Popova
Il y avait toute la Russie des grands poètes dans sa chevelure blonde. Ludmilla était la fille de Pavel Nerkoff, un vétéran de l’armée de Korniloff, Russe blanc réfugié en Belgique qui, reconverti comme tanneur à Herve, avait rendu son écharnoir en 1936 pour courir à Burgos proposer aux fascistes son expérience d’officier tsariste. En 1960, dans le très ancien aéroport de Madrid-Barajas, cette baraque minuscule des années 20 aux acres senteurs d’anis sec et de mauvais café dans les couloirs sombres, même les flics de la police-frontière l’appelaient “Popova”. J’avais eu l’incroyable chance d’être nommé Chef d’escale et Représentant à l’étranger de la compagnie nationale. Après Köln-Wahn et un premier semestre à Moscou, on m’expédia à Madrid où Ludmilla nous représentait depuis peu en tant qu’intérimaire. Le responsable sur place, Pedro, avait été sommé de monter en Europe du Nord à la Maison-mère pour une formation accélérée qui durerait vingt semaines. Dans son uniforme bleu ciel, Popova, la chief ground hostess, trônait sur cette escale renommée pour être difficile, jouant la remplaçante.
— Que viens-tu faire ici? lança-t-elle l’œil mauvais roulant le “r”, une cigarette aux lèvres, son formidable corps vissé, raidi, sur une chaise-à-roulettes, tandis que, pénétrant dans le réduit qui nous servait de bureau, je déposai mon maigre bagage.
— Ce n’est plus toi! C’est moi qui représente Pedro! Après plus d’une année de cours, diplômé reçu avec 92 % à l’examen final de notre “École des Reps”, je parle aussi flamand! Et il faudra, si tu veux conserver ton emploi, que tu étudies cette langue,ajoutai-je avec toute l’immodestie d’un jeune cadre dynamique et stupide. Mon nom est Guenadi Gaenferstein. Votre Agence Commerciale à la Gran Via et votre Direction nationale ont reçu par télex de MTE, notre Manager toutes Escales, les instructions pour te débarquer ainsi que mon accréditation, ai-je ajouté.
Courant les cinés d’art et d’essai des pays où mon employeur m’expatriait, je trouvai qu’en plus mastoc, Ludmilla, par les contours de son visage et sa coupe de cheveux, rappelait un personnage de La nuit des espions, joué par Poliakova — Marina Vlady.
— Cabròn! répondit-elle en ramassant son sac qui pendouillait sur une patère: et, fière comme une diva, Popova sortit en claquant la porte.
—Don’t worry! T’inquiète! murmura Eladio, le meilleur employé sans grade de notre agence, jeune homme andalou.
En moins macho, il ressemblait, lui, au jeune Alain Delon,le Mr Ripley dans Plein Soleil, et il parlait aussi l’anglais. Eladio m’avait accueilli au pied de l’échelle du vol d’Air France par lequel je venais d’arriver en Caravelle de Lyon.
— Elle reviendra dans une quinzaine! Elle va sans doute à Burgos fêter en famille ses vingt-cinq ans, puis elle rappliquera avec un certificat médical bidon. Elle nous fait le coup chaque année pour Noël, Pâques, and so on…
Très vite nous apprîmes que le “problème” se situait dans cette dernière locution, “and so on” etc, car Ludmilla, célibataire, se trouvait dans une “position intéressante”.
Nombreuses, les faiseuses d’anges de la République espagnole avaient été dénoncées, embastillées, égorgées par les Franquistes.
— C’est à Biarritz qu’il faut aller de nos jours, m’informa Eladio le lendemain, mais les filières sont encombrées.
J’avais été avisé de la grande liberté de ton, sous l’angle démocratique, des critiques du régime franquiste qui étaient propres au personnel local des compagnies étrangères à Madrid, Barcelone, Majorque ou Las Palmas. Alors que les rampants des employeurs hispaniques se singularisaient par une participation collective aux messes journalières des chapelles d’aéroport, nos salariés restaient à l’affût du moindre exemplaire de Libé, de l’Huma ou de l’Unita qui aurait été oublié par un passager sur son siège. Ils ramenaient, à la barbe de la police-frontière, comme un trophée, tout organe de presse interdit dans les kiosques de leur pays. Aussi n’ai-je pas été surpris par leur approche intelligente du problème de cette intervention, devenue indispensable pour Ludmilla.
Bientôt revenue sans résultat de Biarritz, Popova nous mit au courant.
— Pas question de renoncer à l’IVG, m’informa Eladio le lendemain. Le géniteur a été ce cabrònde José-Luis, el tartamudo, le bègue!
Eladio m’expliqua que “le bègue” était un bellâtre, musicien fou et clown qui se prenait pour le Salvador Dali du piano. Il apparaissait sur les écrans de la poussive télé espagnole, s’appliquant à effectuer, tabouret lié au derrière par je ne sais quels cordons, Le Boléro de Ravel, ébauchant des pas de danse, son escabelle les pieds en l’air toujours fixée aux fesses. Puis, réalisant un grotesque poirier, il se retrouvait en équilibre sur la barre de serrure du demi-queue, relançant la suite du Boléro d’une seule main pour retourner ensuite danser, difforme, pareil à un vautour empalé sur la corne d’un bébé rhinocéros qui, retourné par le rapace, gigoterait les pattes en l’air. Une horreur.
Ludmilla reconnaissait que c’est après avoir été invitée à suivre ce spectacle sur le plateau de la télé madrilène qu’elle avait décidé d’éliminer le virtuose de sa vie.
Nos journées de travail étaient longues. Outre la rotation quotidienne de la ligne Bruxelles-Madrid-Bruxelles, de nombreux Boeings 707 transitaient parfois même en pleine nuit à l’aller ou au retour d’Afrique Centrale, vers ou depuis Casablanca, Lisbonne, Gando. Notre équipe, constituée d’une douzaine de personnes dont trois hôtesses, quatre agents de trafic, un mécanicien et quelques manutentionnaires, me paraissait vraiment soudée, ne ménageant pas ses efforts. Sans discuter, je leur signais les formulaires d’attribution des heures sup’. Je me réjouissais à l’idée que leur revenu était le meilleur de tous les engagés sur place. Il nous restait peu de temps pour échanger des confidences, mais au détour d’une conversation avec Eladio, j’appris que Nerkof, le père de Ludmilla, avait conservé la citoyenneté belge acquise en 1934. Popova, fille d’une mère ibérique et d’un paternel citoyen du Plat Pays, quoique née en Espagne, avait elle aussi obtenu notre beau passeport vert.
— Il n’y aurait aucune possibilité pour un ressortissant de ce pays fasciste de séjourner en URSS, mais je viens d’apprendre que tu as une autre citoyenneté. Tu peux donc faire cela à Moscou, et c’est gratuit! lui ai-je murmuré à l’oreille pendant qu’elle s’appliquait, dans la cabine d’un autobus, au recomptage des 48 cartes de transit,correspondant aux 48 passagers, essentiellement familles avec enfants, débarqués à Barajas, le temps d’un ravitaillement, du Boeing de Léopoldville. Ludmilla interrompit son calcul. Levant son pouce, elle fit signe au chauffeur qu’il pouvait emmener les voyageurs à l’avion.
L’air hagard, elle descendit sur le tarmac où je l’avais précédée et, tombant dans mes bras, à deux doigts d’éclater en sanglots, je l’entendis souffler comme dans un râle :
— Tu parles que ça m’intéresse! Mon cabròn de père ne risque pas de me contrôler si je fais ça à Moscou… J’étais en train de programmer ce voyage au Danemark, mais ces vieux cabrònes de “ROVS” sont dans toute l’Europe du Nord et j’aurais couru le risque qu’ils signalent ma présence à mon paternel, très connu dans leur milieu.
Je compris qu’elle parlait des vétérans des armées tsaristes. Wrangel s'était installé à Bruxelles où un grand nombre de ces vétérans l'avait suivi. La majorité, Bogaïevski, Miller, Ioudenitch s’étant posés en France, prit parti pour suivre ces généraux à Paris, mais Ludmilla n’avait pas tort d’estimer qu’un noyau de vieux Russes blancs devait vivre en Scandinavie. Je compris aussi que son père, Pavel Nerkof, un des rares survivants parmi la soixantaine de soldats tsaristes accourus au service de Franco en 1936, devait être plus qu’un homme respecté dans ce milieu.
Après cet échange, Popova et moi devînmes de grands amis. Le jour-même, au prétexte de visiter l’Expo française qui attirait les foules à Moscou, elle avait acquis auprès des Correspondants bruxellois d’Intourist l’“Inclusive Tour” lui assurant le billet de logement, le vol Aeroflot et le visa russe. On disait à Moscou qu’obtenir un rendez-vous pour une IVG à l’Hôpital Botkine était plus rapide que de se faire arracher une dent. Je connaissais Botkine, cette ville dans la ville où j’avais accompagné mon patron Lucien atteint de calculs biliaires qui lui arrachaient des hurlements. Il n’y avait pas en 1960 de relation téléphonique entre l’Espagne et la Russie. Je demandai donc à ma mère, qui résidait à Uccle, de joindre téléphoniquement pour un rendez-vous Madame de Fromenville, secrétaire d’un Conseiller de notre Ambassade en URSS. Madame de Fromenville guidait des jeunes dames lui arrivant de Belgique pour une IVG. Je n’ai jamais compris pourquoi elle prenait cinq roubles de ses protégées. J’ignore quel intermédiaire était le bénéficiaire final car il était bien connu que l’IVG dans l’URSS de Khrouchtchev était gratuite!
Madame de Fromenville répondit à ma mère qu’elle ne s’occupait pas de parturientes vivant ailleurs qu’en Belgique.
J’avais oublié de prévenir ma mère de ne pas répéter que Ludmilla, citoyenne belge, résidait en Espagne. Je trouvais très singulier que Madame de Fromenville désigne par le mot “parturiente” une jeune femme dont l’objectif était bien de ne pas devoir accoucher. J’obtins alors de mon père qu’il appelle à Moscou mon ami Ian Ostapovitch, le démarcheur soviétique de notre agence. Ian était un grand ami. Mes parents, les Gaenverstein d’Odessa, russophones, avaient adoré pouvoir bavarder avec un “vrai Russe” de Russie pendant la semaine que Ian vécut à Zaventem, lors d’un stage de ventes où il fut invité. Au passage, on remarquera que Ian Ostapovitch, ancien partisan, jouissait d’une telle confiance de la part des autorités khrouchtchéviennes qu’il était l’un des rares citoyens autorisés à effectuer un voyage individuel en Occident…
Le surlendemain, en dépit de l’interdiction des appels téléphoniques entre les deux pays, Ian Ostapovitch appela mon père. Il lui dit de me transmettre ceci: “Fsio v’pariadki !” La traduction est: “tout est en ordre!” Le jour même, Ludmilla prit notre vol quotidien vers Bruxelles. Elle se rendit à l’agence de voyage correspondante de l’Intourist, où elle reçut son billet de logement, son ticket d’entrée à l’Expo française, son visa d’entrée qui était une feuille tamponnée par le Consulat russe et mentionnant le numéro de son passeport belge. Mes parents l’attendaient à Uccle. C’étaient des quinquagénaires qui, par leur attitude face à l’avortement, vivaient avec cinquante ans d’avance sur leur temps.
Ludmilla en était à 10 semaines. Ma mère l’accompagna lors de son embarquement sur Aeroflot. Au même moment, Pedro revint à Madrid et je fus nommé à Tenerife, où nous inaugurâmes l’agence de Puerto de la Cruz et l’escale à Los Rodeos. Je reçus un appel de mon père,me transmettant un message de Ian Ostapovitch: “Fsio v pariadki v Botkinskii Bolnitsié, Popova.”
“Tout va bien à l’hôpital Botkine, Popova.”