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R.--A. Thome

Ana Pardo Siluro ferma son livre et jeta un œil songeur sur l’horizon, malmené par la tempête tropicale Jacques-Henry, qui avait placé l’ensemble du pays en alerte rouge. Les maisons poussaient comme des dents écartées. Des implantations du plus mauvais goût. Grâce à Dieu, la rage immobilière ne sévissait pas trop près de leur immense demeure. Elle reprit la lecture du classique. “On se leva à l’heure ordinaire, l’évêque entièrement remis de ses excès et qui dès quatre heures du matin s’était trouvé bien scandalisé de ce qu’on l’eût laissé coucher seul, avait sonné pour que Julie et le fouteur qui lui était destiné vinssent occuper leur poste; ils arrivèrent à l’instant, et le libertin se replongea dans leurs bras au sein de nouvelles impuretés, quand le déjeuner fut fait suivant l’usage dans l’appartement des filles.” Ana pensa à son entreprise avec découragement. Elle peinait à mettre un point final à la première adaptation des Cent vingt journées de Sodome du Marquis de Sade en écriture inclusive. Le résultat lui semblait tiède; l’ergonomie de la lecture, désastreuse. Il lui prit l’envie de s’ouvrir un petit Chablis, mais ce serait pour plus tard. Elle se dirigea, plaintive, vers le bureau de son époux:

– Tu as une minute?

– Le temps ne m’appartient pas.

– Un exercice sadique, cette réécriture du divin Marquis. Je n’aurais jamais dû accepter cette commande. Du masochisme pure jus!

– Le dix-huitième n’est pas une cour de récréation…

– Vraiment, cette langue est d’un pessimisme paradoxal… Le français a beau être mon idiome d’adoption, je le trouve orienté vers le passé.

– Que veux-tu que j’y fasse?

– Quel déséquilibre entre les temps du passé et ceux qui rendent compte du futur… Alors qu’on s’oriente, sans le vouloir même, vers le futur…

– Certains moins que d’autres…

– Allons, tu n’es pas si vieux, Robert--André… La vieillesse, c’est dans la tête.

– Si tu le dis…

– Ce que je dis, c’est que le futur manque de nuances. Mon prochain combat, c’est celui-là. Rééquilibrer la balance entre le passé et le futur…

– Les miens sont tout tracés.

– Ne ramène pas tout à toi, Robert--André.

– Le français n’a pas le monopole des injustices. Si tu veux être un peu honnête, pense à balayer de temps en temps devant ta porte…

– Sur ce point, tu n’as pas tort. Je tiens l’élimination du subjonctif futur en espagnol pour un crime qu’un jour je ferai payer à la langue qui m’a vue naitre, avec les arriérés temporels, s’entend…

Alors qu’Ana s’apprêtait à développer son propos, Robert--André l’interrompit:

– Bon, maintenant, Ana, sois gentille, j’aimerais bien boucler ma déclaration d’impôt avant la réunion de la fabrique d’église.


Le mois d’août approchait à grand-pas et l’on ne s’était pas encore prononcé sur le type de musique que l’on promouvrait en l’église Saint-Benoît de Sart-les-Cailles. Valérie d’Altrecité et Hortense Fridieux, qui complétaient le triumvirat de la fabrique, étaient annoncées à vingt heures. Robert--André avait rechargé le poêle à bois avec radinerie. Cette réunion de décision avait déjà eu lieu dix fois et, au final, si l’on se donnait la peine de débattre sur le sort de la musique estivale comme d’un accusé aux assises, le verdict était toujours le même. Il était couché sur le papier à 20 h 35. Accord scellé autour d’une coupe de Philipponnat. Mais, ce rendez-vous-ci s’annonçait différent, pour un motif que Robert--André avait tenu secret.

Ana fit la moue. Elle ne supportait pas la présence en ses murs des deux grenouilles de bénitier. Même si ce n’était qu’une fois par an. Valérie et Hortense lui jalousaient sa villa somptueuse. Ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. Ana haïssait Valérie depuis le premier lundi du mois de juillet de l’année précédente. Elle avait été contrainte de suivre la noble d’Altrecité sur cinq kilomètres, alors qu’elle revenait de la friterie. Elle ramenait, dans l’urgence, le repas populaire qu’elle avait l’habitude de partager avec Robert--André. Ana n’aimait pas qu’on lui dicte sa conduite. Elle n’avait rien oublié de ce trajet traumatisant. Les arbres couchés bordaient la nationale entre Mortine et Ramont-les-Cailles. La traversée du bois, interminable, avait transformé les sapins en canons dirigés vers celle qui refroidissait les mitraillettes sauce samouraï. Immobiles, et déjà froids eux aussi, les arbres attendaient l’arrivée des camions qui les achemineraient vers le Luxembourg. Ana était persuadée que Valérie avait roulé intentionnellement à du 30 km/h pour faire refroidir ses frites. Ana n’était jamais passée au-dessus de cet incident qu’elle avait classé en son for intérieur dans le registre des faits de tiers.

Robert--André tournait, nerveux, les pages d’un épais classeur “Locations 2024”. Et donnait des coups d’index sur sa calculatrice. Ana, en pénétrant dans ses appartements, avait installé une tension. Les objets étaient contaminés par sa nervosité. Quand elle se trouvait dans cet état-là, le médecin avait enjoint à Robert--André de ne jamais laisser conduire sa femme. Elle savait transformer sa ceinture de sécurité en serpent perdu dans une danse de poitrine. Elle avait sinistré nombres d’ancêtres de collection au nom d’une vitesse futuriste.

– L’heure est grave: j’encode des chiffres rachitiques en pensant aux millions engrangés par certains qui ont travaillé moins que moi et qui possèdent moins de biens locatifs… Laisse-moi, maintenant, s’il te plait, Ana.

– Je vais me replonger dans Sade…

– J’y pense, Ana, ce n’est pas à l’inclusivité des écritures, saintes ou diaboliques, vieilles ou pas, qu’il faut veiller. Mais à celle des chiffres! Que l’on intègre le système numérique inclusif qui nous rendrait encore plus riches devant les inégalités!

– Ahah, tu m’amuses, mon ami.

– Moi, ce qui ne m’amuse pas, c’est qu’on malmène mon prénom. Même dans l’exercice fiscal! Comment osent-ils? Ce n’est quand même pas si compliqué de doubler le tiret entre Robert et André. Ils y arrivaient bien au Katanga! Pourtant, ils avaient d’autres chats à fouetter… Et ce n’étaient pas mes tirets que l’on sous-traitait là-bas…

Robert--André, suite à une maladresse administrative, avait grandi sous la double tyrannie du tiret, que, par paresse parfois, il étirait en un seul Robert—André, rendant douteux les nombreux documents légaux qu’il devait signer. Mais c’était là une libéralité qu’il ne donnait qu’à lui-même. Il s’était brouillé d’innombrables fois avec sa ligne hiérarchique, au Congo, où il était né et où il avait travaillé jusqu’en 2005, à cause de cette erreur administrative à laquelle il tenait, parce qu’elle faisait partie de son histoire. Son acharnement à défendre sa cause typographique, couplée à son travail comme assistant perpétuel à la faculté de lettres de l’Université de Kinshasa, amenaient les gens à l’appeler, non sans causticité, “Erratum”. Au Congo, la mode du double tiret avait peiné à s’installer. Quelques nourrissons s’étaient toutefois fait baptiser “Robert--André Thome” dans les années 80.


La pluie tombait par erreur devant la propriété “Congo”. La cloche d’entrée retentit. Un mi bémol.

– Pour que le seul bémol en notre villa soit celui-là, sentencia Robert--André, à l’heureuse invitée.

Un peu trop sûre de son haleine, Valérie chargea le visage de Robert--André d’une remontada d’escargots à l’ail.

– Sale temps! dit-elle.

– Les retombées de la pluie ne se feront pas attendre. Ça sent la catastrophe. Rentre. Vite!

– C’est terrible, ce qui se prépare!

– Crois-en mon expérience… Cette pluie fait partie de celle qui tombe et se relève toujours.

– La goutte d’eau va faire des ravages ce soir…

– Qu’elle fasse déborder le vase du ciel, très bien. Mais pas touche à mes vases congolais…

L’on dut attendre, comme d’habitude, Hortense, une neuvaine de minutes. Lorsque chacun prit sa place sur les fauteuils en cuir cognac du salon, Robert--André annonça:

– J’ai beaucoup réfléchi à la question qui va nous occuper…

– Nous sommes impatientes de t’entendre, déclara Valérie d’Altrecité.

– Mesdames, votre attention. Cette année, je propose une thématique. Fini le concert de “musique africaine”…

En disant “musique africaine”, il avait mimé, de ses petits bras de carnotaure, d’immenses guillemets, ce qui avait fait sourire Hortense. Il poursuivit:

– “Musique africaine”, je disais, c’est trop réducteur. Ouvrons le paysage. Je préconise l’organisation d’un “Festival de musique francophone” qui aurait pour invité, cette année, un groupe de gospel francophone d’Afrique de l’Ouest…

– Robert--André, ça fait dix ans qu’il y a du gospel au mois d’août à Sart-les-Cailles… Je ne vois pas ce qui change, annonça, déçue, Valérie.

– Je me faisais la même remarque, dit Hortense.

– Ça change pourtant tout, mesdames, rassura Robert--André. J’entends aller chercher, avec la première de ce “festival de musique francophone”, les gens réticents à aller écouter du gospel…

– Il y a de moins en moins de public pour le gospel, interrompit Hortense.

– Pas de langue de bois, ajouta Valérie. Nos détracteurs disent qu’il y a encore moins de monde pour les événements profanes qui ont lieu dans notre église que pour les assemblées dominicales en l’absence de prêtre. Qui elles-mêmes sont moins populaires que les messes… Puisse la venue du pape rebooster un peu tout ça…Et créer un cercle vertueux…

– Mais si nous vendons le spectacle comme s’inscrivant dans un cadre francophone, je pense que les gens seront plus ouverts d’esprit. Faites-moi confiance, nous n’avons rien à perdre…

– Si tu es sûr de ton coup, avertit Valérie.

La conversation s’était éteinte, comme la buche de charme, sur une décision qui faisait l’unanimité. Les deux dames en revenaient toujours à la splendeur des lieux. Un vrai musée africain.

– Mais c’est tout un continent que tu as ramené du Congo. Ces masques sont magnifiques. Chez moi, c’est Éric qui signe la décoration. C’est sobre. Trop sobre, dit Hortense.

Robert--André sabra dans la conversation:

– Mesdames, vous ne vivez certes pas dans un palace, comme Ana et moi, mais vous avez toutes les deux des gouts de luxe pour la bonne et simple raison que vous êtes nées avec un palais en bouche. Et vous ne cracherez pas sur un peu de Champagne. À votre santé!

Les trois coupes s’entrechoquèrent et l’on reprécisa la bonne parole avant de porter le nectar aux lèvres:

– Attention, il y a gospel et gospel. Cette année, ce sera du gospel francophone d’Afrique de l’Ouest, festival oblige!

Une heure plus tard, Robert--André enfilait, par-dessus son pyjama, un gilet de sécurité jaune, pressentant qu’il devrait se relever la nuit, pour dégager des branches errantes de la route. “Erratum” entendait faire le bilan de la réunion avec sa jeune épouse.

– Tu ne me poses pas la question de la programmation musicale?

– Non, je me doute que ce sera comme les années précédentes.

– Pas exactement. Ce sera du gospel francophone. D’Afrique de l’Ouest.

– Il y a des milliers de musiques à découvrir dans le monde. Pourquoi toujours du gospel?

– Parce que ça plait…

– Ce qui se dit à Sart-les-Cailles, c’est que personne ne viendra si vous reprogrammez une fois encore du gospel.

– Ne sois pas mauvaise, Ana.

– C’est comme ça. Du gospel chaque année… 15 personnes, l’année dernière. 18, l’année d’avant.

– C’est en insistant que les gens découvriront la beauté et la vérité de cette musique.

– La vérité, Robert--André, c’est que tu as la mainmise sur la fabrique d’église. Tu fais venir chaque fois un groupe d’Afrique devant ta porte. Comme si tout ce que tu avais ramené du Congo comme objets rares ne te suffisait pas…

– Je ne te permets pas!

– En fait, tu es nostalgique de l’époque où tu vivais entouré de boys. Comme ça te manque, tu fais revenir 20 Africains devant chez toi tous les ans. Tu es un bon vieux néocolonialiste…

– Comment oses-tu?

– Et ton plaisir, je vais te dire ce que c’est, mon petit pépère…

– J’écoute…

– C’est de leur montrer qu’ils jouent en supériorité numérique sur leur public! Parce que personne ne vient les voir! Tu es un sale type, Robert--André!

– Un sale type qui défend le modèle d’une musique universelle, notre seule langue commune à tous…Si ça ne te plait pas, tu peux demander le divorce. Je dirige la fabrique d’église. J’ai encore, grâce à Dieu, mon mot à dire sur la programmation musicale…

– Je ne reste plus un seul instant avec un homme comme toi… Chaque fois que je parle avec toi, tu me donnes envie de retrouver ma langue maternelle.

– Encore ce foutu chantage linguistique. Je préférais ton chantage au suicide. Je m’y étais attaché.

– ¡Hijo de puta!

– Disputons-nous. Pour ne pas changer. Mais ce n’est pas sur ma tombe qu’il faudra venir pleurer…

– C’est pervers de dire ça. J’ai lu tes dernières volontés. Je sais quelle crémation t’attend…

– Allons, du calme! Reprenons nos esprits… Ne nous énervons pas. Ecoute, ce qu’on fait avec la fabrique d’église, c’est ouvrir les portes de notre église au monde entier.

– Vous ne ramenez personne!

– Ce n’est pas la quantité de personnes présentes qui compte. Regarde un peu ce qui se passe dans le cerveau de quelqu’un qui sait réfléchir… Ça ne lui sert à rien d’être doté de milliards de neurones, si tout cela n’est pas assorti de connexions. De synapses…

– Je ne vois pas où se trouve le lien…

– Il n’est d’aucun secours à la terre de compter 340 millions de francophones s’ils n’interagissent pas. Notre église est là pour créer du lien. Les francathofolies de Sart. Ça sonne! J’entends tisser un réseau local puissant autour des musiques francophones; Sart-les-Cailles peut être une plaque tournante, au niveau mondial, pour ça…

– Mais “francophone”, ça ne veut plus rien dire, Robert--André. Pas plus qu’“hispanophone”.

– Je ne vois pas pourquoi…

– Dès que tu veux donner un nom honnête, rebaptiser dignement une réalité, tu es obligé de créer quelque chose d’assez complexe. Carlos Fuentes avait une formule magnifique pour désigner la réalité exacte de l’Amérique Latine. Il évoquait le continent “Indo-ibéro-afro-américain”…

– Je suis bien placé pour dire que ce qui est complexe ne s’assimile pas facilement. Qui sait encore écrire correctement “Robert--André”? Je veux être le double trait d’union entre la langue française, la culture francophone, et l’Afrique. Seule l’Eglise est à la hauteur de cette double union des peuples francophones et de la langue française.

– Robert--André, avec deux tirets, sauf erreur de ma part, je me suis trompé sur toi. Tu me dégoutes!

Au moment où Ana se levait pour faire ses valises, l’on entendit les trombes d’eau s’abattre sur le toit. Les éclairs vinrent fouetter l’orangerie. Les bris de vitre résonnaient dans tout le village. Puis, c’est une véritable tornade qui vint frapper le clocher de l’église Saint-Benoît. L’on entendit les pierres rouler au sol et le bois craquer dans la charpente.

– Au secours, mon église, cria Robert--André, en regardant, par la fenêtre, le clocher partiellement soufflé par des vents d’une intensité rare.

Saint-Benoît de Sart-les-Cailles venait de boire le calice jusqu’à la lie.

Ana avait claqué la porte du domicile conjugal à 22 h 08, en pleine tourmente. Elle s’était dirigée vers le presbytère où logeait le Doyen Ganongo. Lorsqu’elle remarqua que l’homme d’église ne lui ouvrait pas franchement la porte, malgré son empressement, elle prit les devants. Elle cala la porte de sa botte de cuir et réussit un passage en force. Les odeurs de fête la guidèrent vers la cuisine, tandis que l’homme d’église s’écriait:

– Je vous interdis…

Un instant plus tard, Ana découvrait, dans les fauteuils du salon du Doyen, trois jeunes filles aux seins nus qui parlaient à peine le français. Un accent identique, venu d’un pays où le français est la langue de prestige. Pas celle du vice.

Le Doyen Ganongo se sentit obligé de faire les présentations.

– Quelques volontaires, qui se sont proposées sur-le-champ pour venir rhabiller notre clocher demain à la première heure.

– En bonne compagnie, Monsieur le Doyen.

– Je profite de l’occasion pour apprendre à ces petites comment éviter, en ces temps de changement climatique, de contracter un rhume ecclésiastique, qui les obligerait à venir se moucher dans des soutanes de bedeau…Ah, Madame Pardo Siluro, notre église, se fait porter pâle, cette nuit, cela n’a pas pu vous échapper… Vous venez la secourir aussi, j’imagine?

– D’une certaine façon, oui. Je viens me faire débaptiser. Je voudrais réparer cette erreur de prime jeunesse. Pourriez-vous m’indiquer la voie à suivre?

– L’ensemble de ce village s’attelle à réparer les dégâts tombés sur Saint-Benoît et vous osez venir, à cette heure, pour ça?

– Chacun ses urgences, Monsieur le Doyen.

– Vous avez raison. “Détruisez ce temple, et, en trois jours, moi je le relèverai”, nous disait Jean. Les urgences du ciel sont derrière nous à présent. Voulez-vous dès lors vous joindre à nous pour un petit moment récréatif? Mais, je vous préviens tout de suite, nos réunions n’ont rien à voir avec celles de la fabrique d’église, si j’en crois mes sources…Tiens, votre mari, ce bienheureux “Erratum”, s’est-il décidé finalement pour la musique, cet été? Mes frères d’Afrique seront-ils de retour?

Ana déposa son sac.

R.--A. Thome

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Belgique
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