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Rêve en couleurs

Salvien s’était confié un soir de blues: “le français m’a sauvé”, sans explications. C’est seulement ce jour-là que j’ai compris pourquoi.

La veille de son arrivée, le directeur en personne était intervenu dans la classe pour nous demander d’accueillir chaleureusement notre nouveau camarade. Surtout éviter de le questionner sur son passé, un parcours qu’il avait qualifié de “difficile”. Après avoir quitté sa terre natale, le jeune garçon s’était retrouvé orphelin, obligé de migrer à plusieurs reprises. Sa scolarité en avait fatalement souffert, il faudrait l’aider à rattraper son retard.

Son physique efflanqué, sa peau d’ébène, voilà ce qui nous avait frappés au premier abord, mais le plus extraordinaire était sa façon de parler. Un accent, des intonations bizarres, des mots qu’on n’avait jamais entendus. Le jour de sa présentation, le professeur principal l’avait obligé à répéter certaines phrases, avant de les reformuler à sa manière.

Le discours du directeur avait attisé la curiosité générale. C’est Ronan, toujours prompt à enfreindre une consigne, qui s’était chargé de poser la question prohibée. Dès le lendemain matin, dans la cour de récréation, il a lancé: 

— Tu viens d’où exactement? 

Salvien a hésité, les yeux dans le vague: 

— De loin, du Sud, de l’Ouest, de l’Est. 

On n’a pas pu en savoir plus.

Salvien n’était pas d’un naturel prolixe et le peu qu’il lâchait était parfois difficile à suivre. Dès lors, l’intérêt suscité par sa personne a peu à peu décliné. J’ai eu l’impression que ça l’arrangeait, qu’il aurait voulu se fondre dans le groupe, devenir un élève comme les autres. Pour les jeux, il était toujours volontaire, même quand il ignorait totalement les règles. Il apprenait vite. Une seule chose le fâchait: qu’on se moque de son français. Les copains ne se privaient pas pour autant.

“Ouanda”, c’est ainsi qu’ils ont commencé à l’appeler. Un mot qu’il prononçait souvent quand quelque chose l’étonnait. Il a failli se battre avec Ronan la première fois, puis il a fait semblant de ne pas entendre. Peut-être avais-je réussi à le convaincre de ne pas y voir d’animosité à son égard. Les sobriquets étaient courants à l’école. J’avais aussi droit au mien, Bouli à cause de mon poids, je m’y étais habitué. À la fin, il n’y avait plus que les professeurs pour dire Salvien, les professeurs et moi.

On avait conclu un pacte tous les deux: il m’expliquait les exercices de maths et je l’aidais pour le français. En matière de vocabulaire, je ne lui apportais rien, c’était plutôt lui qui me révélait une ribambelle de mots nouveaux, d’expressions exotiques. Je me contentais de pointer ce qu’il valait mieux éviter, ce que les gens d’ici risquaient de ne pas comprendre. Ou alors ils se fendraient la pipe, comme le jour où il avait dit “pinotte” pour “pas grand-chose”. C’était une sorte d’enseignement à rebours, une exhortation à abandonner une partie de ses connaissances. Pour atténuer sa déception de garder toute cette richesse en lui, je lui ai demandé de m’apprendre ces mots bizarres; ce serait notre parlure secrète.  

“Je n’aime pas niaiser.” Il potassait dur et ne s’en cachait pas. En quelques mois, il est devenu le meilleur de la classe en maths et en géographie. Tous les enseignants l’appréciaient, tous sauf madame Dantec, notre professeure de français. Elle corrigeait sans cesse sa prononciation, l’accusait d’inventer des expressions, de faire le malin. “Qu’en pense notre poète?” Elle ne se gênait pas pour le brocarder en plein cours, sûre de son effet. Les occasions de rire n’étaient pas si nombreuses avec madame Dantec. “Cette femme a le cœur noir”: Salvien ne laissait rien paraître, mais devant moi il s’était épanché. Ses mauvaises notes en français le mortifiaient; s’il y avait une matière dans laquelle il voulait réussir, c’était bien celle-là.

Sa priorité était de maîtriser “l’accent de France”, ce qu’il appelait “le solfège”. Le sien était tantôt chantant, tantôt rugueux, un mélange drolatique qui, ajouté à son visage souriant, lui donnait toujours l’impression de plaisanter. Sa famille d’accueil avait fini par s’habituer, les commerçants du village aussi, mais ceux qui le rencontraient pour la première fois ne le prenaient pas au sérieux, ne tentaient même pas de le comprendre. Il restait amène, s’efforçait de répéter autant que nécessaire, mais il bouillait intérieurement. “Je parle français, non? Les Français devraient connaître leur langue!”

“Ouanda et Bouli, Laurel et Hardy!” Les autres pouvaient se moquer, peu nous importait. En vérité, ils jalousaient nos résultats en classe, voilà tout. Ça ne les empêchait pas de jouer avec nous.

La pêche à pied, il serait des nôtres, comme d’habitude. Il ne savait pas à quoi ressemblait une huître, mais il voulait essayer, faire comme tout le monde. Du moment qu’on ne lui demandait pas de monter en bateau, la seule chose qu’il refusait à tout prix.

Est-ce qu’ils avaient tout combiné, connaissant son aversion pour l’eau, ou s’agissait-il d’un simple hasard? Toujours est-il qu’à peine arrivés sur la plage, Erwan s’est mis à sauter en agitant les bras vers le large: un navire qui longeait la côte a aussitôt bifurqué en notre direction. C’était son frère, au volant d’un magnifique Zodiac rouge aux liserés noirs. Erwan est entré dans la mer pour le rejoindre, puis il est revenu vers nous. 

— Il y a assez de place pour nous cinq. Un petit tour à Kurun, ça ne se refuse pas!

Salvien aurait pu décliner sans explications, mais il a sorti son téléphone pour consulter la météo et tenter de les dissuader.

— Il risque de venter fort et de mouillasser, on devrait demeurer sur le sable. 

Ronan a souhaité vérifier mais, après avoir saisi l’appareil de Salvien, il s’est mis à courir vers le Zodiac en le brandissant bien haut: 

— Viens le chercher si tu y tiens!

S’ils imaginaient le forcer ainsi à embarquer, ils se sont fourré le doigt dans l’œil. J’ai essayé de récupérer le cellulaire, en vain, ils se le passaient de main en main en criant “Ouanda, Ouanda avec nous!”

J’ai décidé de rester avec lui. Qu’il ne s’inquiète pas, ce n’était qu’un jeu, ils lui rendraient à leur retour. La pluie a commencé à tomber une dizaine de minutes plus tard et nous nous sommes résolus à quitter la plage sans avoir vu la couleur d’une huître. Du belvédère qui surmontait la crique, nous avons aperçu le triangle rouge filant vers les îles de Kurun.

J’ai invité Salvien à la maison: autant profiter de l’après-midi pour réviser nos cours. Mais il manquait de motivation, pour une fois, perturbé par l’épisode du téléphone. Et c’est alors, spontanément, qu’il m’a expliqué en quoi “le français l’avait sauvé”. Il était sur un Zodiac, du même genre que celui du frère d’Erwan, mais bien plus grand, avec beaucoup d’autres, des dizaines, de tous âges, de toutes nationalités, fuyant leur pays. Ils avaient vogué pendant deux jours, deux jours et deux nuits, quand le moteur s’est mis à tousser, avant de s’arrêter tout à fait. Aucun passeur avec eux, juste l’un des leurs, promu capitaine en échange d’une traversée gratuite, un capitaine qui n’y connaissait rien en navigation, pas plus qu’en mécanique. On lui avait simplement conseillé de maintenir le cap, de tirer à fond sur un levier et de tenir bon. Il avait tout essayé pour faire repartir le rafiot, sans succès, avant de s’effondrer en larmes. Le pauvre homme n’y était pour rien, comment avancer avec un réservoir vide? Ils avaient d’abord tenté de se rassurer en répétant qu’ils ne devaient plus être loin de la côte, qu’ils finiraient par être repérés, mais le temps passait et ils ne voyaient rien venir. Salvien avait cru mourir plusieurs fois pendant ces heures interminables. Après le soleil brûlant, la froide noirceur, la bouche desséchée, l’estomac noué, les embruns d’eau salée, la houle grossissante qui menaçait de renverser l’embarcation. Ceux qui avaient encore un peu d’énergie marmonnaient des prières, d’autres déliraient. Et enfin, à la brumante, ce petit avion au-dessus d’eux, puis une forme vague au loin, un navire orange qui s’est approché, des hommes en combinaison penchés vers eux. La folie s’est alors emparée des malheureux, se bousculant pour tenter d’agripper l’échelle qui courait le long du bateau, au risque de faire chavirer le Zodiac. Les types en haut criaient en plusieurs langues, mais le vacarme était tel qu’on ne comprenait rien. Et c’est là que son français a sauvé Salvien, quand il a clairement entendu “n’essayez pas l’échelle, restez calmes, attrapez les cordes”, il a saisi la première qui s’est présentée et il a pu être hissé à bord tandis que d’autres, trop pressés, se sont fracassés dans l’eau, incapables de s’accrocher à cette maudite échelle. Il ne m’a pas raconté tout son parcours ce jour-là, mais il a insisté sur ce fait: ses parents étaient francophones, partout il avait mis un point d’honneur à être un bon élève, surtout en français, partout, on l’avait félicité; il leur devait cela. “La France, j’en rêvais en couleurs.” Il fallait qu’il atteigne enfin ce but qu’il avait désiré si fort, ce pays où il souhaitait faire sa vie, pour subir ces railleries, ces moqueries sur son accent, son vocabulaire.  

— L’avalasse est passée, il est temps que j’y aille. Ils sont sûrement rentrés astheure.

Pressé de récupérer son téléphone, Salvien s’était vite éclipsé. J’avais presque fini mes exercices de maths quand j’ai entendu la sonnerie de l’entrée: c’était lui, hors d’haleine, qui hurlait: 

— Ils ont capoté. Il faut alerter les sauveteurs!

Sur son trajet vers le port, il avait fait un détour par le belvédère et c’est là qu’il avait aperçu la tache rouge, le Zodiac ballotté par les flots dans les brisants de Kurun. Sans téléphone, il avait dû courir pour chercher de l’aide. “Ils ont capoté. Votre cellulaire! Les secours!”: il avait bien tenté d’expliquer l’urgence à tous les badauds croisés dans sa course, mais personne ne l’avait pris au sérieux, certains passant leur chemin, d’autres lui riant au nez. “Je parle français, pourtant!” Il leur en a voulu, il s’en est voulu aussi. Aucun camarade n’a survécu mais il a permis de sauver le frère d’Erwan, le seul qui ait réussi à s’accrocher à l’embarcation. Désormais, plus personne ne s’amuse de sa prononciation, plus personne ne l’appelle Ouanda.


Rêve en couleurs

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