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Sorti du placard

Cinquante-deux mille quatre cent nonante-cinq jours et autant de nuits, sept mille quatre cent nonante-huit semaines…

Cela fait tout ce temps que j’ai vécu suspendu ici, sous un ciel constellé de boulettes en papier mâché. Pour me tenir compagnie, il y avait bien mes vieux potes, tous vêtus comme moi de braies et de saies mais le peintre les a mis hors champ sauf un, mais pour l’entraver. Humiliant. Il y avait ce ridicule petit marcassin que mon adjoint portait au bout d’une hampe. Quand personne ne regardait, il la déposait discrètement, surtout la nuit quand tout était fermé. Quelqu’un l’a viré. Encore heureux que pour prendre la pose l’on m’ait fait monter sur mon destrier blanc. D’habitude on me campe sur un bouclier, imaginez la crampe pour mes fidèles serviteurs! Et puis il y a l’autre, le rital avec ses grands airs, que je toise depuis cinquante-deux mille quatre cent nonante-cinq jours et autant de nuits, sept mille quatre cent nonante-huit semaines…

Tout le monde sait qu’une de ses aïeules faisait des ménages et venait de… mais chut! J’étais censé faire la génuflexion devant lui, en projetant à ses pieds tout un fourbi d’épées, de pilums et d’étendards tout droit sortis du stock armoricain. J’ai refusé et le syndicat des figurants m’a soutenu… Des figurants! Rendez-vous compte… Quelle déchéance!

Les dégradations ont commencé après la première guerre. Le respect fout le camp, a dit l’instit’ qui est revenu de Verdun délesté de ses jambes. Il a fallu aménager l’estrade et puis aussi faire de la place à côté de nous, pour Le Roi Albert à l’Yser. Personne n’a vu ou alors tout le monde a fait semblant de ne pas voir le forfait: profitant d’une absence prolongée du Maître, un potache grapheur avant la lettre m’a affublé de lunettes. Moi, des lunettes! Il aurait pu griffonner des moustaches mais j’en avais déjà. Cet ajout, je n’en ai pas fait un drame, c’était pratique pour mieux contempler la Jeanne, celle du mur d’en face, extatique sur son bûcher. Depuis le temps qu’elle y grille… Mon camarade entravé en bas à droite dont personne n’a songé à desserrer les liens, il se croit drôle en l’appelant la pustule d’Oléron, cela met Jeanne en rage, elle a écrit à la Direction pour harcèlement. Classé sans suite, évidemment. 


Vous savez quoi? Ils m’ont roulé sans ménagement et fichu dans la remise, à côté des projecteurs diapos hors d’âge et d’Oscar le squelette à qui il manque un fémur. Un inspecteur de l’éducation a parlé d’une vision biaisée de l’histoire… et puis tout le monde nous a oubliés. Au fil du temps, d’autres voisins sont arrivés: notre beau Congo belge, Albert Schweitzer soignant les lépreux. Suivis plus tard par la Communauté économique du charbon et de l’acier et le système lymphatique! Moins controversés mais pas assez ludiques, dépassés, sans interactivité, hop, au clou comme nous! Le monde a changé, j’ai dû m’y faire. Les vérités d’hier deviennent les fake news d’aujourd’hui et nous, les vieilles images, nous sommes juste bonnes à alimenter des banques visuelles détenues par des multinationales. Sait-on jamais qu’un graphiste farfelu ait l’idée de nous recycler? Je tremble déjà à l’idée que l’intelligence artificielle me mette en situation compromettante avec ce César en jupette.

Ah! Comme je regrette ces mouches taquines qui venaient me chatouiller et puis ces instituteurs successifs qui tous me donnaient de petites tapes amicales avec leur longue règle en bois qui sentait bon la craie et le buvard de fond d’encrier!

Après tout, ils ont raison: c’est une aberration historique de voir en nous les aïeux de tous ces petits morveux. Comment voulez-vous que nous ayons pu l’être, confinés que nous sommes depuis cinquante ans au moins dans ce placard à balai? Et qu’avant cela nous étions réduits depuis le 19e siècle à jouer les figurines Paninix en grand format?

Où et quand, me direz-vous, aurions-nous pu procréer? La nature bidimensionnelle de nos anatomies a toujours empêché la moindre érection. Heureusement d’ailleurs, car l’absence de personnages féminins sur toutes nos supports, saintes mises à part, aurait fait de nous de grands frustrés. À moins que… Non, je m’égare, je suis un vrai mâle Gaulois simple de papier comme d’esprit… Qu’alliez-vous imaginer? 


Mais quand même… Une impression d’une telle qualité, pensez, dix-huit passages en chromolithographie sur Canson spécial 400 gr/m2 revêtu d’un pelliculage à toute épreuve, tout cela pour se retrouver suspendu dans une classe et puis roulé au fond d’un placard durant cinquante-deux mille quatre cent nonante-cinq jours et autant de nuits!

Pourtant, au moment où je ne m’y attendais plus, divine surprise, ils m’ont sorti du placard! Une Commission a retenu ma candidature pour figurer dans un jeu vidéo financé par le Puy-du-fou…


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Très librement inspiré par le souvenir d’une toile “Vercingétorix jette ses armes aux pieds de Jules César”, du peintre d’Histoire Lionel Noël Royer.


Sorti du placard

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