top of page

Personne ne sait qui je fuis

Été 44. Personne ne sait où je suis


Une maison isolée. Où se trouve-t-elle ? Sûrement dans les environs de Marseille, quelque part au milieu de la campagne. Maria reconnaît bien l’atmosphère de sa région. Elle y est née. Tout lui est familier, ses parfums de garrigue et de terre sèche, ses sons, le chant des cigales, le souffle du Mistral qui amène l’air froid des Alpes et qui gifle les joues. Maria se souvient. Elle a repris connaissance. C’est la douleur qui l’a réveillée. Une lourde chaîne coule le long du mur, enserre ses poignées. Elle ne peut pas bouger. Son corps ne crie plus que la souffrance. Il est souffrance. Cette souffrance, elle le sait, elle le veut, n’appartient qu’à son corps. Il faut qu’il en soit ainsi. Elle n’est pas cet amas de chairs blessées, meurtries. Allongé à même le sol, le corps nourrit la terre de son sang et de sa sueur. En retour, comme une mère, la terre couvre les plaies ouvertes. Chaque débris de terre se fait souvenir. De longue mémoire, la terre connaît les hommes et les bêtes qui sont passés par là, l’ont marquée de leurs empreintes, l’ont dessinée, l’ont transformée. La terre tient parole, en se parant de lumière, ses lignes s’émeuvent. Dans chacun de ses grains de sable et de sel mêlés, Maria entend la commémoration de tous les récits, des histoires de ses aïeux, des exodes, des exilés, des étrangers, des immigrés, des victimes de guerre, et soudain dans cette cacophonie, pour elle, naît l’espoir d’avoir une épaule contre laquelle trouver le repos, le courage de garder le silence.

Maria, dénoncée par ses voisins, capturée, torturée, violée par des traitres français à la botte des nazis, résiste. Depuis combien de temps ? Elle ne le sait pas. Elle a essayé de graver sur le mur les journées à l’aide de ses doigts en sang. Elle n’a plus d’ongles. Ils les lui ont arrachés. Elle a perdu la notion du temps, de ses repères d’avant. C’était comme si ses jours et ses nuits s’allongeaient, embrassaient l’éternité, une éternité noire, opaque. Dans l’obscurité de son âme, pas de lueur, mais une certitude. Ils sont trois, là, ici, maintenant à désirer la faire parler. Elle est seule. Ils veulent savoir combien d’enfants, elle, la femme française mariée à un Espagnol, est parvenue à faire passer de l’Espagne à la France, combien elle en a sauvés. Ils veulent qu’elle leur livre le nom de ses complices. Ils sont persuadés qu’elle a fait partie d’un réseau, qu’elle n’a pas pu agir seule, qu’elle ne peut pas être à l’origine d’une telle initiative. Elle n’est qu’une femelle au milieu de la guerre. Eux, ils sont armés jusqu’aux dents. Ils sont formés pour tuer, leur cœur est d’acier. Eux, ils sont prêts à tout pour démanteler le réseau, stopper le trafic. Eux, ils n’ont pas hésité à décapiter son mari sous ses yeux. Elle, elle n’a pas cillé, elle n’a pas crié. Une pierre au milieu de tant d’abjections. À peine statue pétrifiée par l’ignominie, de ses lèvres, de ses yeux, elle soutient la mémoire des enfants sauvés. L’honneur lui revient, ranime son cœur. Elle leur résistera, elle ne passera pas aux aveux, elle gardera le silence. Elle s’est mordu la langue si fort que le sang longtemps a coulé dans sa gorge. Elle ne l’a pas vomi ce sang-là. Elle ne parlera plus à ces bêtes sauvages. Elle sait qu’elle ne sera pas, elle, le terrier de l’horreur. Elle contre eux ! L’honneur contre l’horreur ! Telle sera, pour elle, la force du silence contre la fureur de l’indicible. Après seulement, elle parlera, elle écrira, elle hurlera ! Après seulement, elle accusera ! Après ? Oui, après ! Il y a toujours un après !


Automne 44. Personne ne sait qui je suis


Elle le connaîtra, ce terrier de l’horreur. Maria franchira les portes de l’enfer. Comme beaucoup d’autres avec elle, Maria sera déportée au camp de Natzwiller-Struthof. Elle qui a le corps souillé, les chairs mutilées, elle qui marche pourtant encore droit, sera conduite à la douche pour être désinfectée. Ses habits sales et abîmés lui seront ôtés. Pour mieux s’adapter à ce monde asphyxié lui seront donnés des vêtements ternes et rêches. Son uniforme sera en tous points semblable à celui de ces autres détenus aperçus n’ayant plus que la peau sur les os. Son crâne sera rasé. Par paquets, ses cheveux roux et ondulés tomberont au sol au rythme des bruits secs du rasoir. Elle ne sera plus Maria. Maria ne sera plus qu’un matricule tatoué sur son bras. Chaque fois que le numéro 132553 sera crié ou murmuré, de jour comme de nuit, elle devra répondre présente, obtempérer aux ordres et pour tout le reste, se taire. Ne plus avoir le droit de parler, être condamnée à obéir, ici, cela ne se nomme plus de la soumission. Ici, garder le silence, c’est conserver l’espoir d’avoir le droit à un souffle de vie. Il ne s’agit même plus de vivre, il faut juste résister pour survivre. Et les numéros, progressivement, prendront toute la place. Ils feront sens. Peu à peu, un chiffre après l’autre, il faut prendre conscience que la survie est là, dans le nombre de cuillères de soupe, dans le nombre de poux qui rongent la peau, dans le nombre d’injections qui instillent à chacun un peu de poison, dans le nombre de matricules qui ne répondront plus présents à l’appel, dans le nombre de pas englués dans la boue. Ici, comme un leitmotiv, les chiffres scandent le désespoir. Comme un leitmotiv, ici, il y a ces fosses que l’on creuse pour que ceux qui y tombent ne comptent plus, disparaissent comme s’ils n’avaient jamais existé.

Alors, dans le silence des mots tus, il faut continuer à compter pour rester debout.

14 novembre 1944. Marcher, marcher l’un après l’autre, en file indienne, voilà ce que font les bêtes survivantes de la section H. H comme Haine ! H comme Horreur ! Mais aussi… H comme Humanité… Ils quittent le camp de Natzwiller-Struthof. Ils marchent. Les poumons gonflent dans les poitrines comprimées, l’air racle la gorge. Liberté ? La liberté ne peut-elle être au bout du chemin ? Silence !... Les mots font si mal, les bouches affamées se taisent. Silence ! Tout a un goût si amer. Aux haies de soldats succèdent les haies d’arbres hauts. Les bourreaux leur ont dit d’avancer sur cette route, sans se retourner. Un morceau de pain dans la poche pour seul bagage, les détenus sont partis. Cela fait si longtemps qu’ils n’ont pas senti l’ombre des feuillages jaunis les protéger, le vent caresser leur peau. Ressentir enfin des émotions ? Beaucoup n’y croient plus. Vous ne vous défaites pas de la peur quand ses chaînes vous ont serrés si fort ! La peur, c’est comme le typhus, elle s’empare de votre corps, contamine votre esprit et vous fait délirer. Vous devenez fou et les autres savent que vous êtes foutu.

H comme Humanité ! Maria veut encore lutter, mais plus comme une bête disposée à tout pour avoir une ration de nourriture. Elle se dit que son combat sera autre maintenant. Maria ouvre les yeux, elle veut accrocher à son regard au moins une de ces valeurs qui font la dignité de l’être humain. Alors, elle observe ses compagnons, ceux qui cheminent avec elle sur ce sentier inconnu. Leurs corps sont décharnés, leur démarche est étrange : d’une légèreté avec tant de retenue qu’elle en devient si maladroite. Leurs pieds et leurs jambes sont marqués par la rudesse du travail accompli. Où est l’espoir qui rend l’enfer moins noir ? Maria se met à compter le nombre d’enfants qui ont survécu au camp : dix. On peut dire que cela est peu, que les adultes encore vivants sont plus nombreux. Maria se dira que cela n’est déjà pas si mal. Maria se remémore, elle remonte le fil du temps. À combien d’enfants a-t-elle permis de regagner la France ? Vingt-trois. Combien en a-t-elle sauvé ? Vingt-trois. C’est pour eux qu’elle est restée forte. C’est pour eux qu’elle parlera. Elle se met à rêver. Elle pense retrouver la douce chaleur des bras de sa mère. Elle n’a pas eu d’enfants, elle n’en aura jamais, mais elle en a sauvé vingt-trois. Paisiblement, l’estime d’être une femme reconquiert ses lettres de noblesse.

Puis, soudain, au creux de son ventre, une douleur lui livre l’assaut. Une idée obsédante, la tenaille, la prend aux tripes. Elle ne pense plus qu’à une seule chose : manger.


Hiver 44. Personne ne sait qui je fuis


Des jours sont passés. Bientôt l’hiver, le froid, bientôt Noël, les festivités qui retissent les liens. Perdue en un endroit lointain, on a pris soin d’elle. Maria a repris des forces.

Aujourd’hui, elle peut reprendre la route pour être enfin enveloppée par l’amour des siens. Dans quelques heures, elle retrouvera sa maison d’enfance, sa mère, ses proches et ses voisins qui ont été épargnés par les batailles assassines. Entourée de tous ceux qui l’ont connue, elle se persuade qu’elle oubliera toutes ces atrocités qui ont rendu son regard vide, que son courage sera loué, rendant ainsi hommage à tous ces enfants qu’elle a sauvés. Voilà pourquoi elle a bravé l’horreur, l’indicible horreur. Elle espère qu’en retrouvant toutes ces femmes et tous ces hommes qui l’ont aidée à grandir, qu’en retrouvant l’humanité, elle redeviendrait une femme, que ces cheveux pourraient repousser, que ces formes à nouveau s’épanouiraient, que les regards qui se poseront sur elle lui réchaufferaient le cœur. Ce sera pour elle, une seconde naissance, une nouvelle vie féconde de desseins nobles.

Ce qu’elle découvrira, c’est qu’ici aussi la guerre a fait des ravages. Les regards ont changé. Maria ne s’y retrouve plus. Beaucoup sont partis et ne sont jamais revenus. Ont-ils eu des destins plus tragiques que le sien ? Elle n’en est plus si certaine. Dans les rues, et même au cœur des foyers, on s’accorde à dire que la sauvagerie des combats, ça s’est passé au loin. On peut s’en préserver. La vertu du « on » est son caractère impersonnel, le plus à même de se jouer de la mort, de cette étrangère qui s’accorde le droit de tracer les lignes de nos horizons. Ici, les privations avaient été le lot quotidien des foyers, mais tout allait enfin rentrer dans l’ordre. Maintenant, on ne songe plus qu’à reconstruire l’avenir. Personne ne parle des camps de concentration, si ce n’est pour évoquer à demi-mot la perte d’un proche. Pour le reste, la bestialité de la guerre, l’inhumanité des actes perpétués, on observe un silence de convenance, on use de pudeur pour protéger l’espoir.

Maria remet cette robe aux couleurs acidulées, à la forme si joyeuse qui la rendait si féminine quand elle était adolescente. La robe est bien trop grande pour ce corps chétif, elle ne ressemble plus à rien. La mère de Maria ne reconnaît pas sa fille. Maria ferme les yeux quand sa mère la regarde. Elle s’enfuit, âme errante dans les rues si familières de son enfance, elle croise d’autres yeux, d’autres voix qui doucement commencent par se moquer d’elle, finissent par proférer le verbe haut des insultes acerbes sur son apparence. Pour eux, elle n’est plus qu’un monstre répugnant, une chose ignoble à voir. Maria sait qu’ils ont raison. Les injections qu’elle a reçues quotidiennement au camp empêcheront ses cheveux de repousser pour cacher ce crâne nu. Sous aucun vêtement, elle ne parviendra à dissimuler ce corps marqué par les coups, sa peau couverte de cicatrices. Maria se résigne. Son visage est creusé, ses yeux sont vidés par l’horreur qu’elle a si bien vue. Elle comprend qu’elle sera toujours pour eux le témoin de ce qu’ils ne pourront pas regarder en face. Elle ne leur en veut pas. C’est elle qui n’a plus sa place ici, sur cette terre natale. Déjà, mille fois depuis six bons mois, la folie et la mort lui ont souri, lui ont ouvert les bras. Elles étaient là, avec elle, si douces et apaisantes. Mais son corps a tenu bon. Le corps est une bête têtue. Dans sa gorge, elle sent remonter le relent âcre du dégoût d’elle. Alors, pour oublier, elle marche et échoue sur la plage. Elle est seule. Le soleil de midi adoucit l’air de ce jour de décembre.

Et maintenant, la profondeur de ce ciel qui embrasse la mer sur la ligne de l’horizon l’exaspère. Les clapotements furieux des vagues sur le récif voisin l’agressent. Tout en ce monde, tout ce qu’elle a tant aimé lui renvoie le spectacle du rejet. Même la mer ne voudrait pas d’elle. Si elle abandonnait son corps, tel un bâton sans vie, aux remous de cette eau vive, elle serait rendue aux siens. Dans un dernier sursaut, son corps voudrait crier l’amour, mais sa conscience meurtrie délite l’unité de sa personne, son être n’est plus qu’un spectre. Dans le passé, au milieu de la guerre, elle a dansé sur les flots, elle a sauvé des âmes innocentes des rouleaux de victimes. À présent, seule, sans aucune main amie, avec une lame, minutieusement, elle se taille les veines. Sans plus aucune émotion, elle regarde les deux belles entailles sur ses poignets. Son sang chaud coule le long de son corps, recouvre ses cicatrices et se perd au milieu des grains de sable et sel mouillés. C’est moi, Maria, songe-t-elle, au moment où son sang rejoint cette eau profonde et tumultueuse qui unit les continents. C’est moi, Maria, souffle-t-elle au vent, qui de mon empreinte grave la mémoire de l’humanité. Elle porte sur chaque grain de sa peau, sur chaque molécule d’air expirée, des noms, des visages et des voix par milliers. C’est moi Maria, murmure-t-elle, et personne ne sait qui je fuis. La vie pour elle peut maintenant s’en aller.

En ville, la rumeur clamera que c’est ce qu’elle a vécu là-bas au Camp de Struthof qui l’a conduite au désespoir. Personne ne saura que c’est leur mépris qu’elle a fui.

Personne ne sait qui je fuis

?
France
bottom of page