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Saisonnier

Ah! la beauté de la langue, le parler-vrai, le souci de la grammaire, l’amour du vocabulaire précis, le bonheur d’une syntaxe bien pensée… Ouvrir lentement un livre et se délecter de cet assemblage de mots qu’un écrivain de génie a couché sur le papier et parfois réécrit des dizaines de fois, quêtant l’absolu. S’assoir dans un fauteuil d’une salle de théâtre ou de cinéma et se régaler de ces dialogues justes, de ces répliques ciselées jusqu’à la moindre virgule. Écouter encore et encore cette chanson dont la poésie ne s’étiole jamais.

Au sortir de l’enfance, il pressentait déjà qu’un langage pur serait son credo, que la défense de la langue serait sa raison de vivre. Alors que ses congénères en culottes courtes déchiffraient Oui-Oui ou Fantômette, les malheurs de Sophie ou les aventures du Club des Cinq, lui encore gamin partait en exploration de la bibliothèque familiale, découvrant émerveillé les grands classiques et les meilleurs auteurs contemporains. Le sens profond du Cid ou du Misanthrope, du Père Goriot ou de l’Étranger lui échappait bien sûr. Mais sous les yeux de ses parents ébahis, il se délectait de la musique des mots des chefs d’œuvre littéraires, savourait l’esthétique de chaque phrase, la précision de chaque ponctuation.

Il opta naturellement pour des études de lettres classiques et modernes qu’il acheva brillamment par un doublé agrégation doctorat. Il embrassa logiquement une carrière universitaire de grammairien, bien balancée entre enseignement des subtilités de la langue et recherches hermétiques de linguistique moderne. Il se rêvait l’héritier des Vaugelas, du Bellay et autres Litré, espérait immodestement que ses écrits académiques surclasseraient dans l’histoire de la langue la Grammaire de Port-Royal ou le Grand Dictionnaire Universel de Larousse.

À trop penser sa vie par et pour les mots, il en oubliait les mots de la vie. Nul partenaire pour l’accompagner au quotidien, aucune épaule sur laquelle se reposer quand, en des moments de désespoir, il voyait sa langue si précieuse de plus en plus maltraitée, jusque dans la presse écrite ou télédiffusée. Seul il se sentait à combattre les dérives. Et seules comptaient pour lui la beauté de la langue et l’intelligence des mots.

Las! les années passaient et le linguiste sentait peu à peu son enthousiasme originel s’émousser dans des amphithéâtres désertés et des conférences ronronnantes. Sous ses yeux se décomposait une langue à laquelle il donnait toutes ses forces. Il voyait l’orthographe péricliter, la syntaxe s’anémier, la grammaire s’affaiblir. Les outils à la disposition de l’enseignant-chercheur qu’il était lui parurent soudain stériles. Que retenaient de ses cours les étudiants même les plus motivés? Qui s’intéressait à ses recherches fort éloignées de la sacro-sainte technologie synonyme de profits conséquents? Il lui fallait promptement réagir… Il maîtrisait, à la perfection estimait-il, la langue; il en ferait alors un usage immodéré. De la théorie à la pratique. Il disait ce qu’était la langue et ses règles, n’intéressant qu’un petit cercle d’initiés. Dorénavant, il démontrerait au plus grand nombre quel merveilleux outil elle est et ce qu’elle permet.


Il s’inventa romancier et essayiste, pour montrer la voie. Après des débuts confidentiels d’écrits trop hâtifs pour être aboutis, il trouva rapidement la mesure du succès. Alternant œuvres de fiction et écrits d’opinion, il rencontra son lectorat chez les amoureux des belles lettres, les passionnés du point virgule, les gourmands d’un vocabulaire finement choisi… Il constata avec bonheur qu’ils étaient bien plus nombreux qu’il ne l’escomptait.

Propos et récits, aussi remarquables furent-ils, n’étaient somme toute pas l’essentiel. En pénétrant dans un de ses nouveaux opus comme on s’introduit dans un nouveau monde, on guettait la formule seyante, le verbe idoine, la syntaxe achevée. Il était devenu un écrivain reconnu, attendu. Il était le sujet de prédilection dans les soirées mondaines où placer un de ses propos était du plus bel effet. Son nom propre était devenu commun, comme un bien matériel dernier cri qu’il était de bon ton d’afficher sur soi. Dans ses rêves les plus fous, il se voyait même paré de l’habit des immortels!

La qualité de sa plume attira ceux dont le parler en public était le métier sans qu’ils en aient le don. Politiques et capitaines d’industrie le courtisèrent pour qu’il les assistât dans leurs tirades aux masses populaires ou leurs exposés aux happy few. Que n’étaient-ils pas prêts à offrir pour une allocution bien léchée, une formule bien sentie? Il se para d’un anonymat de Polichinelle pour produire au nom de ces puissants moult discours dont certains passeraient sans nul doute à la postérité. Quelques célébrités du show business le sollicitèrent aussi pour en faire leur plume. Il repoussa leurs propositions, parfois poliment, parfois vertement, contant à qui voulait l’entendre qu’il refusait son talent à ceux qui n’en avaient à l’évidence aucun pour le beau parler.

Le monde du spectacle lui fit bientôt les yeux doux. D’illustres réalisateurs du grand écran comme de la petite lucarne le sollicitèrent pour signer les dialogues de leurs œuvres, voyant en lui un digne successeur des Audiard, Simonin et autres Boudard. Avides de slogans percutants, les publicitaires espéraient de lui le mot juste, l’expression frappante, le verbe marchand. Il fit aussi bien le bonheur de chansonniers à voix par des textes à la poésie assurée que des compositeurs talentueux portaient sur de nobles musiques.

On s’arrachait le prosateur à succès qu’il était devenu. Jurys de prix littéraires, festivals et salons d’auteurs, concours d’écriture, conférences savantes… Les invitations tombaient en pluie sur sa table de travail. On rivalisait d’ingéniosité pour s’assurer de sa présence, jouant de différentes cordes, littéraire, artistique, pécuniaire… La gestion de son agenda devenait sa principale préoccupation s’il escomptait conserver un peu de temps pour poursuivre ses travaux d’écriture.

Lui qui autrefois, pour un traitement chiche, arpentait les couloirs poussiéreux d’une université en mal de reconnaissance s’étonnait d’une manne financière qui confinait à l’obscène. Pourquoi offrait-on tant pour un discours flamboyant, un manuscrit ciselé, un texte où chaque mot, chaque tournure de phrase interpelait par sa justesse? Il convint bientôt que rareté faisait richesse. Incapables pour la plupart d’un langage châtié, ses commanditaires s’en remettaient au sachant, apte à les ravir de ses prouesses linguistiques.

Roman, discours, chanson… Quel que soit le texte à produire, le quotidien était sa source primordiale d’information. Il dévorait la presse, non pour se nourrir de sa qualité littéraire, très inégale selon lui, mais plutôt pour y puiser son inspiration. Faits divers, remue-ménage politique, considérations économiques, événements sportifs ou culturels, avancées scientifiques, tout était bon pour abreuver son imaginaire. Faits et analyses étaient notés, enregistrés, digérés, récupérés. Boulimique d’informations, il se gavait en permanence de renseignements souvent anecdotiques glanés au fil des publications journalistiques.


Il absorba les premiers articles sur l’intelligence artificielle comme tous les autres, les digérant en une bouillie informationnelle dont il tirerait, le moment venu, une vitamine textuelle. Le sujet revenant de plus en plus fréquemment dans ses lectures, il y prêta davantage d’attention, toujours à l’affût d’un sujet potentiellement dominant pour l’une de ses créations. Lorsque quelques journalistes évoquèrent l’impact de cette technologie sur certains métiers, certaines qualifications, il prit le temps de la réflexion.

Si sa culture était vaste, ses compétences scientifiques étaient proches du néant. Il ne comprenait goutte aux discours vulgarisateurs sur les technologies d’intelligence artificielle. Il saisissait en revanche parfaitement les perspectives qu’ouvraient ces outils. Il eut alors une pensée marrie pour tous ceux qui, le plus souvent malgré eux, avaient accepté un emploi dont on prédisait qu’il serait à court terme occupé par un automate ou un logiciel. En son for intérieur et sans modestie aucune, il se réjouissait de disposer de capacités intellectuelles telles qu’il était sans aucun doute irremplaçable.

Tel un grand artiste, la création était son domaine, son fonds de commerce. On le rémunérait grassement pour avoir de nouvelles idées et les transcrire en un langage élaboré que seuls les humains pouvaient produire et comprendre. Le linguiste qu’il était ne se satisfaisait pas de l’usage à tout-va du terme-valise intelligence artificielle.

Il s’intéressa malgré tout à ce qui semblait devenir un vrai sujet de société, voire de civilisation. Il avait conservé de ses années de serviteur universitaire quelques rares amitiés professorales et un accès clandestin à des bouquets de revues savantes. Ses anciens collègues, confrontés à l’utilisation par les étudiants d’agents conversationnels intelligents, s’avouaient démunis, partagés entre effarement, admiration et aigreur. Dans les journaux scientifiques, le sujet prenait une place de plus en plus marquée. Les opinions des chercheurs divergeaient quant aux impacts de ces outils sur la société en général, sur les capacités linguistiques de la population en particulier.


Très occupé par ses multiples activités, il ne prit pas immédiatement conscience du changement. Tout à la relecture de son dernier roman et l’esprit déjà absorbé par les dialogues d’une future superproduction cinématographique, le fait lui avait échappé. Il s’était passé des semaines sans qu’un homme d’État ou un dirigeant d’empire industriel ne le sollicite pour un discours. Après chaque bon à tirer d’un nouveau livre, il s’offrait en effet quelques jours de repos, se coupant du monde dans une retraite luxueuse pour souffler et réfléchir posément avant d’enchaîner.

C’est alors que se révéla à lui le sentiment du changement. Ceux-là mêmes qu’il servait encore naguère, ministres ou PDG, apparaissaient toujours face caméra, sans plus le solliciter. Avaient-ils appris? Il savait bien que non. D’autres linguistes lui faisaient-ils concurrence? Il en doutait. Après d’intenses cogitations, il dut se résoudre à accepter l’idée qu’une des hypothèses possibles, sinon la plus probable, était que les nouveaux discours de ces dirigeants pouvaient très bien avoir été écrits par les outils logiciels que lui avaient décrit ses anciens collègues. Il en fut perplexe.

De retour aux affaires, il allait s’atteler à l’écriture des dialogues qu’on lui avait commandés quand il reçut un message d’annulation bredouillant de vagues excuses. Il tenta sans succès d’en joindre l’auteur, un troisième assistant-réalisateur qu’on avait chargé de la basse besogne. Les semaines suivantes furent bien employées à honorer les demandes passées de chanteurs et de publicitaires. Mais force fut bientôt de constater que le flux des nouvelles sollicitations s’était tari. Ses interlocuteurs privilégiés, jadis pressés de lui répondre, étaient maintenant aux abonnés absents ou prétextaient d’impérieuses obligations pour reporter sine die une franche explication.

Trainant son ennui dans quelques soirées mondaines, il se convainquit bientôt de la justesse de son hypothèse initiale. Lui qu’on suppliait naguère d’accepter à prix d’or une collaboration avait été supplanté par des machines qui, certes, n’avaient pas l’élégance de son style mais, s’entrainant sur le réseau mondial, produisaient, telle la bibliothèque de Babel, tout ce qu’attendait le public. Délesté de toutes ses charges annexes, il décida de se consacrer à son prochain roman dont il proposa un synopsis à son éditeur auquel il était resté fidèle malgré des sollicitations concurrentes financièrement vertigineuses. La réponse, longue à venir, fut courtoise et polie mais négative. En d’autres termes, on le mettait à la porte, prétextant une évolution significative des attentes des lecteurs. Les remerciements pour une longue et fructueuse collaboration étaient convenus.

Il eut brusquement le sentiment que le monde s’effondrait sous ses pieds, qu’un abîme s’ouvrait devant lui. Son téléphone qui ne cessait autrefois de sonner était maintenant terriblement silencieux. Ses relations étaient devenues “indisponibles”, ses amitiés professionnelles “empêchées”. Il était ce sportif de très haut niveau qui tombe dans l’oubli après une série de blessures rédhibitoires et de contreperformances flagrantes. Il était ce chanteur qui disparaît des ondes et des écrans lorsqu’il perd sa voix ou cesse de plaire…

Ses ressources financières se tarirent. Les intelligences artificielles, apprenant de l’existant, avaient fortement fait évoluer les goûts du public, les standardisant. Ses ouvrages sortirent des rayonnages. Les chansons qu’il avait écrites cessèrent d’être diffusées. Il proposa un recueil de ses mémoires, ne reçut aucune réponse. Il était trop orgueilleux — ou trop déprimé — pour envisager un retour à l’université dont il était en disponibilité. Il décrocha à force de persuasion un boulot de correcteur pigiste chez un petit éditeur de seconde zone. Il relisait des textes écrits par des logiciels, corrigeait de loin en loin quelques virgules. Un comble…


Cet été-là fut, et de loin, le plus chaud qu’on ait jamais connu. La canicule se mesura non en jours mais en semaines et même en mois. Les humains souffraient, certains, nombreux, décédaient. Les matériels souffraient, certains, nombreux, cédaient. Les équipements de production électrique étaient mis hors service, les uns après les autres. Les systèmes d’information, privés de climatisation, offraient un fonctionnement erratique ou devenaient inopérants. Le chaos s’installait.

Entre deux coupures du réseau, il reçut soudain plusieurs messages sur son téléphone. Privés de leurs générateurs de texte, des députés, des ministres, des directeurs généraux avaient retrouvé son numéro parce qu’ils avaient un besoin urgent de discours mesurés pour gérer une crise climatique, sanitaire, sociale, économique et écologique majeure qui leur échappait totalement. Des réalisateurs réclamaient son aide pour terminer les dialogues de coûteux projets cinématographiques interrompus. Des chanteurs attendaient des textes purs et joyeux pour alléger une situation anxiogène et morbide. Son éditeur espérait une fiction brève et enjouée à même de mettre du baume au cœur d’un lectorat oppressé et usé.

Il était à nouveau attendu, espéré, presque indispensable. Mais il n’était pas dupe. La canicule passée, les équipements réparés, les réseaux à nouveau opérationnels, l’intelligence artificielle reprendrait sa place, la première. Jusqu’à la prochaine grande canicule, jusqu’aux prochains grands froids peut-être. Par chance, osait-il penser égoïstement, il y aurait probablement de plus en plus de telles crises majeures. Il était devenu un littérateur saisonnier. Il était un écrivain climato-dépendant.

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