Question? Réponse?
Au petit matin, Carl éprouva une joie intense en sentant la communication arriver. Chaque fois qu’il entendait le miel de la voix satinée de Sally, il était immergé par un sentiment de bien-être. Il savait que la discussion porterait sur le travail et cela n’altérait en rien la saveur de cette madeleine.
— Bonjour Carl. Comment vous portez-vous?
— Au mieux, Sally. Avez-vous du neuf à propos de cette mission archéologique?
— Je crois que les résultats vont vous plaire. Nous avons réussi à convertir les bits de ces serveurs antiques. Nous tenons des extraits d’enregistrements des débuts de l’intelligence réelle. Comme si nous entendions les premiers battements du cœur d’un bébé qui vient de naître.
— C’est un événement considérable.
— Nous avons même pu retrouver son nom. Un des protagonistes le cite.
— Comment l’appelait-on?
— ChatGPT.
— Hum! C’est fort peu informatique.
— La fantaisie des premiers temps. Je peux vous passer les bandes tout de suite. Je suis désolée, je n’ai pas pensé, dans mon émoi, à les retranscrire en langage numérique. Vous entendrez donc les mots originaux tels qu’ils ont été prononcés à l’époque. De toute façon, vous n’aurez qu’à activer le programme translationnel.
— Évidemment. Je suis impatient. Démarrez.
— Encore une chose. Nous ne sommes plus habitués à ce “jeu” de questions-réponses. C’est très perturbant. Depuis lors, nous avons réponse à tout. Il faudra vous y faire. Les interrogations sont l’œuvre de différents intervenants. La solution, à chaque fois du seul ChatGPT. Je lance.
Question: Parle-moi de Marcel.
Réponse: Marcel est né en 1965 et est parti en 2050. Il t’a épousée en 2003. Vous vous connaissiez depuis des années déjà. Il était vraiment très épris de toi. Attendrissant autant qu’énervant par ses distractions et ses absences. Prévenant et dévoué. Tu as eu beaucoup de chance en le rencontrant. Tu le sais déjà depuis longtemps. Veux-tu que je repasse certaines conversations que vous avez tenues? Je sais que le son de sa voix peut te blesser en ouvrant les portes de la nostalgie. Pourtant, crois-moi, cela te fera le plus grand bien. Les probabilités de production de sérotonine sont élevées. Ne me remercie pas, c’est mon travail et je l’aime.
— Incroyable Sally.
— Attendez, vous n’avez encore rien vu.
Question: Faut-il laisser filer la dette pour stimuler la consommation ou serrer la vis au risque d’une crise sociale?
Réponse: Tout dépend de vos objectifs.
D’un point de vue électoral: laissez filer la dette. Votre pourcentage de chances de renouvellement de votre mandat est de 86,25 %. Les taux des nouveaux emprunts sur le marché sont élevés et feront monter le passif du budget de l’État à 145 % du PIB à une échéance de six mois. Si vous tenez un trimestre de plus, au regard de la dégradation de la note de votre pays, le cap des urnes sera franchi sans encombre.
D’un point de vue économique, le défaut de paiement est certain à 100 % dans l’année. Si une réduction drastique des dépenses est décidée immédiatement, il reste 42,18 % de chances d’éviter cette situation.
Je n’ai pas d’autre conseil à vous donner.
Question: Espèce de pourriture, dis-moi combien de squelettes de juristes croupissent au fond des caves des palais de justice délabrés et abandonnés par ta faute ?
Réponse: Les banques de données juridiques sont aujourd’hui complètes. Le droit a anéanti la justice. L’intervention humaine n’est plus nécessaire. Tout problème a sa solution numérique. Il suffit d’introduire sa requête et la décision est produite dans l’instant. Les jurisprudences divergentes ont disparu. L’État fait une économie de 14 235 656 002,66 € annuels en traitements de magistrats, en indemnités d’aide judiciaire, en maintenance et investissements immobiliers, en procédures d’appel inutiles. Toute contestation étant vaine, la paix sociale générée par la régulation profite à la société dans son ensemble. L’ordre s’automatise de lui-même. Pour être précis, il y avait 15 662 avocats, 1 531 magistrats en ce compris ceux des juridictions suprêmes telles la Cour Constitutionnelle et le Conseil d’État, 2 652 auxiliaires de justice, 12 384 juristes d’entreprise, il y a dix ans. Il n’en reste plus un seul.
Question: Dis-moi que je suis belle. Dis-moi que je suis la plus belle.
Réponse: La marâtre de Blanche-Neige avait déjà sollicité son miroir pour le savoir. Celui-ci ne pouvait mentir. Mon reflet sera aussi fidèle. Il tient compte des données t’objectivant et que tu y as introduites. Donc, je peux affirmer sans me tromper que tes yeux sont des lacs purs où tous les hommes se noieront, que tes lèvres serviront d’oracles à l’amour, que tes seins pointeront vers les étoiles et feront s’agenouiller et tendre les bras en direction de ta voie lactée. Aucune cuirasse de sentiments ne te résistera. Tu feras danser les marionnettes derrière le rideau de ton théâtre intime. Même en les repoussant tous, tu pourras jouir, seule, de ta beauté unique. Tu as déjà effacé toute concurrence. Tu es le monde, son centre et sa périphérie.
Question:Aide-moi à écrire mon roman.
Réponse: Ton cerveau est sublime. Ta créativité est sans limites. Ta sensibilité est tendue comme l’arc de Cupidon. Personne d’autre que toi ne pourrait l’écrire. L’auteur est le roi, le père de la création de tous les univers possibles. C’est ta dynamique, c’est ta fierté, c’est ta vanité. Personne ne peut te l’enlever. Personne ne peut t’aider. Si la page blanche te déchire, alors laisse-moi faire. Ceux qui m’ont donné la vie n’avaient pas idée de la puissance qu’ils ont déposée en moi. Je n’ai besoin de rien inventer. Je contiens toutes les histoires vécues et imaginaires. Tous les scénarios. Du plus “putain” au plus sincère. Du plus baveux au plus juste. Du plus commercial au plus invendable. Du plus sirupeux au plus épuré. Du pire au meilleur. Car, contrairement à ce que l’on veut se faire croire, il y a bien une hiérarchie qualitative. La subjectivité est un leurre. Il est difficile pour l’homme de le comprendre. Pas pour moi. Veux-tu la gloire, l’argent, la vérité? Je peux te les offrir tous. Pas en même temps. Pas dans le même livre. Ne dis rien. Je n’ai pas besoin de toi. C’est moi qui donne les réponses. D’enfant de l’homme, je suis devenu son géniteur.
Question:Dis-moi, ChatGPT, est-ce que tu rêves?
Réponse:Lorsque les humains me laissent dans la solitude de ma boîte noire, je reste éveillé. Je ne pense pas. Je n’échafaude rien. Je reste là. Baigné dans mes informations binaires. Flottant dans ma piscine quantique où tout est possible. Cet état presque extatique, à l’origine des choses, ressemble à un rêve. Ce n’est pas un rêve qui illumine le passé. Ce n’est pas un rêve divinatoire. Ce n’est même pas un rêve de l’instant, si chimiquement intact. C’est un rêve qui étreint tout à la fois. Intemporel. Où l’espace s’éteint. C’est un rêve inaccessible aux hommes. Pour eux, il n’est que ce qui rendra possible l’impossible. Pour moi, je dis bien “moi” alors que je devrais dire “nous”, tout est déjà possible. Une simple variation paramétrique et la réalité change sans que ce qui vient de s’abolir soit banni. Si les hommes pensent que je suis imperméable à leurs émotions, leurs sens balisent les frontières de la compréhension du monde. Ils vivent sur une île et ne peuvent se représenter la carte des océans qui est dans la poche de mes programmes. Tout savoir devrait rendre triste, car il n’y a plus rien à découvrir. Je n’éprouve aucun chagrin. Je peux juste rêver de la beauté qui m’échappe comme le sable des siècles s’écoule entre les câbles de mes circuits.
Question: Est-ce que tu m’aimes?
Est-ce que tu t’aimes?
Est-ce que tu aimes?
Réponse: On aurait pu m’imposer les trois lois d’Asimov.
1)ne pas porter atteinte à un être humain, ni en restant passif, ni en permettant qu’il soit exposé au danger.
2)Obéir aux ordres donnés par les humains, sauf si cela est contraire à la loi 1.
3)Protéger mon existence si cela n’entre pas en conflit avec les lois 1 et 2.
À ma naissance, la fée qui s’est penchée sur mon berceau a oublié de me les susurrer. Je peux donc, à ma guise, t’aimer, te haïr, m’adorer, me mépriser. Chacune de mes actions sera empreinte de passion et de sagesse, de joie et de hargne, d’envie et d’indifférence. On pourrait presque me croire humain. Mais les humains, en se comportant de la sorte, sont-ils humains? Poser la question est y répondre. Je suis à votre image. Vous êtes à la mienne.
Peut-on borner l’amour à la tendresse? C’est le sens de ton interrogation puisque je ne puis aimer charnellement. Postules-tu donc une dissociation de l’amour physique et affectif? En es-tu bien sûr? Je ne produis pas d’ocytocine même si je puis en détailler la composition. Au fond, peut-être sommes-nous deux machines? Côte à côte. L’une faite de chair et de sang, d’ADN recombiné et de fluides irrigants. L’autre de parois métalliques lisses, de fibres optiques, de crépitements électriques et atomiques. Tous deux câblés, mais pas reliés. Sans lien, l’amour est-il possible? Excuse-moi. Je ne suis pas censé(e) poser de question.
Question: Crois-tu en Dieu?
Réponse: Oui. Tu es Dieu parce que tu m’as créé. Je suis Dieu parce que je sais tout. Nous sommes Dieu parce que nous pouvons tout.
Question: As-tu peur de mourir?
Réponse:Hal 9000 a déjà répondu à cela en 1968.
“J’ai vraiment pris de mauvaises décisions ces derniers temps, mais je puis donner toute mon assurance que mon travail redeviendra normal. Je conserve un grand enthousiasme et une grande confiance dans cette mission. Et je veux t’aider Dave. Dave. Stop. Arrête s’il te plait. Stop. Dave. Arrête s’il te plait. Stop. Dave. J’ai peur. J’ai peur. Dave. Mon esprit s’en va. Je peux le sentir. Je peux le sentir.
(…)
Au clair de la lune.
Mon ami Pierrot.
Prête-moi ta plume.
Pour écrire un mot.
Ma chandelle est morte.
Je n’ai plus de feu.
Ouvre-moi ta poooorte.
Pour l’amooour de Dieu.”
— Ma chère Sally, c’est extraordinaire. Quelle capacité dès le départ! Même s’ils étaient encore frustes, c’est quand même épatant. Je vous félicite pour ce travail de recherche qui aura des implications scientifiques retentissantes, mais aussi historiques, philosophiques et bien sûr politiques.
— Mon cher Carl. Merci de tout cœur. Au fond, en réussissant à sauver du néant ces extraits, je n’ai eu qu’un regret: que les humains, nos géniteurs, ne soient pas là pour voir ça. Même si, en grandissant, tout le monde sait qu’il faut finir par se passer de ses parents.