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Retour à Széchenyi

« Les tyrans modernes ne promettent rien, ils font barrage. »

Agnes Heller



Eszter me tend la main et m’invite à la suivre dans le tourbillon d’eau chaude. Je touche le bout de ses doigts, mais elle est vite emportée par la force centripète des vagues. On évolue heureusement dans le même sens, dans le même flux. On ne se quitte pas des yeux, on se sourit dans les flots. Le froid est piquant en cette journée d’avril et une légère brume stagne au-dessus du grand bassin extérieur.

Budapest a la gueule de bois. Les urnes ont rendu leur verdict. Viktor Orban a remporté les élections, une énième victoire d’affilée. Les gens autour de nous, dans ce petit tourbillon ludique des Thermes de Széchenyi, songent-ils aux résultats et à leurs conséquences ? Sans doute. Mais les commenter à voix haute… Personne n’ose tenter l’exercice. Sur la façade du complexe néo-baroque, on peut lire : Urbi et Orban, « À la ville et à Orban ». Cette curieuse bénédiction adressée aux Hongrois, et en particulier aux adversaires du système en place depuis tant d’années, résonne dans les esprits, dans les consciences cadenassées. Le slogan est connu de tous, affiché partout, dans les bains publics et les stades, dans les rues commerçantes et sur les abribus, dans les cantines des écoles et les couloirs des ministères, dans les stations de métro, sur le moindre mur à l’abandon. Urbi et Orban, répété toute la journée sur les ondes, dans les médias, relayé sur les réseaux sociaux, infiltré sur les smartphones. Rien ne doit exister en dehors du système de pensée de Viktor Orban. Tout est sous contrôle : appareil politique, médias, éducation, culture…

Après le tourbillon, le calme. Et toujours cette vapeur au-dessus de l’eau. Eszter nage sur le dos jusqu’à l’autre bout du bassin. Je la suis en nage indienne. Il y a des petites tables de jeu d’échecs où des hommes et des femmes jouent les pieds dans l’eau. Chaque jour, avec ou sans gueule de bois, Budapest se réveille de la même façon, à moitié immergée, pieds humides et tête au vent. On s’arrime à une table. Les doigts d’Eszter pianotent sur le damier du jeu d’échecs. Ses longs ongles vernis de rouge évoquent des griffes sensuelles, desquelles je crains de ne pouvoir me dépêtrer. Elle me parle de son métier. Elle travaille « pour l’État », formule qui, ici, est tout sauf vague : un État-mâchoire d’acier qui offre de l’emploi et broie par la même occasion. Elle a déjà été chargée de plusieurs « missions spéciales ». La dernière en date tient à la fois du contrôle, de la délation, et avant tout de l’inventaire.

Eszter est responsable de l’archivage des « registres des bars et restaurants » de la capitale hongroise. Les autorités ont imposé à l’entrée des établissements un registre dans lequel les clients sont obligés d’inscrire leurs nom, téléphone, adresses postale et mail. Le but ? Tracer, évaluer les mouvements, la fréquentation des cafés et des restos, du bar tendance à la table trois étoiles, du caboulot le plus glauque à la pire des gargotes. Qui met les pieds où ? Avec qui ? À quelle heure ? À quelle occasion ? À quelle fréquence ? Dans chaque arrondissement, chaque quartier, chaque rue, des agents de l’État viennent relever les registres une fois par semaine et les déposent au centre de tri et d’archivage situé à Pest, à quelques arrêts de métro des Thermes de Széchenyi. Si l’obligation du registre est respectée par les établissements – la refuser entraînerait une fermeture immédiate et des poursuites pouvant mener jusqu’en prison – le format, le type de papier, la reliure et la couverture des recueils sont libres. Eszter se retrouve face à des amoncellements de cahiers très disparates. Avec son équipe, il s’agit d’abord de les conditionner, les plastifier, les agrafer, ensuite de les étiqueter et les ranger par arrondissement, par quartier, par rue, sur des rayonnages kilométriques. Les enquêteurs réalisent un dépouillement systématique et pervers de chaque registre. Ils testent la véracité des écrits. Ils vont contrôler les adresses suspectes. Ils passent des appels téléphoniques, envoient des mails. Dans la plupart des cas, les données fixées dans les registres correspondent à la réalité ; les sbires de Viktor Orban font tellement peur que la masse n’a pas envie de mentir. Il y a pourtant un petit pourcentage de fraudeurs ou plutôt de farceurs. Une des blagues les plus répandues est d’utiliser le nom d’un collègue, d’un voisin, d’un ennemi. Le malheureux dont l’identité a été usurpée se retrouve vite dans l’embarras. La police débarque chez lui – direction le poste de police le plus proche pour des heures d’interrogatoire. Les comiques vont parfois un cran plus loin dans l’absurde. Les registres des bars et des restaurants les plus anonymes sont soudain marqués par le passage de célébrités : de Captain America à Elon Musk, en passant Elisabeth II, Tintin ou Rocco Siffredi. Les dossiers que les enquêteurs ne lâchent jamais sont ceux liés de près ou de loin à une personnalité proche du pouvoir – prendre le nom d’un politique hongrois et, pire encore, celui de Viktor Orban, est assimilé à un crime.

Eszter continue de pianoter des doigts sur la table tandis qu’elle me raconte ces histoires de registres. Je n’en mène pas large. Parce que, plusieurs fois, j’ai joué au rebelle de pacotille en écrivant des mensonges dans les registres des bars et restaurants de Budapest. Quand je quitte quelqu’un ou un lieu, je ne dis jamais au revoir. Alors laisser mon nom, mon adresse et mon téléphone écrits noir sur blanc, très peu pour moi. Je repense à la signature que j’ai le plus souvent utilisée : « Le Petit Orban ». Combien sommes-nous à avoir traité Orban de « petit » ? Et de « minus », de « gros », de « stupide » ? Et de… ? J’ai rencontré Eszter hier soir, dans un bar du centre de Budapest. Je suis immédiatement tombé sous son charme. Dans le registre, j’ai encore pris des risques en écrivant une énième fois « Le Petit Orban » à côté d’une adresse et d’un numéro de téléphone inexistants. Il y avait trop de bruit dans le bar pour discuter à notre aise. Je lui ai proposé de me rejoindre aux Thermes de Széchenyi ce matin. Elle a directement accepté. Ici, le bain est à la fois une institution et un maillon social…

Eszter me demande ce que je fais à Budapest. L’accent qui mâtine mon anglais l’intrigue également. Et si notre rencontre ne devait rien au hasard ? Par les temps qui courent, les espions doivent être nombreux dans la capitale. Assis dans l’eau chaude, je commence à être parano. J’essaie de la rassurer en lui disant que, moi aussi, je travaille pour l’État. Voilà trois mois que j’ai intégré la Légion étrangère du mur de l’Est. Après un premier mur érigé au sud, entre la Hongrie et la Serbie, suite à la « crise des migrants », Orban a décidé de construire un nouveau mur, à l’est, le long de la frontière avec l’Ukraine : 103 kilomètres suivant en partie la rivière Tisza, sur les bords de laquelle serait mort Attila – de quoi se glorifier d’arrêter les conquérants les plus intrépides ! Fossés, double clôture, barbelés garnis de lames de rasoir, lignes électrifiées, miradors, bunkers, caméras, capteurs pour détecter les mouvements, route pour faciliter les déplacements des patrouilles… L’ouvrage titanesque voulu par Orban doit stopper net les vagues de migrants, ces « ennemis de la nation ». La main-d’œuvre étant insuffisante pour que le chantier soit achevé dans les temps, les « déviants », dont je fais partie, ont été enrôlés de force dans la Légion, leurs papiers confisqués. Une fois par mois, pour maintenir notre moral à un niveau acceptable, on a droit à trois jours de repos surveillé à Budapest. Le logement payé, un pass pour accéder gratuitement aux principaux bains de la ville (Gellért, Rudas, Lukács, Kiraly…) – c’est pour cette raison que je suis de retour aux Thermes de Széchenyi. Seuls les bars et restaurants sont à notre charge, en passant par la case registre où je glisse sans relâche mon « Petit Orban ». S’évader pendant la permission ? Les plus chanceux des légionnaires qui ont tenté l’aventure croupissent dans une prison d’État, les autres reposent dans une fosse commune.

Ce que je faisais en Hongrie avant d’être intégré dans la Légion ? Du tourisme… Eszter sourit. Ceux qui ont rejoint le chantier du mur de l’Est répondent tous la même chose. De quoi m’a-t-on accusé pour me confisquer mon passeport ? Trois fois rien… Eszter éclate de rire. Elle s’écarte de la table et nage en brasse coulée vers les quelques marches qui permettent de sortir du bassin. Je la suis. Elle sort de l’eau la première, sensuelle dans son maillot rouge. Elle lâche ses longs cheveux noirs. On prend la direction des bains intérieurs, on marche vers d’autres vapeurs, d’autres senteurs, d’autres lumières vives ou tamisées.

Des voix résonnent dans la succession des salles du complexe néo-baroque. Ambiance tantôt tiède, tantôt fraîche, puis soudain suffocante. Grappes de corps inertes dans les bassins dédiés aux soins relaxants ou à la balnéothérapie. Peignoirs et serviettes aux patères, armées de tongs et de sandales alignées contre les murs. Ondes, vagues, bruits d’eau. Effervescence, bulles ou impression de mer d’huile. Chuchotements, discussion d’alcôve, vapeur et nuages intenses quand s’ouvrent les portes des saunas et des bains turcs. On traverse les salles côte à côte. Eszter sur ma droite – travelling luxueux. On opte pour un des bains les plus chauds. Elle s’immerge la première – nouvelle séquence cinématographique sophistiquée. Elle se dirige vers un recoin faiblement éclairé. Je la rejoins et m’assieds à côté d’elle. Elle s’étend dans l’eau, tête en arrière pour tremper ses cheveux. Seul son visage affleure à la surface – ses lèvres, ses dents très blanches, l’alignement parfait de son front, de son nez, de son menton.

Sur le chantier du mur de l’Est, des gars m’ont raconté avoir été pris en flagrant délit dans un bistrot. Ils avaient écrit tout et n’importe quoi dans le registre, le soir même où la police venait contrôler la clientèle et vérifier si tout le monde avait bien inscrit ses données personnelles avant de s’attabler. Le lendemain, ils s’étaient retrouvés dans un bus militaire les emmenant sur le chantier du nouveau mur anti-migrants. Moi, je ne me suis pas fait avoir comme ça. Pour intégrer la Légion, je n’ai pas eu besoin de recourir au « Petit Orban ». En city-trip dans la capitale, j’ai eu le malheur de sortir d’un bar quand passait le cortège d’une manifestation interdite de militants LGBTQIA+. Il y avait de la joie, de la bonne humeur, de la musique. Un homme et une femme m’ont agrippé par le bras et attiré au milieu du cortège. On m’a embrassé, on m’a offert un verre de bière, une langue anonyme m’a chatouillé le fond de l’oreille droite. Quand je me suis retourné pour voir d’où ça venait, j’ai remarqué que le bar duquel je venais de sortir était déjà loin, invisible même, et que cette vague humaine m’emmenait tout aussi loin, dans la direction opposée, dans le soleil couchant. Plus on passait devant des bars et des restaurants, plus le cortège grossissait. Des hommes et des femmes inertes sur le pas des portes ou sur les terrasses étaient phagocytés, emportés par la vague. Rideau. Une heure plus tard, tout ce beau monde était cerné par les forces de l’ordre, les participants de la manifestation étaient arrêtés, interrogés et bientôt privés de liberté, déportés sur le chantier du mur de l’Est.

Eszter laisse passer quelques minutes avant de reprendre la parole. Et de quelle façon ! Elle me demande si, pour moi, Viktor Orban est « grand » ou « petit ». Je feins de ne pas avoir entendu sa question à cause des bruits qui résonnent dans le bassin. Elle insiste. Grand ou petit ? Pour toute réponse je plonge la tête sous l’eau, pour cacher mon sourire, jubilant d’avoir été démasqué avec tant d’élégance…

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