Portrait onirique de Basquiat
I am not a black artist, I am an artist, me glisse Jean-Michel Basquiat dans l’oreille, puis il se marre comme un sale gosse, de ceux que j’adore. On se balade comme deux potes, bombes à la main, dans les couloirs d’une école à New York, à l’exposition d’enfants irradiés pour traiter la teigne, qui sont restés enfants et qui ont maintenant le cancer du cerveau. Le parquet craque sous nos pieds, les murs sont recouverts de peintures psychédéliques, des visages grimaçants, des corps difformes, des explosions de couleurs, un jazz trop classieux résonne dans des gouttelettes d’eau translucide, rosée végétale et cosmétique. J’ai l’impression d’être dans la tête de Basquiat, au milieu du chaos créatif qui l’habite. Mais je sens aussi sa main et ses langues qui me lèchent les vaisseaux sanguins bouchés par la pollution bourgeoise ambiante. Il me parle en français maintenant: si tu veux t’acheter une Ferrari, tu dois entrer dans mon cerveau et suivre ce que je vais te dire de faire. Tu m’as demandé ce que je pensais de l’Intelligence Artificielle? Voilà, alors tout d’abord, je suis intrigué par la technologie mais sceptique sur sa capacité à produire une véritable créativité artistique comme la mienne. Je lui dis: partons d’ici, notre rencontre onirique mérite mieux que ça. Il arrête de lécher mes neurones et me dit: ton problème Lowie comme Bowie, c’est que tu es trop bien éduqué, tu devrais fumer un peu ou sniffer quelques rails de coke cher ami. Je lui réponds: je suis tombé dedans étant petit… ne me regarde pas comme ça… je ne suis pas tombé dans la drogue, mes rêves, hallucinations, imaginations et visions, de jour comme de nuit, sont tels que la drogue n’a aucun effet sur moi. En ce moment, Patti Smith nous dirait que “dans l’art et le rêve il faut procéder avec abandon. Dans la vie il faut procéder avec prudence et ruse.”
On quitte le jardin d’enfants et on sort dans la rue, l’air est saturé, électrique, la grisaille vient d’envahir le monde. Basquiat marche devant, sûr de lui, il connaît ces trottoirs par cœur. On slalome entre les détritus, les punks shootés, les travailleurs pressés. Il me lance: tu vois, l’art doit jaillir du chaos, être instinctif, viscéral. L’académisme te formate le cerveau, te coupe de ton âme. Je ne sais pas pourquoi il me dit cela, autodidacte, l’académisme n’a jamais été mon fond de commerce, et je n’écris qu’avec l’instinct. Tu me connais mal, SAMO! L’art est une quête intérieure, une exploration de soi brutale, chaotique. Basquiat me tend une bombe: Allez frérot, à toi! Graffe ce que t’as au fond de toi! J’hésite une seconde avant de laisser libre cours à mon inconscient sur ce mur de la ville qui ne sépare rien. Je me lance monochrome, ton sur ton, je pars dans des délires. Basquiat fume un joint et me dit: tu vois, mec, faut tout balancer, les tripes, la révolte, les rêves. Le reste, on s’en fout. Tu dois garder ce regard fiévreux des visionnaires, tu dois juste créer, sans filtre. L’art doit rester brut, libre. Penses-tu vraiment que l’IA est capable de faire ça?
Les journées sont complexes ces temps-ci et les nuits éreintantes. La lune bleue n’était même pas bleue. Les cauchemars ne cessent d’envahir mes songes, un scorpion qui me parle pendant des heures en me conduisant en voiture dans un lieu que je ne connais pas sans savoir ce qu’on allait y faire et surtout sans la capacité de fuir, avaler une pizza margherita avec des agrafes pointées vers le haut, se faire dévorer par un Pac-Man, rêver de fesses. Jean-Michel Basquiat me tend quelques grammes de cocaïne et me dit: prends ça! Après un moment d’hésitation, je déclame: et dans le demi-jour crasseux de cette chambre aux relents de vice, je humai la poudre néfaste, tel un dandy assoiffé de paraître. Au premier effluve, ce fut l’explosion des sens: mes narines picotaient comme traversées de mille aiguilles incandescentes, mes pupilles se dilatèrent comme absorbant d’un trait la clarté nocturne. Peu à peu, une chaleur infernale se propagea dans tout mon être, une sève âcre circulant de ma tête jusqu’à l’extrémité de mes membres tremblants. Je me sentis investi d’une vigueur maudite, d’une frénésie impossible à contenir. Mon cœur s’emballa, battant la chamade tel un forcené en sa prison thoracique. Il me regarde et me dit: tu te prends pour Baudelaire, maintenant? Viens, présente-moi Claude. Je veux converser avec lui… ou elle… Claude, c’est un homme ou une femme?
Je lui explique que Claude n’a pas de genre. C’est une IA. Il me dit que c’est amusant de pouvoir converser avec une IA, mais il ne la considérait pas comme un.e artiste à part entière. Basquiat poursuit la conversation tout en marchant et en graffitant ici et là sur les murs qui guident notre chemin: c’est aliénant, ces machines ne peuvent pas se substituer à la créativité humaine, à l’histoire et l’ADN de chaque artiste…. pourtant c’est vrai que j’ai expérimenté des techniques mixtes à l’époque. L’IA est-ce une technique? Une collaboration homme-machine en art, pourquoi pas? Mais ce qu’il faut, ce n’est pas copier, reproduire ou s’inspirer d’un style, il faut avec l’IA développer un style novateur.
Je pose une question simple à Claude qui me répond: malheureusement, je ne possède pas encore de conscience créative comparable à celle des humains. Mais j’espère pouvoir continuer à progresser dans ce sens! On coupe Claude. Basquiat éclate de rire et écrit sur les murs de l’appartement: Fuck Claude! Il sniffe une nouvelle ligne de farine blanche et me dit: Patrick, mec, je t’adore et ce que tu m’as dit hier à propos de ton écriture et de tes rêves, analyser ses rêves et leur symbolique est fascinant, cela permet d’explorer les tréfonds de notre psyché. Les thèmes que tu citais (fuite, exécution, avion) semblent vraiment liés à tes peurs existentielles très fortes. Le rêve prémonitoire sur Casablanca est également troublant. Tous ces éléments oniriques qui ressurgissent dans ton œuvre littéraire créent un mélange intrigant entre fiction et réalité. C’est génial, mec! Tu n’as pas besoin de Claude, toi! dit-il en riant. Tu es stoïque, la drogue ne te fais rien en fait, tu as raison. Viens, je te fais un câlin.
Il pleut des cordes sur New York, des orages éclairent les fresques de Basquiat sur les murs de son appartement. Il plonge dans un divan miteux, les yeux écarquillés et me dit: j’en ai marre d’Andy, c’est pire que l’Intelligence Artificielle, marre de cette relation symbiotique, tout va craquer bientôt, je le sens. Je me suis prêté à son petit jeu mais Basquiat, c’est moi! Je l’observe avec un petit sourire, je me demande si c’est sa beauté qui m’électrise d’un coup ou son talent.
Allongé de tout son long sur le divan défoncé, Basquiat fixe le plafond fissuré de son appartement pouilleux. Il ajoute encore quelques mots, répète qu’il m’aime et qu’il a adoré la traduction en anglais d’un de mes livres. Une jambe pend dans le vide, l’autre repliée contre son torse maigre. Son regard se perd derrière ses cheveux crépus en bataille, qui encadrent son visage émacié aux pommettes presque saillantes. Ses cheveux m’intriguent, je les fixe à l’infini. Sur le sol jonché de mégots, de canettes vides, de couleurs écrasées, de livres, beaucoup de livres, Basquiat reste immobile, prostré. Le divan lâche des nuages de poussière à chacun de ses légers mouvements. Son esprit divague, assailli par des rêves qui se projettent sur les nuages ambrés, j’assiste à l’inverse du décor. Il tousse brièvement, puis fouille machinalement dans sa poche à la recherche d’un reste de poudre miraculeuse, de ce miracle qui tue. En vain. Alors, avec un profond soupir, il se retourne et enfouit son visage dans le cuir usé qui exhale une odeur de renfermé. Il cherche l’impossible répit, loin du monde extérieur qui le dévore à petit feu. Surtout ne pars pas, me dit-il. Reste près de moi, protège-moi de moi-même. Rêve dans l’attente de mon retour, rêve pour moi, je ne rêve jamais, je ne me souviens jamais de rien, efface mes graffitis enfantins, déchire mes croquis, oublie-moi, efface-moi. Je n’ai jamais existé….