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Protoplasme

Yan a une conception déroutante des prémices de la vie sur terre. Au début, son récit colle à peu près aux connaissances scientifiques actuelles: dans une soupe primitive d’atomes, des accrochages forment des molécules de plus en plus complexes, parmi elles certaines chaînes de carbone s’assemblent et arrivent à se reproduire, elles sont devenues vivantes. Et comme la vie c’est manger et être mangé, chaque amas de molécules doué de vie se construit une muraille pour échapper à la voracité des autres amas de molécules: il est devenu une cellule bien à l’abri dans sa membrane cellulaire. 

Jusque-là, je peux le suivre. C’est après qu’il déraille. Dans la version officielle, les cellules s’organisent, forment des êtres de plus en plus développés, comme des algues, des pommiers, des tyrannosaures et tout au bout l’homme. Yan n’est pas d’accord. Pour lui, chaque être est un unicellulaire qui a grandi, grossi, encore grandi, et s’est différencié à l’intérieur de sa membrane, y façonnant des zones spécialisées affectées à différentes fonctions, nutrition, soutènement, défense, devenant ainsi ce qu’il nomme: la Grande Cellule Primitive. Toujours croissante, la GCP — Yan adore parler en sigles — a eu besoin d’agrandir son espace vital et a développé la fonction de locomotion pour conquérir de nouveaux territoires. Pour cela, elle a spécialisé des zones de sa paroi où elle a créé des pseudopodes, outils primitifs trop lents vite déclassés au profit de véritables pattes, beaucoup plus efficaces pour se mouvoir. Au début, la GCP s’est dotée de centaines de pattes pour s’assurer vitesse et équilibre, mais cette profusion exigeant coordination compliquée et énorme dépense d’énergie, la sélection naturelle a privilégié la survie des plus habiles sur un nombre réduit de pattes. À l’ère des octopodes, araignées et pieuvres, a succédé le règne des quadrupèdes, puis a émergé le souverain bipède, l’homme, la plus parfaite des Grandes Cellules Primitives. Aujourd’hui son succès est incontesté, l’homme n’a même plus besoin de jambes, car un seul doigt lui suffit pour faire le tour du monde. J’avais effectivement remarqué que Yan tapait souvent avec un seul doigt sur son clavier. Devant son ordinateur, il devenait le Maître du monde.  


La grande cellule asexuée qui s’étale m’a rappelé un film d’horreur où un “blob”, une masse gélatineuse rose, envahit inexorablement une ville en absorbant tout sur son passage. Mais Yan a raconté cette histoire avec un tel sérieux qu’il a réussi à me mettre mal à l’aise. J’ai craint d’avoir introduit un fou chez moi. Je ne le connaissais que depuis quelques jours. Mon ancien colocataire m’avait lâché après une promotion dans sa boîte de marketing et quand Yan s’est présenté pour la place, calme, célibataire, la trentaine comme moi, analyste financier avec un revenu convenable, j’ai pensé qu’il conviendrait. Un peu vite peut-être.


— Il y en a qui n’ont pas de cervelle. Il y en a qui n’ont pas de cœur. Toi, tu cumules. Alors je te dézingue!

Le personnage sans cœur et sans cervelle que Yan venait de “dézinguer” d’un commentaire salé sur sa page Facebook, le qualifiant d’incompétent, de faux-cul et de cuistre, était un jeune politicien en costume-cravate bleu nuit et au verbe prétentieux interviewé par un journaliste mordant qui prenait plaisir à le mettre en difficulté, ce qui déclenchait bredouillage et réponses belliqueuses esquivant le fond des questions.

— Ce fantoche m’énerve, avec son programme de droite il se prétend de gauche, il promet de baisser les impôts et en même temps d’augmenter les allocations et de renforcer les services publics tout en rétablissant l’orthodoxie budgétaire, un vrai délire. Et son discours! Il emploie un langage populaire à la limite du vulgaire, mais termine ses répliques sur un ton pédant avec des mots de pète-sec que personne ne comprend, ça ne rime à rien. Résultat, regarde l’interview sur Facebook, il a à peine quelques dizaines de like pour 90K de visions. S’il y avait encore des pouces rouges, il en récolterait je ne te dis pas.

— Pouces rouges, tu veux dire des likes négatifs?

— Oui, des dislikes. Facebook les a supprimés parce que tout le monde zappait les contenus avec un mauvais ratio like/dislike, ça faisait fuir les publicitaires. Ils me manquent. De temps en temps, on voit sortir des extensions à télécharger pour retrouver les dislikes archivés ou en exprimer de nouveaux, mais elles sont instables, elles disparaissent, d’autres les remplacent qui disparaissent à leur tour, il faut suivre. Je te montre?

— Non merci, moi les likes….

— Tu as tort, aujourd’hui c’est ça la démocratie! Moi, je ne vote plus, je ne vais plus aux manifestations, je n’achète plus la presse politisée, il me suffit de dire tout ce que je pense sur le net, c’est beaucoup plus efficace! Aujourd’hui, les likes et les commentaires de milliers d’internautes pèsent plus que les voix. 

— Pour des chanteurs ou des influenceuses d’accord, mais en matière de politique, j’ai des doutes.

— Regarde les chiffres. Regarde Zemmour. Regarde le Vlaamse Belang. Plus les partis investissent sur le net et dans les réseaux, meilleurs sont leurs scores. Tu verras aux prochaines élections.

Je me suis dit que la théorie des GCP avait certainement récolté des K et des K de likes, mais j’ai préféré ne pas relancer le sujet.


Yan tweet et retweet, il follow, il commente, il like sans répit. Quand il s’assied devant son ordi, il annonce fièrement qu’il va rejoindre sa communauté virtuelle. Il est de tous les forums, tous les thèmes lui conviennent, Gaza et l’Ukraine, les raps à la mode, les grèves, les trucs de séduction, le permafrost, le wokisme, le basket, l’Islam, les groupes de voisins et le Goncourt, il a un avis sur tout et il le fait savoir. Il ne tombe pas dans le complotisme, il n’échafaude pas de théorie sur des manipulations d’opinion ou des pouvoirs occultes, non, ce qui lui plait, c’est dézinguer, prendre le contre-pied, montrer que lui ne marche pas dans les thèses officielles, qu’il n’est pas englué dans ce qu’il appelle le mainstream, un mot qu’il souligne toujours d’une moue de condescendance. Impavide, il se lâche sans retenue dans des commentaires qu’il poste sans même prendre la précaution d’un pseudo.


Pourtant, quand il discute avec moi, jamais il ne manifeste la moindre agressivité. Nous tombons rarement d’accord, il développe son point de vue, il défend son opinion, mais il n’essaie pas de me convaincre et je crois qu’il respecte mon avis, bien que j’aie parfois l’impression qu’il ne m’écoute pas vraiment. Devant son ordinateur, c’est un autre homme, il critique tout avec une virulence acerbe, il ne montre aucune pitié pour le malheur des autres et déploie sans nuance des arguments où le rationnel pèse peu devant le plaisir de faire mal. Il taxe d’hypocrisie les campagnes humanitaires qu’il met dans le même panier que les programmes politiques, les publicités et les info people. Ce n’est plus de la critique, c’est de l’exécution capitale. Mais au moment où on se persuade qu’il est rigoureusement incapable d’empathie, brusquement et sans raison apparente, il change de ton. Il se métamorphose et prend des accents apostoliques pour défendre ceux qu’il agonisait de son mépris l’instant d’avant, il exige justice et assistance pour les “victimes du système” qui passent leurs nuits en rue sur des cartons ou pour les migrants qu’il venait de traiter de profiteurs, il poste des commentaires généreux et déploie des indignations étayées, sans aucun rapport avec son habituel discours de troll. Comme s’il était touché par une illumination. Puis, à nouveau sans transition, il replonge dans la sauvagerie et déchaine analyses cyniques et bombardements tous azimuts. Ces voltefaces me laissent perplexe. À cause du contraste entre son comportement éclaté sur le net et son attitude pacifique envers moi, j’ai envie de croire que son côté odieux est un masque, que sa misanthropie voile un côté moins sombre, qu’il protège une blessure profonde que je ne connais pas. Moi, je n’ai ni ses convictions explosives ni sa versatilité. Je cultive une forme de scepticisme, je ne crois pas aux vérités, il n’y a que des hypothèses séduisantes à accueillir sans fanatisme, car elles finissent toujours par se démonter. Grâce à cette distance, je peux soutenir certaines positions et ne pas hésiter à les amender si une argumentation solide les bouscule. Je ne suis pas une girouette, mais à livrer un combat stérile pour imposer mon opinion, je préfère me nourrir de l’échange et évoluer. C’est peut-être pour cela que je supporte Yan, il est presque mon opposé et avec ses idées farfelues il stimule ma réflexion et me pousse à être clair avec moi-même.


Yan me déstabilise. Installé avec son portable dans la pièce commune de l’appartement qui sert de cuisine et de salon, il est dans sa phase généreuse, il signe des pétitions pour Amnesty et Survival International et m’invite à faire comme lui. Quand je lui dis que je connais déjà ces sites, il prend un air vexé.

— Et le darkweb, tu connais?

Et le voilà lancé, pas moyen de l’arrêter, il ne se rend pas compte qu’il assomme son auditoire quand il s’engouffre avec faconde dans ses exposés techniques. Doctoral, il m’explique qu’on trouve sur le darkweb des choses inaccessibles sur Google, qu’on peut y naviguer incognito avec VPN et des logiciels spéciaux, le sien c’est Tor, qu’il utilise un annuaire de liens pour avoir accès à des contenus censurés, que tout n’y est pas illégal, loin de là, que l’anonymat y couvre des trafics douteux, mais aussi du journalisme d’investigation ou la divulgation de données secrètes sur des grosses boîtes internationales. Pour lui, le darkweb est le seul lieu où la liberté d’expression est totale. Il me fait une démonstration en ouvrant un site de relevés comptables censés m’ouvrir les yeux sur les magouilles d’une multinationale de sodas, je n’y ai rien compris. Puis, le fait-il pour me choquer, il atterrit comme par mégarde sur une page de paris pornographiques sadiques en ligne, qu’il referme sans se presser tout en s’excusant. Il l’a fait exprès, j’en suis sûr.


Yan n’est pas dupe. Il sait qu’en réponse à ses recherches, le web lui présente des pages sélectionnées en fonction de ses likes et de ses sujets de prédilection. Que le “système” l’enferme dans un profil. Il appelle cela “se faire algorithmer”. Pourtant, dès qu’il rentre du bureau il plonge sur l’ordinateur et s’y cramponne jusqu’à s’écrouler de sommeil. Parfois il s’emporte contre lui-même, grommelle qu’à ainsi tuer le temps c’est lui qui meurt peu à peu, qu’il oublie de vivre. Mais le plus souvent, il se sent utile, persuadé que ses contributions font avancer les idées, qu’il remplit son devoir de citoyen en intervenant malgré la platitude de certains échanges, qu’il est immoral de ne pas utiliser l’espace de liberté du web pour contrer la désinformation et la censure. Tant pis s’il est repéré, si ses données personnelles sont fichées, il se bat pour un monde meilleur. D’ailleurs, il est dans le concret, il ne professe aucune idéologie, il ne porte la parole d’aucune chapelle, il réagit directement à ce qui se passe, sans filtre ni carcan, sa spontanéité est une vertu qui le protège des dérives paranoïdes et de l’inféodation à des croyances. Tout le monde devrait faire comme lui. Lui, il met ses mains dans le cambouis du réel. Lui.


Aujourd’hui je le trouve en pleine déprime. Il a eu des échanges durs sur un site antiféministe. Pour provoquer, il a pris fait et cause pour les femmes et ça a marché, il a essuyé les insultes machistes classiques, “sans couilles” et autres, le ton est monté, les positions se sont radicalisées, il était seul dans son camp et tenait bon, il se sentait héroïque quand, venues là il ne sait pourquoi, des femmes ont fait irruption dans les échanges et l’ont pris à partie, lui crachant qu’il était comme les autres, que la sororité allait écraser le patriarcat dont il n’était qu’une raclure et qu’elles n’avaient pas besoin d’un mec pour les défendre. Pris entre deux feux, dépassé, il a fui ce micmac KO debout. C’est la première fois de sa carrière d’internaute qu’il abandonne une polémique. J’essaie de lui remonter le moral, mais il ne m’entend pas et ignore la sympathie que je lui offre. Le regard vide, il accuse la schismogenèse, montre son écran où la page Wikipédia est ouverte à ce mot. Il explique que les camps ne se sont pas écoutés, que l’escalade d’affirmations péremptoires a entraîné chacun dans une spirale destructrice, c’est ça la schismogenèse, et lui, à trop renchérir il s’est pris les pieds dans ses propres arguments, voilà le pourquoi de sa défaite. Il éteint son portable et s’enferme dans sa partie de l’appartement.


Ce soir, en rentrant du bureau, je trouve une enveloppe sur la table de la cuisine. D’une écriture malhabile, il a griffonné “Voilà les clés et un mois de loyer. Tout est en ordre. Au revoir. Yan”. 


Comment comprendre ce qui s’est passé? Je pense que Yan était vraiment seul. Il ne m’a jamais parlé de famille, d’une copine ou d’un ami, n’a reçu personne pendant le temps passé ici, n’a exhibé aucune photo. Nous n’avons jamais ri ni évoqué quelques amours. Quand il parlait, et nos conversations étaient rares, ce n’était ni de lui ni de moi, mais de sujets tirés du net. Il y passait tout son temps libre, c’est le seul niveau de sociabilité que je lui aie connu, le seul lieu où il éprouvait des émotions, l’enthousiasme, la colère, la curiosité, le mépris, la victoire. Son obsession du web-liberté ressemblait à de la servitude numérique et son obsession de démocratie, je réalise qu’il la vivait sans contact avec des êtres de chair. Comme s’il anticipait un destin où l’humain se résumera à un être virtuel, un simple émetteur-récepteur de communication. 

Je me rappelle sa Grande Cellule Primitive. Et la “communauté” qu’il rejoignait en ouvrant son ordinateur comme on ouvre une porte. Sa Grande Cellule qui forme un être à elle seule, autosuffisante, porteuse de sens pour elle seule, c’est le net, ce réseau dont on fait partie et où l’on est en liaison avec le monde entier, mais seul chez soi, derrière sa membrane cellulaire, derrière sa muraille. C’est là que vit Yan. Virtuellement. Illusoirement. 


Merci Yan. Sans le vouloir, tu m’as appris beaucoup, ton départ m’attriste. Pas pour moi, nous n’étions pas intimes. Non, je suis triste pour toi, pour ta façon de ne vivre qu’à travers les écrans. Inquiet aussi, car ce mode de vie contamine de plus en plus de gens. Tu aurais aimé m’y attirer, que je te ressemble, que je leur ressemble. Que le monde entier communique sans contact, comme des protéines s’échangent de l’information dans un protoplasme planétaire. Ce programme est en route. Il est peut-être temps d’organiser la résistance. J’y penserai quand je choisirai mon prochain colocataire.


Protoplasme

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