top of page

Portrait onirique de Suzanne Roussi

Dans la pénombre d’une chambre jaune fleur de soufre, Aimé Césaire dort profondément. Ses paupières frémissent, agitées par les images d’un rêve intense. À ses côtés, Suzanne Roussi est allongée sous une belle couverture madras, les yeux grand ouverts, fixant le plafond qui semble onduler doucement comme les vagues d’une mer perdue ou oubliée. Elle est insomniaque, elle craint pour le monde. Elle pense à ses écrits, doit-elle arrêter de publier ou poursuivre? Comment exister poétiquement et politiquement à ses côtés? Comment exister sans se mettre en avant? Dans quelle langue écrire? Alors que le souffle irrégulier d’Aimé rythme le silence de la nuit, trop longue nuit, l’esprit de Suzanne Roussi, belle comme la flamme de sa pensée[1], s’envole subitement, transcendant les murs nus d’une demeure enveloppée par la peur. De la bouche du vieil homme jaillissent des phrases, telles des effluves: l’homme de culture doit être un inventeur d’âmes[2]. Elle voit, au-delà du plafond devenu translucide, un ciel violet strié d’éclairs verts. Les étoiles dansent mal, formant des constellations inédites qui épellent des vers de la plus dense poésie insulaire. Elle se lève doucement, son corps éthéré traversant la matière comme si elle n’était que brume, fumées de parfums militants. Ses pieds ne touchent plus le sol — elle flotte, portée par les courants d’air chaud qui montent de la terre épuisée. Elle devient forêt, elle devient île, entier archipel. Dans ce paysage mental, les frontières entre réalité et imagination s’estompent. Les arbres s’enracinent dans les nuages, leurs branches plongeant dans une mer d’encre qui reflète non pas le ciel, mais les profondeurs de la conscience collective antillaise. Des poissons-mots nagent entre les racines aériennes, leurs écailles extra-luisantes formant des phrases fluos qui se décomposent et se recomposent à l’infini. Suzanne Roussi tend la main vers un de ces poissons. Dès qu’elle le touche, il éclate en une myriade de symboles lumineux qui tourbillonnent autour d’elle. Ces fragments de langage dessinent dans l’air les contours d’un monde nouveau, libre des chaînes du colonialisme, où les identités se mêlent et s’enrichissent mutuellement. Au loin, elle aperçoit la silhouette familière de la montagne Pelée. Mais ce n’est plus un simple volcan — c’est une géante assoupie, elle aussi sous une belle couverture madras, sa peau de lave grise refroidie formant des motifs qui racontent l’histoire des peuples. Ces histoires qu’on n’oubliera jamais. À chaque respiration de la géante, des nuées d’oiseaux multicolores s’envolent de ses narines, portant dans leurs becs des fragments de rêves et de souvenirs significatifs.

J’aime ces deux êtres. Profondément. Ce décor m’effraie pourtant, nous sommes à Saint-Pierre en Martinique, les trois rescapés s’approchent de moi sans me voir et passent, me surpassent, me dépassent. Suzanne Roussi sort de sa chambre, Aimé dort, une petite fille joue dans le jardin, Suzanne lui dit: ta génération sera celle des femmes qui choisissent. Elle me voit enfin sur la balançoire, je lui présente mes excuses, mille excuses: pour l’esclavage, le racisme, la francophonie, le blanchiment d’ancêtres, l’oubli de l’histoire des femmes, la langue qui domine,… je m’excuse pour tout et je m’effondre sous le poids de la culpabilité, je tombe, la tête dans l’hibiscus. Elle me dit: relevez-vous Patrick Lowie, la musique doit vaincre le bruit. La poésie, elle, doit vaincre le mot, qui, fortifié par les règles de la prosodie, devient aussi résistant que le marbre. Donc, levez-vous et écrivez avec votre sang. Je me relève, le visage maculé du rouge vif des pétales immenses d’hibiscus. D’autres pétales ne jaillissent de nulle part. Je sens l’odeur de la mort, combien de victimes, le sang abreuvant des arbres insoumis. Suzanne Roussi me tend la main, ses doigts s’allongent comme des lianes, s’enroulent autour de mon poignet. D’un geste, elle m’invite à la suivre dans les méandres de sa conscience éveillée. Nous traversons les rues de Saint-Pierre, ville fantôme aux contours indéfinis. Les bâtiments flous et coloniaux se métamorphosent, leurs façades se couvrant de mots en différentes langues. Ces mots s’entremêlent, formant une tapisserie linguistique vivante et mouvante. Tout se liquéfie ensuite, les façades coulant comme de la cire fondue pour révéler des structures organiques en dessous — racines, lianes, fleurs géantes et carnivores. Les pavés sous nos pieds se transforment en pages de livres anciens, les mots dansent encore et encore et se réarrangent à chacun de nos pas. Venez!, dit-elle, laissez-moi vous montrer les chemins secrets de notre langue. C’est ça, la vraie francophonie, murmure Suzanne Roussi. Non pas une langue figée, mais un fleuve vivant qui se nourrit de tous ses affluents. Elle se tourne vers moi, ses yeux brillent d’une lueur intense. La culpabilité est un carcan pour la langue, dit-elle. Ce dont nous avons besoin, c’est de liberté, d’innovation. Chaque mot que vous écrivez est une graine plantée dans le sol fertile du changement. La langue française est un outil de libération, pas de domination. Elle peut reconstruire le monde, mot à mot, en embrassant toutes les nuances de notre réalité. Je me sens aspiré vers le haut, comme si je m’éveillais d’un rêve. Mais avant que je ne quitte complètement ce rêve, Suzanne Roussi me dit: Écrivez l’avenir de la francophonie, Patrick Lowie. Faites de chaque mot un pont entre les cultures, de chaque phrase une célébration de notre diversité. La francophonie n’est pas une prison de l’esprit, c’est un jardin luxuriant où chaque variété du français peut s’épanouir. Cultivez-le avec audace et créativité.

Secoué par une apnée du sommeil, je n’ouvre même pas l’œil. Je replonge dans le rêve. Nous sommes à Bruxelles, nouvelle capitale de la francophonie, la résistance face aux dogmes et aux politiques sombres semble se noyer dans des tonneaux de liquides indigestes. Bientôt, il ne nous sera plus permis d’écrire, de penser, de développer nos visions d’un autre monde. Ils se contenteront de ce monde-là. Un seul. Et les mots, en français ou en créole, de tous les créoles du monde, ne résisteront pas à la déferlante d’une âme unique et violente. L’ennemi vient de l’intérieur, crie le dictateur. Suzanne Roussi me prend par la main et m’emmène dans des catacombes. L’air est lourd. Les voix des ancêtres murmurent dans le silence, leurs récits se mêlant aux battements de mon cœur. Belgique, pays colonisateur. J’ai honte. Honte de toutes les colonies, celles d’hier et d’aujourd’hui. La langue est notre arme, continue-t-elle. Elle peut être à la fois un bouclier et une lance. Ne laissez jamais la culpabilité vous entraver. Utilisez-la pour bâtir des ponts entre nos cultures, pour célébrer notre diversité. Ses mots résonnent en moi comme un appel à l’action. J’ai toujours su que mon écriture devait être un acte de résistance, un moyen de revendiquer notre identité collective, mais aujourd’hui, est-il possible de résister à tant de violences, la liste des priorités s’est transformée en matrice de priorisation. Nous débouchons sur une vaste salle où des femmes se rassemblent autour d’une grande table. Ils discutent avec passion, échangeant des idées sur l’avenir des langues, quatre mille langues viennent de disparaître en un siècle. Je reconnais certains visages: écrivaines, artistes, militantes. Des voix s’élèvent pour revendiquer leur place dans le nouveau monde. Je me sens submergé par l’énergie collective qui émane de ce groupe. Je prends place à la table. Les discussions s’intensifient autour de moi: chacun partage ses visions d’un avenir où toutes les cultures seraient reconnues et célébrées à leur juste valeur. Je réalise que je fais désormais partie intégrante de ce mouvement. Ensemble, nous pouvons redéfinir notre héritage et construire un avenir où chaque voix compte. La culpabilité qui m’avait pesé si lourdement s’estompe peu à peu, remplacée par une détermination nouvelle. Alors que la soirée avance, je réalise que ce moment marque le début d’un nouveau chapitre dans ma vie.

De retour à Saint-Pierre, la maison est vide, l’hibiscus est mort. Mais l’âme de Suzanne Roussi est là, nous implorant d’écrire donc d’agir.


..........................................

[1] Ina Césaire

[2] Aimé Césaire

Portrait onirique de Suzanne Roussi

?
Belgique
bottom of page