Reprise de volée
Turin 1931. À chaque aube, Mara fredonne des mystères, ouvre la route des secrets, déplie la carte de la tendresse, lignes, courbes, latitudes, longitudes, elle s’éveille peu à peu d’une nuit de cauchemars. Chaque matin, dans la cour d’une cité morne et grise, les rêves de Mara se fracassent sur le chant fasciste “Giovinezza” entonné à tue-tête par une jeunesse qui, il n’y a pas si longtemps, s’élançait derrière un ballon et s’éparpillait dans un éclat de rire. Désormais, les braillements et vociférations sont la loi, personne ne parle. En regardant les hommes et les enfants se préparer pour une énième marche à la gloire du Duce, la jeune femme s’ébroue contre les spectres de l’oppression et sourit. Aujourd’hui, c’est dimanche. Elle a rendez-vous.
Le calme est revenu dans la cour. C’est l’heure où les femmes s’affairent à rendre la maison propre avant de préparer le repas dominical. Les bambins tournent autour de leurs mères pour grappiller quelques caresses et sucreries. Dans la chambre qu’elle partage avec deux de ses sœurs, Mara revêt une jolie robe à fleurs, cadeau de ses parents pour son vingtième anniversaire. Giovanna, la cadette, la taquine:
— Allez Mara, avoue, t’as un fiancé!
— Oui, ma Giovanetta. Il est beau, fort et sent bon le sable chaud.
— Quand tu le présentes à la famille? demande la petite Pipetta.
— Bientôt mon cœur, très bientôt. Maintenant, ouste, sortez d’ici les filles. Laissez-moi me préparer.
Une fois seule, Mara farfouille dans l’armoire pour extirper un sac qu’elle cache sous son lit en attendant l’heure de quitter la maison. Elle rejoint sa mère et ses sœurs dans la cuisine. Ensemble, elles chantent l’amour pour chasser la passion morbide qui s’est emparée de tout le pays. D’autres refrains s’échappent des appartements. C’est le temps des femmes! Si court, si précieux. Mara et sa mère montent sur le toit pour étendre le linge fraîchement lavé. Un ciel d’un bleu pur a remplacé la grisaille matinale. La jeune femme offre son visage au doux vent qui frôle les corps. Une petite tape dans le dos interrompt cet instant:
— Te voilà bien mise. Finalement, tu t’es décidée à faire comme nous autres? Y a qu’un homme pour faire de nous de vraies femmes.
Mara se retourne lentement vers celle qui l’interpelle en affichant un sage sourire:
— Eh oui, comme tu vois, tout arrive. Comment va ton père? On ne le voit plus.
C’est un homme très occupé. Il met en place la révolution nationale prônée par le Duce dans notre région.
— C’est quoi la révolution nationale?
— Bah, je ne sais pas trop, mais gare à ceux qui se mettent en travers de sa route.
— J’imagine bien. Désolée, je dois rejoindre ma mère pour l’aider à étendre le linge. Bon dimanche à toi.
L’heure du déjeuner arrive. Sa mère a préparé des aubergines farcies au four, son plat préféré. Elle ne s’empiffre pas comme à son habitude, mais picore le met au point que sa mère s’en étonne:
— Quelque chose ne va pas ma fille?
— Tout va bien, maman. C’est délicieux!
— Mais tu ne manges presque rien.
— C’est parce qu’elle est amoureuse, lance Giovanna.
— C’est vrai, demande sa mère.
Mara reste silencieuse. Mentir à sa mère qu’elle aime par-dessus tout est sacrilège. Elle bégaye, rougit et s’enfuit en larmes dans sa chambre.
— Je ne comprends pas ce qui la met dans ses états, s’interroge la mère en se tournant vers Giovanna. C’est beau d’être amoureuse. Je ne reconnais pas ma fille. Tu es certaine qu’elle a rencontré un jeune homme?
— Oui maman. C’est ce qu’elle nous a dit ce matin, hein Pipetta?
— Oui, même qu’il sent le sable chaud, gazouille la piccola.
— Moi, je sens une entourloupe là-dessous, maugrée la mère.
À treize heures précises, Mara réapparait, son sac en bandoulière. Elle salue sa mère et ses sœurs en les assurant être de retour vers dix-huit heures. Enfin dehors, libre! Elle court pour attraper le bus qui a failli partir sans elle. La ville défile sous ses yeux. De sa banlieue aux quartiers cossus du centre-ville, Mara voyage dans sa tête et dans son cœur. Encore deux arrêts avant le bonheur. Dans un chuintement, le bus la dépose sur une aire en friche jonchée de détritus et de coulées de boue séchée où se profile à l’horizon, comme un palais éblouissant, le stade de la Juventus, la squadra de Turin. Elle saute du bus et se dirige vers l’unique tâche verte qui compose le paysage. Elle passe sous des barrières, traverse un camp de gitans en souriant aux enfants rencontrés sur son passage. Ils l’ont surnommée “la signorina della dominica”.
Arrivée dans le seul parc ayant échappé à la destruction du quartier, Mara rejoint un groupe de jeunes femmes. Ensemble, elles se cachent derrière de chétifs fourrés pour se déshabiller. Lorsqu’elles quittent leur paravent naturel, toutes arborent un maillot blanc et noir, un short noir et des tennis. Certes, l’ensemble a un petit air dépenaillé, mais nous assistons à la naissance du premier club de football féminin de Turin. L’une des joueuses brandit un ballon sous les vivats de ses partenaires. Après un échauffement ponctué de nombreux fous rires, elles se positionnent de chaque côté du terrain. Elles sont quinze, sept d’un côté, sept de l’autre et une arbitre. Une équipe porte un serre-tête rouge, la seconde a choisi la couleur bleue. Quatre grosses pierres marquent les buts. Tout le monde est en place, le match peut commencer.
L’entame de la partie revient à l’équipe rouge qui a gagné au tirage au sort. L’arbitre siffle le début de la partie. Le ballon virevolte de joueuse en joueuse: “Cours, cours!”, “J’arrête pas”, “Eh, à moi”. But! Les deux équipes se rejoignent pour se congratuler. Le match se poursuit. Il y a d’autres buts, certains contre son camp. Peu importe, le plaisir est ailleurs. C’est la liberté retrouvée autour d’un ballon et l’intense désir de s’amuser ensemble. Lorsque saint Benoît de Nursie conseilla à ses moines “Mens sana in corpore sano”, il ne pouvait imaginer que le temps viendrait où de gentilles ménagères, couturières, employées, modistes, institutrices utiliseraient sa devise pour jouer au football. Ces jeunes femmes, habituées à la violence des chemises noires, harcelées dans la rue par la jeunesse fasciste, soumises à la sévérité d’un régime religieux, disent “non” avec un ballon. Non aux fourneaux et à l’aiguille, non au mariage, à l’éducation des enfants, au bien-être de leur mari comme unique avenir.
La fin de partie est sifflée. Qui a gagné? Toutes et chacune d’elle. Avant de remettre sa belle robe à fleurs, Mara chasse la sueur de son corps, recoiffe sa chevelure et range sa tenue de footballeuse. Elle embrasse ses camarades et dit “À dimanche prochain!”. Sur le chemin du retour, elle salue les enfants gitans, reprend le bus et pense, en regardant le ciel, “plus nous jouions, plus nous aimions ça et le reste importait peu”. C’est si bon d’abolir le reste, ne serait-ce qu’un court moment. N’est-ce pas là que se nichent les prémices de la résistance?