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Re-traite

Dernier jour de travail pour Romain. Ce jour que tout un chacun attend avec impatience et excitation. Il est enfin arrivé.

Ces derniers mois, Romain s’était plu à tenir le compte à rebours, frétillant de plaisir à chaque jour barré dans l’allégresse.

Un jour de moins, deux jours de moins ; une semaine de moins ; un mois de moins. Tant de pas qui le rapprochaient progressivement de la fin de sa carrière. Le repos qui se profile à l’horizon. La fin des contraintes professionnelles. Le temps retrouvé, pour soi. Un temps dédié aux loisirs amplement mérité après une vie consacrée à travailler. La perspective réjouissante d’un autre rythme de vie moins contraignant.

Et puis, Voilà. C’est le jour J. Son dernier jour d’homme actif. Dernier jour d’une vie passée dans l’enseignement. D’une vie vécue avec autrui. D’une vie consacrée aux autres. À tous ces autres que nous élevons. Et qui nous élèvent. Nous enrichissent aussi. Et qui ne sont pas qu’un simple et banal nom sur une liste. Mais des individus à part entière, avec des histoires de vie parfois lourdes à porter.

C’est le Jour J pour Romain. Et pourtant…

Levé à l’aube, buvant café sur café, Romain ne ressent pourtant pas l’euphorie escomptée. Pire, c’est une vague de chagrin qui le submerge. Le déstabilise. Le perturbe. Le remue.

Rien qu’à l’idée de ce dernier cours de français qu’il assurera de quatre à cinq, il a les larmes aux yeux. Inattendue est cette tristesse qui s’est invitée au programme. Déroutante aussi.

La retraite. Quel terme étrange finalement pour qualifier la fin d’une vie professionnelle. Une mise en retrait en quelque sorte. Un bannissement.

Soudain, Romain n’a plus envie de battre en retraite. Ce sont des flux de nostalgie qui remuent en lui.

Soudain, il n’ose songer aux lendemains ; ce à quoi ressembleront ses jours, désormais.

Pendant quarante ans, déjà quarante ans, se dit-il presque étonné par ce chiffre, je n’ai connu que cela, l’espace de la classe, les élèves, les cours de récréation, les collègues, les parents. Sans compter les corrections, les préparations, les vacances scolaires que l’on attend avec impatience. Les situations conflictuelles en classe, les échecs des uns. Les réussites des autres…

Quarante ans déjà. Faits de bonheur. Bonheur de la transmission ; bonheur du partage ; bonheur des rencontres.

Quarante ans de coups de gueule aussi. Face aux directives souvent contradictoires. Souvent inappropriées à la réalité du métier. Des ordres et des contre-ordres.

Quarante ans émaillés de grands moments de tension hélas, de situations psychologiquement parfois lourdes à dépasser. Et toutes ces casseroles que l’on ramène chez soi et qui parfois, nous privent du sommeil.

Des jours avec et des jours sans. Mais tellement de joies, surtout. Toutes ces générations que l’on a eu la chance de porter presque à bout de bras quelquefois.

Et voilà que c’est fini.

Déjà ? Romain a soudain envie de le hurler, ce déjà. De le hurler haut et fort. Comme pour le renier. Comme pour le repousser, ce déjà qui tout à coup, arrive un peu trop tôt.

Il n’a pas vu les années passer.

Bientôt, tout cela, une vie, ce sera du passé. Cela relèvera du domaine de l’avant.

Et moi ? Se souviendront-ils de moi ? Les élèves, les collègues, les parents, parfois toute une fratrie, nombre de générations… Que leur restera-t-il de moi ?

Un nom qu’ils évoqueront au passé, sans doute, en employant l’Imparfait. Mon nom.

Une envie folle de dire Non ! De vociférer ce Non.

L’heure passe. C’est déjà le 4 juillet. Quarante ans ont filé. Sans prévenir.

Nous autres, enseignants, nous ne sommes que passeurs, au fond. Des passants aussi, au fond. Mais des passants qui s’attardent, qui prennent le temps, qui ne se contentent pas de déambuler à la va-vite. Des passants qui savent marquer des arrêts le long de la longue passerelle menant aux autres, qui nous attendent ; ces autres d’abord anonymes, inconnus, et qui deviennent au fil des jours nos élèves. Un peu nos enfants aussi. Et qui s’invitent dans notre vie. Ceux dont l’existence à elle seule justifie notre travail. Et jusqu’à notre fatigue.

4 juillet. Sept heures à l’horloge sur le mur d’en face.

Romain s’arrache à son canapé, se lève, se saisit de sa sacoche.

Il est temps pour lui d’y aller. Pour l’ultime fois.

Son premier cours est à 8 heures. En quarante ans de métier, jamais il n’a été en retard.

Ce serait un comble, pour son dernier jour, de déroger à l’une de ses sacro-saintes règles, la ponctualité.

Il songe vaguement à son premier cours. Son premier jour d’enseignant. Que c’est loin ! Il sourit tendrement à ce souvenir. Se remémore le trac qui s’était emparé de lui, le débutant inexpérimenté, face à ces élèves de troisième qui l’observaient, le jaugeaient, le testaient. Et toutes leurs tentatives pour le déstabiliser, lui, le nouveau.

Que d’images défilent sous ses yeux… des milliers d’images. Un kaléidoscope de visages… des prénoms, des débats, des sorties pédagogiques…

S’arrachant à contre-cœur à ces souvenirs d’un temps révolu, il lui vient à l’esprit ce proverbe persan qu’il affectionne :

Qui a fait le travail ? Celui qui l’a achevé.


Il est temps d’y aller. La cloche du départ a sonné.

C’est l’heure pour Romain, de s’acheminer vers son premier cours du jour.

Et… son dernier cours.

Dernier ? Et si ce n’était pas le dernier ? Et si ce n’était qu’un quelconque dernier jour d’école avant les grandes vacances scolaires ? Qui sait ?


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Le titre est une référence à Rimbaud

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