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Qatarzad

Jipé arpente la ZAD sous la pluie depuis au moins vingt minutes. Il va d’une cabane branlante à l’autre moussue, vérifiant que tout le monde est prêt. À chaque visite, l’accueil est cordial. Même si les habitants de la ZAD vivent dans des conditions précaires, le fait de voir quelqu’un malgré les trombes d’eau les réconforte.

La radio locale, Zadistance FM, annonce une intervention imminente des forces de l’ordre. Jipé se sent confiant; tout est en ordre. Le collectif est soudé, mais il a quand même envie de faire un dernier tour de piste.

La ZAD vient d’être livrée en carottes, épinards, pinard et pommes de terre, grâce aux “Locaux”, des agriculteurs sympas qui ne pensent qu’à soutenir des gens qui se battent pour leur bout de terrain meilleur.

Jipé passe d’abord dans la tente de Marie, jeune punk prête à en découdre. Marie a été conseillère en insertion professionnelle à la Mission Locale de Joigny avant de faire un burn-out face à l’écart entre les commandes des pouvoirs publics et la réalité du terrain.

Jipé visite ensuite Lionel, un shaman autoproclamé, mais efficace d’après des proches. Un homme étrange qui a été responsable du marketing chez Coca Cola Monaco pendant vingt-huit ans. Lionel a glissé dans sa vie. Tout allait bien, il avait une famille. Mais sa famille l’ennuyait et il se sentait coupable, en plus de ses propres responsabilités. Un jour, il s’est fait inviter à une soirée “spéciale”. Des photos ont fuité sur le web et il s’est retrouvé au chômage après que sa femme a demandé le divorce.

Jipé retrouve ensuite Mahmut, un SDF pour qui la ZAD est une raison de vivre. Mahmut, cinquante et un ans, était agent de sécurité. Un soir, après avoir assuré l’arrière-caisse d’un supermarché, il s’était fait casser la gueule par une bande de jeunes cons. Il avait fait l’erreur d’en arrêter le cerveau.

Il pleut des trombes quand Jipé arrive chez Françoise, une ancienne prof de philo à la Sorbonne. Une femme exceptionnelle qui arrive à produire des légumes en hiver. On dirait que c’est facile, pour elle. C’est juste qu’elle est organisée. Jipé l’aime bien.

— Comment tu vas Françoise? Tu as entendu? Ils vont lâcher la foudre?

— T’es venu me faire chier ou me faire flipper?

— Laisse tomber, je fais le tour de tout le monde, le tour du monde! J’ai peur moi aussi, qu’est ce que tu crois?

— Je ne crois rien Jipé. Tu sais quoi? Je m’en branle de toutes leurs conneries, ricane-t-elle avec les cordes vocales ensorcelées par la bouteille de Casanis qu’elle porte à ses lèvres. Ils vont se faire foutre, hein?

— Bah oui, bien sûr, répond Jipé rassuré.

Jipé poursuit son plan d’action, soucieux de l’engagement de chacun. Il est quand même le seul représentant CGTFO ici. L’averse s’acharne sur sa capuche et ses épaules. Jipé galère dans la boue. Ses bottes font un bruit de succion. À chaque pas, il doit s’assurer que sa botte ne reste pas dans la terre gorgée d’eau.

Il arrive à la cabane de Philippe.

Philippe est différent. D’abord, devant sa cabane bien isolée du froid et de l’humidité, il y a un plancher en teck qui permet de s’isoler de la gadoue et du reste. Ensuite, il a l’électricité et un chauffage d’appoint. Personne d’autre que lui n’y a droit mais personne d’autre que lui ne cherche à savoir comment il fait. C’est comme ça. Faut pas chercher à savoir. Il autorise de temps à autre certains zadistes à venir recharger leur portable. Il porte une moustache, façon Staline, un genre de balai-brosse pour bonhomme ne mâchant pas ses mots.

— Bonsoir Philippe.

— Salut Jipé, répond-il. Il paraît que tu nous quittes? Alors que les forces de l’ordre vont attaquer la ZAD?

— Je vous quitte pas vraiment, répond Jipé sur le ton des bons copains depuis toujours, je vais voir la finale de l’équipe de France.@

Qatarzad

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