Petite main
Système de Saturne. Titan. Pesanteur équivalente à celle sur Terre.
Une base de supervision logistique au sol, moins cent-soixante-dix-neuf degrés tout autour.
— J’ai un, vingt-et-un puis trois. Et toi ? demande le technicien.
— J’ai un, vingt-et-un et douze, répond la femme chaudement vêtue dans sa cabine étroite.
— Ce n’est pas normal, conclut son interlocuteur à l’autre bout des mondes.
La femme dans la cabine ôte son communicateur puis son bonnet. Il y règne une odeur de renfermé mêlée à celle du métal et de la sueur. Celle-ci perle sur ses cheveux très courts et son visage autant émacié que fatigué. Elle scrute chaque donnée sur ses écrans. Elle ne comprend pas ce qu’il se passe. Mais il se passe quelque chose.
— Attends, Paul. Et si je fais ça, t’as quoi ?
Au bout d’un moment, l’autre répond.
— Ben rien, Michèle. On est hors zone. Ça craint.
— Ouais, ça craint, répète-t-elle en imitant Paul. J’y crois pas. On est coincés tant qu’on n’aura pas résolu les pannes de com. C’est bien beau de vouloir siphonner Ligea, dit-elle en ôtant sa veste matelassée.
— Ah ben là, Michèle, tu prêches un converti. Mais qu’est-ce que tu veux, faut faire avec les moyens du bord. J’ai pas de baguette magique, dit-il en se levant difficilement de son fauteuil en raison de son bide et du brusque effort dans son uniforme cintré.
— Quels moyens du bord ? Réinitialiser manuellement l’antenne par moins cent-quatre-vingt ? Qui va le faire ?
Paul marque un temps. Il cherche une façon de le dire sans la fâcher, massant d’une main la nuque de son crâne chauve. Il ne la trouve pas.
— Qui ? Ben toi, Michèle, répond-il avec une évidence frontale. Suis désolé.
— Moi ? lâche-t-elle avec stupeur. C’est pas ce qui était prévu, Paul, dit-elle à cheval entre la plaisanterie et l’indignation. Je te rappelle que je retrouve ma fille dimanche !
— Ah la la, dit Paul couvrant la fin de sa phrase avec des interjections censées être apaisantes. Non, désolé. C’était le but de mon appel. T’es prolongée.
— Mais Paul, merde !
Elle tape du poing sur le cockpit orangé.
— Tu m’avais dit que si j’acceptais de prolonger de dix jours avec Bienvenue Énergie Titan, c’était bon ! s’écrie-t-elle.
— Je sais, calme-toi. Michèle, ordonne-t-il avec douceur. Range ton reptilien et respire un bon coup. J’avais dit d’accord. « Sauf si », chante-t-il.
— Sauf si quoi ? demande-t-elle les yeux écarquillés.
— Sauf si j’ai personne de dispo, hein ?
Il sent qu’il pourrait fléchir mais se recentre sur son rôle.
— Et j’ai personne de dispo, voilà, achève-t-il penaud. Je n’ai que toi par ici.
Michèle contracte les muscles de son visage, pince ses lèvres puis bascule sa tête vers le bas.
— Puis l’Audit Boullier n’a pas validé l’automatisation pendant ton absence, poursuit-il. Trop de pannes récurrentes. Trop d’enjeu avec vingt méthaniers par révolution. T’imagines bien qu’on peut pas se permettre de perdre toute une flotte de cargos parce que tu veux voir ta fille, merde !
Mains sur ses tempes, coudes sur ses genoux, Michèle ne peut retenir ses larmes.
— « Voir ta fille ». Nina a dix ans, balbutie-t-elle. Je lui ai promis qu’on irait sur la côte Lilloise. J’ai aucune nouvelle de sa part. EducNat ne répond sur aucun canal. Fais chier.
Michèle se redresse vers l’arrière de son fauteuil en regardant le plafond strié de bandes grises molletonnées. Ça lui rappelle une seconde les autoroutes européennes à dix voies. Ses deux sourcils forment les deux versants d’une montagne, surplombée de rides nuageuses. Elle essuie ses larmes et sa bouche d’un revers de ses mains sales.
— Tu aurais du m’en parler.
— Arrête avec tes phrases toutes faites de manager français ! grogne-t-elle. Tu étais au courant pour mes vacances avec ma fille.
— Là, tu mets le doigt sur un point important, enchaîne Paul sur le ton d’un début de conte de fée, seul dans son bureau, face à une vitre reflétant son image. Dans ton IARH, l’angle CorpoMotivation repose trop sur ta famille et pas assez sur ton potentiel pro.
— Ferme -là, connard ! hurle-t-elle en éclatant son communicateur sur la console.
* * *
Quelque part dans l’Europe de l’Ouest, sous un ciel dégagé.
Il n’y a personne en dehors d’un corbeau juché sur un ancien poteau électrique oublié. Des machines agricoles autonomes procèdent à la récolte de pousses de soja labellisées bio3+, sous les holas d’Éoliennes nonchalantes et les vivats de l’oiseau. Dix mètres sous terre, des millions de serveurs crépitent. Une réunion d’équipe de Bienvenue Énergie est dans les tuyaux.
Parmi toutes les silhouettes constellant la sphère holographique du rendez-vous, celle d’Omar Boullier occupe tout l’espace. Grande bouche, bouc, crinière de lion. Il prend la parole.
— Bien. Merci pour cette intervention qui mérite quelques applaudissements. Je ne peux pas m’empêcher de rappeler que c’est avant tout l’Humain et le bon sens qui sont notre première ressource. Je crois que c’est à Paul Hugo d’intervenir maintenant. Paul va nous faire un point logistique sur Titan. Titanesque, j’espère !
Le visage de Paul remplace celui d’Omar Boullier. Avec un sourire préfabriqué sur son visage automatiquement embelli et bronzé, il prend la parole.
— Merci Omar, répond Paul. Vous pouvez apercevoir la lune Titan en orbite autour de Saturne. « Agrandissement ». Parfait. En vert les infrastructures en fonction et en bleu les projections pour les mois à venir. C’est Michèle Bassame qui est en poste là-bas.
— Pardon Paul, le coupe Omar publiquement. Le temps nous est compté. Allez à l’essentiel.
Paul enrobe d’un « bien sûr » sa transition vers un séduisant tableau de résultats.
Un peu plus tôt dans la soirée, il a reçu un message de sa supérieure le remerciant pour sa présentation et le félicitant pour les engagements qu’il s’est fixés. Rien d’autre. Il scrute la nuit noire à travers les vitres blindées. Il ne se passe rien. Une mer de cratères poussiéreux. Pas de vagues.
Paul pense à Michèle.
On s’en fout de ta fille, de tes trucs, de tes machins. On s’en fout de ta vie, Michèle. Comme de la mienne se dit-il. On est des petites mains.
* * *
Système de Saturne. Titan.
Les anneaux de la sixième planète forment un arc-en-ciel terne sur l’horizon ocre, visible depuis la cabine où se trouve Michèle. La ventilation tourne à bloc dans un bruit assourdissant.
— Non, je disais « Tu as raison ». C’est pas grave, encourage Paul. Ça va le faire. Tu es toujours là ? Michèle ? Ça coupe. J’entends une syllabe sur deux.
— Où veux-tu que je sois ? T’as d’autres questions dans le genre ?
— Eh, je suis de ton côté. « Humain et bon sens », quoi.
— Pitié ! C’est juste que la météo est mauvaise.
— Tu l’as déjà dit. Tu mets ton WuNit et c’est bon, non ?
— Mon WuNit est périmé depuis février 2157.
— Tu mets celui de secours, non ?
— Bah non.
— Comment ça, non ? Je te préviens. J’ai pas envie de me faire prendre par le boss avec le slip sur les chevilles lors de ma prochaine réunion ! Est-ce que tu peux comprendre ça ?
— C’est un équipement de secours. Pas un équipement de travail. Est-ce que tu peux comprendre ça ?
Dans le sas de sortie, elle inspecte le scaphandre WuNit, fabriqué en France par Wu Wears. Elle songe à autre chose tandis que Paul déblatère.
— Michèle, écoute, je te promets de valider ton échelon si tu nous arranges le coup cette fois.
— Cette fois encore, se dit-elle à voix haute.
— Tu manques de matos, je valide la commande. Tu prends des risques, je valide la prime. C’est même acté dans ton évaluation annuelle. Maintenant, on a besoin de toi, alors vas-y !
— Et je rentre dans six jours.
— Écoute-moi, si tout se passe bien, tu pars demain rejoindre ta fille. C’est un technicien de la SI qui prend ta relève pour tout remettre en Zone dans vingt-huit-heures. Tu as une Bulle dans le prochain Transfert.
— Quoi ? C’est vrai ? s’exclame-t-elle avec la voix d’une gamine à qui on fait une merveilleuse promesse. T’es génial ! Tu peux pas savoir comme je suis contente ! grésille la voix parasitée dans l’oreille de Paul à des milliards de kilomètres.
Il repositionne son communicateur qu’il a dû vivement écarter pour éviter un acouphène.
— Il faut juste que tu me remettes en route l’antenne. Point, barre. Michèle ?
La communication est perdue.
Michèle souffle dans ses mains. Puis elle les pose sur ses lèvres et envoie un baiser heureux vers le plafond métallique. Elle met des gants. Elle se retourne vers l’armoire et enfile le WuNit de secours. De sacrés crevards quand même, se dit-elle en effectuant machinalement la Checklist de présortie. Avec tout le fric qu’ils se font, ils sont même pas foutus d’en envoyer rien qu’un neuf. Elle sourit. Un format vidéo d’un lointain ancêtre lui revient en mémoire, riant de ce qui était écrit au fronton de l’usine d’Elon Musk :
« Si vous ne venez pas travailler samedi et dimanche, inutile de venir lundi ».
À l’école, elle a entendu parler des Goulags où la main-d’œuvre bénévole était rétribuée en fonction de l’abattement quotidien. Ce qui en 2158 est un devoir. Tu travailles, tu es payé selon ton rendement. Une action résolue revient à un point nourriture, un point sexuel, un point loisir. Qu’est-ce que je fous sur Titan ? se demande-t-elle sans vraiment y réfléchir. C’est ça. Elle se dit qu’elle se pose trop de questions. Si elle avait su être un simple pion, c’est-à-dire sans questions, elle serait sur la Lune. À la place de Paul. Est-ce qu’il le sait ?
Elle sort de ses pensées quand le sas s’ouvre sur un monde désolé. Le ciel est orange. Un voyant bleu au-dessus de sa visière intérieure s’allume aussitôt. La température en surface est telle qu’il est « recommandé d’en référer à son supérieur pour la poursuite du plan d’action ». Michèle ignore le message. Elle descend la rampe avec des alarmes plein son casque. Si elle les considérait, comme le veut le règlement, elle devrait retourner illico dans sa cabine et en parler à son chef. Mais Michèle, c’est Michèle et c’est pas Paul.
Sur le sol de Titan, elle claudique vers ce que son équipe appelle « Le Petit Train », un tank Massey-Fergusson, monté sur des roues de quatre mètres de diamètre, constitué de deux caissons reliés l’un à l’autre. La petite bille blanche dans le ciel, c’est le soleil. Il est tellement lointain que les contrastes sont estompés. Une fois à l’intérieur de l’engin, elle actionne le chauffage et gagne l’habitacle, tandis que les Datalgos sortent de leur sommeil en vrombissant. Il y a vingt places vides mais c’est elle le chef ici. Une secousse propulse sa nuque vers l’arrière sur l’appuie-tête magnétique en demi-cercle, couronnant son casque. Le fauteuil est pris de ballottements. La veilleuse rouge dessine des « N » et des « i » anarchiques sur sa visière. Le véhicule avance comme s’il était atteint de la maladie de Parkinson, tellement le terrain est parsemé de flotte sous forme de roches surgelées.
L’horizon orangé est dominé par Saturne, la géante gazeuse. Dire que sa densité ferait qu’elle flotterait sur un océan terrestre relève de l’abstrait. Poursuivant sa route, Michèle se lasse du paysage sans histoire humaine. Encore une heure et c’est fini. Enfin, se dit-elle, à condition que le temps le permette. Elle a des frissons dans le dos. Nina. Ça va aller ma puce.
D’ailleurs, l’antenne relais de la Bienvenue Énergie est en vue.
Le « Petit Train » s’arrête à sa base. Un bloc de dix mètres cubes juché sur un monticule de galets. L’émetteur-récepteur du Massey Fergusson est hors service même près de l’antenne. Coupée des mondes, elle s’extirpe du véhicule et se dirige vers l’édifice. Celui-ci est constellé de petites étoiles noires se propageant en cercles concentriques. Il pleut du pétrole, se dit-elle. Ils se palucheraient sur place les actionnaires de Bienvenue Énergie s’ils voyaient ça.
Elle gravit la butte jusqu’à l’ascenseur. Il n’a pas servi depuis longtemps. Méfiance. Ce serait vraiment idiot de marner dans ce truc en panne. L’échelle, c’est plus sûr, se dit-elle. Elle glisse et trébuche. Les alarmes dans son casque retentissent à nouveau. Elle doit se reconcentrer pour ne plus les entendre. Ça la stresse. Une seule solution. Poser des paroles dessus.
— Tu m’emmerdes, je t’emmerde, c’est toujours, la même merde.
— Michèle ? entrecoupe la voix synthétisée en basse résolution de Paul.
— Paul ? Tu m’entends ? Paul ?
Plus rien. Seuls des sons extérieurs lui parviennent. Une bourrasque au son feutré mais puissante souffle en continu. À l’opposé du grincement sinistre de l’antenne haute de vingt mètres. Michèle poursuit son ascension vers le tableau de bord en gravissant les échelons avec toute sa prudence, dominant son envie d’en finir vite.
Arrivée au sommet, tout se gâte. D’abord le sol est une patinoire d’huile. Il y a une rambarde de sécurité mais elle ne lui servira à rien. Ils auraient dû installer un guide jusqu’au tableau de commande, s’agace-t-elle. Ah, les cons ! Quant à ce vent. Sa progression debout est maintenant trop dangereuse. Une seule solution. Y aller à quatre pattes.
L’employée de Bienvenue Énergie progresse tel un animal soumis vers le poste de commande de l’antenne. Contact. Avant de se relever, elle attache le filin de son scaphandre avec le plot de sécurité. Une fois debout, elle approche sa main gantée vers le tableau de bord. Nouvelle bourrasque. Elle trébuche et s’élève presque dans l’air glaçant. Cette fois, elle est la proie d’une tempête. Elle regagne à la longe sa position initiale en un temps infini tellement ses gants glissent. Il faut faire vite sans les entailler. La porte du tableau de bord ne s’ouvre pas. Elle réessaye manuellement. Ses gants sont souillés. Montée de stress. Buée sur sa visière. Elle frappe en plein sur le logo « BE ». Vétuste et gangrenée par le froid, la petite porte lâche et s’en va tourbillonnant à l’horizontale dans le mauvais temps ocre et grisâtre maintenant. Sans attendre, d’une pression de l’index sur la partie encore sèche des commandes pour une poignée de secondes, elle enclenche le redémarrage du système.
— C’est bon pour toi, Paul ? demande-t-elle le souffle court, inquiète de sa situation. Je ne vois plus rien !
— C’est parfait, répond un Paul à la voix de robot dans le casque de Michèle. Sa dernière syllabe vibre sans discontinuer. Machinalement, elle lève les bras en signe de victoire. Le filin du scaphandre cède.
Son ombre mourante et furtive projetée vers le sol est celle d’un large oiseau prenant son envol. Le souffle puissant emporte Michèle qui hurle d’angoisse. Son corps percute le Massey Fergusson. La visière de son casque se brise. Son visage devenu brutalement gris est celui d’une statue aux traits désespérés. Michèle n’est plus.
* * *
Nevers. Grand Auditorium International.
L’hémicycle applaudit à tout rompre lorsque les bénéfices de Bienvenue Énergie apparaissent sur la coupole du stade en lettres vertes, comme si c’étaient des haies bien taillées. Viennent ensuite les mots « L’Humain ». « Le Bon Sens ».
— Allez, viens. On s’en va, dit Paul.
— Non. Attends, répond Nina qui ne quitte pas le spectacle des yeux, la tête levée vers le dôme. Ils vont faire un hommage à Maman. J’en suis sûre.