nous dicte la manière dont nous catégorisons, comprenons et partageons le monde, qui est en fait le tohu-bohu persistant, au point que lui aussi nous l’oubliions. Les Beatles ont essayé de défaire cette illusion et de nous ramener à ce que nous n’avons jamais quitté dans la désintégration musicale des quarante dernières secondes de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Ils ont même refermé la spirale des microsillons pour que la fin du disque tourne en rond et ne s’arrête jamais. Mais eux, vous, B., moi, pas plus que le grain de sable ou les dunes, la musique, le poisson, les bancs de poissons ou même la mer, nous n’existons pas — bien que le texte de la Genèse, qui n’existe ni plus ni moins, prétende à la création.

L’estordisson est comme un fluide qui tend à former des trajectoires de convection traçant des motifs réguliers — vous en voyez dans la casserole dans laquelle vous vous apprêtez à jeter les pâtes. Sur cet océan, la Genèse des mots a assemblé un sommaire radeau sur lequel je vous rencontre les pieds au sec, comme B. a vu les habitués de la “choule” du Michigan qui ne savent pas non plus qu’ils ont le pied marin. Les poutres du radeau ne sont plus d’ancien français, mais de textures plus récentes comme l’hébreu, l’américain, voire le français moderne.

J’espère ne pas vous donner le mal de mer. Je ne sais pas où nous allons. Je contemple la pochette de l’Album Blanc, le disque suivant des Beatles. Oserais-je encore vous proposer d’écouter la plage Revolution 9? Ou plus profondément: Yellow Submarine?

Sous le radeau

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Belgique
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