Parménide
Que lisait-il? Pêle-mêle: Dostoïevski, Lucrèce, les minutes du procès de Nuremberg; de la poésie allemande, de la philosophie, allemande aussi, de la science-fiction, de la psychanalyse: Jung surtout, dont il achetait les œuvres complètes à mesure qu’elles paraissaient dans la grande édition de Bollingen. Ainsi découvrit-il les Sept Sermons aux morts que le jeune médecin suisse avait publiés en 1916 sous le pseudonyme de Basilide, emprunté à un gnostique alexandrin du IIe siècle.
Emmanuel Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts, 1993
J’ai honte d’avoir trahi ma patrie et en même temps je me sens soulagé d’avoir rompu avec le philosophe-roi de la Nouvelle-Athènes.
La raison me dit que je n’ai pas trahi ma patrie, car j’ai servi les desseins de la Providence et j’ai rendu un meilleur service à la cité en dénonçant les actes de cruauté du tyran. Mais mon cœur est blessé et la raison n’y peut rien. Mon nom est sali: pour les partisans des deux camps adverses je suis un traître. N’est-il pas misérable celui qui abandonne la cause de sa famille pour la cause de l’ennemi? Mes anciens amis ont effacé des tablettes officielles jusqu’au souvenir de ma lignée. Pourtant je témoignerai devant le juge des enfers s’il le faut que je n’ai fait que suivre ma conscience. Nulle passion, nul ressentiment ne m’anime sauf l’amour de la justice. Je ne recrute personne pour faire le siège de l’Acropole ou des Longs Murs, je ne fais pas de publicité par mes écrits ou mes prises de parole publiques pour la nouvelle bannière sous laquelle je me suis rangé. Sparte n’est pas un modèle de vertu mais c’est la seule force qui s’oppose au despotisme inique de l’empire néo-athénien. Je ne veux pas être non plus le fanatique qui n’a que poison en bouche contre son ancienne patrie, car j’aime toujours mon pays, dont je suis à jamais exilé.
Hélas! Je ne verrai plus les flèches du soleil de minuit éclairer les tours du Lycée ou du Portique au fond de la baie de Frobisher.
Oui, je me suis rangé du côté de la Ligue de Sparte-sur-Kirkenès dans la lutte sans merci pour le droit et la justice, car l’empire d’Athènes-sur-l’Arctique doit prendre fin. Cet empire fondé sur l’esclavage du commerce et du profit au nom de l’équilibre de l’Amour et de la Haine a trahi la promesse d’émancipation qu’il portait aux peuples déchus de l’Anthropocène! Ah! Empédocle, ton verbe plein de fougue et de lyrisme avait fait de moi le premier des adorateurs de ta doctrine et le suppôt le plus zélé de la physique des fers et du feu. Tu t’étais élevé, théâtral et sublime, à la hauteur des anciens doxographes et tu avais nourri de tes talents de philosophe et de prophète les mythes d’une nouvelle nation, d’une race en lutte contre la décadence du monde dévasté dans lequel les dieux nous ont jetés. Mais il y a encore des mondes libres dans les méridiens et c’est pour faire entendre leurs voix multiples que je me bats aujourd’hui! J’ignorais l’existence de ces nations avant d’entreprendre le périple vers l’Asie, tel un nouvel Hérodote curieux des peuples barbares et de leurs coutumes mêlées. Oui, il existe des peuples libres sur la Terre mourante et je prie Dieu dans sa miséricorde de disperser nos poussières dans le ciel.
J’ai d’abord mis mes pas sur les traces de Pausanias l’Ancien, à cheval, à vélo et à pied, sur les routes de la Grèce centrale, de l’Attique et du Péloponèse. J’ai raconté ailleurs ces périples et les circonstances qui m’ont forcé à trahir le tyran pour livrer le secret des Brins de la Vie à nos ennemis. Je n’y reviendrai pas.
Apprends donc, lecteur, que ma nouvelle histoire commence dans un village-forteresse du vieux Magne, au fond du Péloponnèse. C’est là que j’ai entendu parler des Jeux Parfaits, un mythe que d’aveugles aèdes chantent le soir à d’incrédules illettrés; de jeux qui portent au comble l’exaltation des grandes compétitions panhelléniques de l’Antiquité. J’y ai appris que les Olympiades et la Coupe du Monde du Jeu de la Sphère avaient fusionné en une nouvelle forme où les vainqueurs accèdent à une vie éternelle. Ces jeux prennent place tous les quatre ans dans la Cité de Parménide. C’est le cas cette année-ci et je m’y suis rendu à l’invitation de cheikh Timothée.
Je dois te prévenir que mon voyage est placé sous le double signe de la beauté et de la terreur: j’ai vu, émerveillé, le collier des Perles de Verre de l’ancienne Côte des Pirates; j’ai eu aussi la vision abominable de la fusion des citoyens dans la Sphère Parfaite. Je dois admettre au terme d’une douloureuse méditation que la perfection antinaturelle des cités mises sous cloche et la mystique mortifère qui clôture chaque compétition procèdent de la même pulsion destructrice dont l’humanité n’est pas guérie, malgré les désastres sans fin de l’Âge de l’Effondrement.
Ma curiosité était piquée au vif et j’avais soif de voir d’autres civilisations que la mienne dans cette partie du monde que les Anciens appelaient indifféremment l’Arabie heureuse, la Judée-Palestine ou les Pays de l’Or Noir — je ne peux m’empêcher de maudire le baril de pétrole brut de l’ère thermo-industrielle! Les figures légendaires de nobles héros de l’Antiquité peuplaient les songes des poètes du vieux Magne: le vieux Roi Saud, fondateur d’une dynastie cruelle exploitant l’Or Noir et les Épices de Malabar, Justin le Pieux, le Croisé malheureux d’Antioche et de Saint-Jean d’Acre en lutte inégale face aux sortilèges des mages noirs de Daesch, le grand Lionel Messi, footballiste immortel devenu demi-dieux, mi-homme mi-machine, qui poursuit la quête de la perfection du Jeu dans les étoiles… tant d’autres!
Je dois également te prévenir, ami lecteur: les tueurs que le maître d’Athènes-sur-Nunavut a lancés à mes trousses se rapprochent et le coup fatal viendra sans que je m’y attende. J’ai trouvé le moyen de leur échapper temporairement en participant à la Coupe du Monde au cœur de la Ville de la Perle. Tous les joueurs sont intouchables pendant les quatre semaines des Jeux, le droit des hommes et des machines est suspendu et le droit sacré supérieur des étoiles protège les équipes qui s’affrontent — mais malheur aux vaincus! D’un côté, les tueurs d’Empédocle me pistent, de l’autre je risque la fusion qui attend les équipes perdantes. Les chances de m’en sortir sont bien minces. Alors que je griffonne ces pages dans mon carnet, ce jour qui commence sera peut-être mon dernier jour et je me sens à la fois triste et heureux.
Comment suis-je arrivé dans la Cité Parfaite de Parménide? Je te raconterai d’abord le vol en hydroptère le long du Golfe arabo-persique en compagnie de mon guide Diogène.
La nouvelle de ma défection pour l’Alliance de Sparte-sur-Kirkenès avait fait le tour des douze méridiens. Brièvement auréolé de ma couronne de héros par mes anciens ennemis, j’ai reçu l’invitation du Prince des Croyants à visiter son Royaume de sable et d’eau, de ciel brûlant et de cités radieuses. Un vol avait été affrété à mon intention à l’astroport d’Athènes par l’émir de Doha la Superbe, le Padischah des Croyants, l’Aube Rouge de l’Oumma, l’ami des scaldes et des aèdes, le soutien des philosophes déchus et des exilés politiques radicaux: cheikh Timothée ben Hamad Al Thani Atréides. J’ai pris le temps de m’informer des us et coutume de l’Émirat pendant le vol luxueux d’Athènes à Koweït dans un avion de ligne de la Qatar Airways où j’étais le seul passager, aux petits soins de superbes créatures humanoïdes. Jusqu’à quel point étaient-elles encore humaines? Ce que j’avais vu des pauvres rebuts de l’humanité survivante dans les ruines de la Grèce me laissait deviner l’abîme qui s’était creusé entre des branches de plus en plus divergentes d’Homo Sapiens. L’âge des catastrophes de l’Anthropocène avait au moins clairement établi un fait objectif: l’homme devenait une espèce animale étrangère à elle-même. Cette observation entraîna une méditation déprimante sur l’usage des Brins de la Vie dans l’évolution de l’espèce et je sortis de l’avion plus mal en point que je n’y étais entré. Mais grâce au ciel, je fus ensuite pris en charge par Diogène au port de Koweït, un compagnon qui allait se révéler très efficace pour chasser mon humeur triste.
Nous avons pris place dans une nef hybride qui tenait de l’hydravion et du bateau volant. La cabine consistait en une sphère d’un verre sans défaut encastrée dans la coque de carbone sandwich du glisseur, lequel, doté d’ailes à hélices montées sur des propulseurs pivotants, pouvait décoller et se poser verticalement. Un bijou technologique léger, maniable, convertible qui, lorsqu’il amerrissait, déployait une voile triangulaire et se pilotait comme un trimaran. Je n’avais jamais rien vu de tel dans les cités de l’Arctique. Après avoir programmé l’autopilote pour le trajet de deux mille kilomètres entre les extrémités de l’Émirat, très étendu sur toute la rive sud du golfe, Diogène me proposa du thé vert et me montra le fauteuil rouge, comme suspendu sur un plancher transparent au milieu de la sphère d’observation.
— Ainsi, vous aurez tout le loisir de contempler le paysage pendant le voyage, dit-il inclinant la tête.
Il portait l’uniforme noir avec barrettes argentées de la garde du cheikh sur lequel il avait mis une cape décorée de motifs colorés, des fractales tournoyantes. Il portait un fez rouge vissé sur son crâne lisse et des babouches aux pieds. Les yeux gris clair me dévisageaient sans ciller dans un visage totalement imberbe et inexpressif. J’engageai la conversation:
— Diogène, vous êtes un robot, n’est-ce pas? Je ne suis pas certain d’avoir rencontré un seul être humain depuis mon départ d’Athènes.
— À votre service, noble Pausanias, fils d’Aristarque, fils de Newashish, fils de Trudel, de la nation Franco-Ontarienne de la Baie James…
— Stop! Je viens d’une cité démocratique, ne l’oubliez pas, où tous les citoyens sont égaux. Il n’y a pas de titre de noblesse chez nous; appelez-moi simplement Citoyen Pausanias ou ne dites rien, c’est encore mieux.
— À votre service… Mais permettez-moi d’ajouter que vos cités démocratiques élisent leur Plus-Un…
— Uniquement à titre temporaire, et révocable par l’assemblée de la Pnyx. Vous avez raison, le dernier Plus-Un de la confédération néo-athénienne est difficile à déloger de son poste. Au diable! Apportez-moi votre thé et racontez-moi la géographie et l’histoire, les faits saillants et les contes pour enfants des pays que nous survolerons. N’oubliez pas non plus les récits d’alcôve, les nuits soufies et le miracle de Parménide.
Diogène le robot commença par dérouler des boniments stéréotypés, des odes publicitaires à la gloire de l’Émirat des Perles et de son protecteur. J’avais suffisamment entendu cette petite musique pendant le vol de la Qatar Airways et je demandai poliment à mon guide de changer de disque.
— À votre service… Dans ce cas, voici un programme musical qui répondra à votre demande. N’hésitez pas à faire des remarques, nous autres les Diogène-R cherchons constamment à nous améliorer.
Là-dessus, ce drôle de bot, avec fez rouge et babouches, balança de la pop japonisante et sirupeuse dans l’habitacle. Il avait entendu ma requête au pied de la lettre. Ma voix monta d’un cran:
— Ce n’est pas ce que j’ai demandé. Ne seriez-vous pas un peu faible d’esprit? C’est étonnant pour un Diogène de classe R, me semble-t-il. Quelles sont vos références, matricule, montage, logiciel d’apprentissage?
— Certainement noble… citoyen… avec le plus grand plaisir et toujours à votre service! Je suis opérationnel depuis le 15e du mois de Safar de l’an 370 après le Traité d’Unification. Je suis sorti de la ligne de production numéro 3 de l’usine automatisée de Khalifa City d’Abu Dhabi sous un numéro de série codé sur 32 bits en blockchain, je vous envoie à l’instant par courriel ma fiche signalétique certifiée et authentifiée par notre Ministère de la Splendeur Technique, et, croyez-moi, cette usine automatisée est une pure gemme cornucopienne issue du génie des Émiratis et de leurs amis japonais, ce serait pour moi un grand honneur de vous y emmener en visite, mais déjà, je vous fais parvenir quelques dépliants publicitaires que vous aurez tout loisir de lire en dégustant une délicieuse namoura triple crème sur la terrasse de votre suite au Wyndham Grand Doha West Bay Beach qui vous est réservée avec services spéciaux inclus, selon vos désirs et n’oubliez pas de visiter la reconstitution de la Grande Galerie du Musée du Louvre, c’est une attraction formidable de l’hôtel… Grâce en soit rendue aux dons prodigieux de son Altesse l’Emir ben Hamad Al Thani.
Je n’écoutais plus le bavardage inepte de Diogène.
Tout d’un coup, le bot se mit à bouger les bras en tous sens, en émettant des bruits bizarres: scriii, scrouiii, tchhh tchhh, crrr… Ensuite, sa tête se mit à pivoter sur son axe, de plus en plus vite. Il n’était pas beau à voir. Une grimace qui aurait pu exprimer de la souffrance tordait les traits lisses de son visage. Manifestement, Diogène subissait l’effet d’un joli bug de programmation… ou bien d’un hack? Je n’étais pas Pausanias, ex-spécialiste en robotique et apprentissage automatique, pour rien. Sous le drapé du voyageur à l’antique et de l’apprenti-philosophe amoureux des systèmes, se tenait toujours prêt à resservir en cas de besoin un techniek tekno certifié.
— Tenez-bon mon vieux, je vais vous aider.
Je fis un croc-en-jambe au robot qui s’écroula sur le plancher transparent de la cabine. Pendant que je le retournais sur le ventre, je cherchais le bouton reset à la base du crâne. Il était là, dans une petite trappe où il y avait aussi un port USB. J’appuyais dessus fortement, pendant six secondes. La vue autour de nous était splendide. Il n’y avait rien à voir que du bleu et de l’ocre, des dunes et des vagues, des vagues de sable et des dunes d’eau dans le ciel. Pendant que je connectais mon smartphone sur le port USB du robot, je regardai l’écran du moniteur qui affichait notre trajet sur une ligne rouge en pointillés reliant les villes du collier de perles: Kuwait — Bahreïn — Doha — Abu Dhabi — Dubaï — Ajman— Ras Al-Khaimah — Musandam et Kumzar. Toutes les perles du collier de la Côte des Pirates, la Côte des Miracles, la Merveille du monde, le monde selon Parménide, la perfection. Diogène disait vrai: cette partie du monde tenait de la prodigalité cornucopienne, du délire énergétique, de l’isolement paranoïaque et de l’artificialisation intégrale, un précurseur de ce que la Terre aurait pu devenir, une planète entièrement minéralisée, une ville unique. L’Âge de l’Effondrement avait stoppé net cette évolution dans la plus grande partie du monde, retournée à l’état de ruines, ralentit le processus dans d’autres parties, qui vivotent tant bien que mal parmi des niches écologiques mutantes et, au contraire, avait renforcé l’accélération technologique dans les niches capitalistesayant détourné à leur profit ce qui restait de ressources énergétiques, creusant d’autant plus les inégalités avec le reste du monde. L’Alliance Arctique et la Ligue Continentale, le collier des perles de la Côte des Pirates, témoignent du triomphe du vice sur la vertu. Dans cette débauche de superlatifs technologiques, de services déshumanisés et de contrôle de la population, l’ancienne capitale du Qatar se situait en haut de la liste. La Semaine des Jeux était la pointe de diamant, le sommet de l’Hubris d’une culture dédiée à la compétition: j’allais apprendre que c’était bien plus qu’une manière de vivre: un culte avec ses rites, ses temples géants, ses grands-prêtres… et ses sacrifices.
Nous approchions de Doha, la ville qui contenait la Sphère de Parménide où se déroulaient les Jeux.
Diogène était en train de se relever. J’avais eu le temps de lui télécharger un programme de détection d’intrusion, suivie d’élimination de tout agent infectieux. Je lui dis:
— Diogène, vous allez être encore secoué durant quelques minutes, le temps que votre réseau de neurones soit nettoyé de toxines indésirables. Asseyez-vous dans ce beau fauteuil rouge et profitez de la vue superbe. Nous approchons de Doha. Je voudrais qu’on s’y arrête. Nous ferons du tourisme jusqu’à l’extrémité de l’Émirat une prochaine fois.
— À votre service… vous ai-je déjà rencontré? Qui êtes-vous, Monsieur?
— Tu es venu me chercher à Kuwait-City pour un trip au-dessus de la Côte des Pirates. Je suis attendu chez l’Émir en personne. Je suis le citoyen Pausanias, de la Nouvelle-Athènes. Tu t’en sortiras avec une perte de mémoire des événements des douze dernières heures… et quelques améliorations.
Diogène se palpa l’arrière du crâne. Il haussa les sourcils et me regarda avec l’ébauche d’un sourire. Il poursuivit:
— Oui, je sens quelque chose de nouveau. Qu’est-ce que c’est? Vous parliez de cheikh Timothée?
— Lui-même.
— Vous devez être quelqu’un d’important.
— J’ai surtout besoin d’être protégé, car des assassins me cherchent, ils n’arrêteront pas leur quête avant de m’avoir éliminé, fût-ce dans dix ans, ou vingt ans. C’est là où les Jeux interviennent et tu vas de ce pas me donner quelques tuyaux…
— Les Jeux! On ne peut pas raconter les jeux sans évoquer d’abord le Collier des Perles, la succession des cités qui forment un arc de cercle le long des côtes du golfe arabo-persique. Le cœur de chaque ville est mis sous dôme: les raisons en sont à la fois pratiques et théologiques. Hors protections offertes par les dômes, les citoyens libres de l’Émirat ne pourraient pas survivre plus de quelques heures pendant les périodes de canicule où la température du thermomètre mouillé dépasse joyeusement les 35 degrés TW, ce qui arrive un jour sur deux dans cette région du monde. Les dômes constituent la partie visible d’un système de conditionnement d’air gigantesque. Je passe sur la facture énergétique qui est nécessaire pour faire fonctionner ces bulles protectrices. L’ensemble des humains qui peuplent l’Émirat ont pris conscience que la Sphère était la représentation la plus vraie du rapport qui les lie à une puissance transcendante. Avec le temps, une théocratie sophistiquée s’est élaborée, un syncrétisme qui mélange des fragments des religions et de quelques systèmes métaphysiques de l’Antiquité, l’âge thermo-industriel, avec les croyances et les usages de plus en plus ritualisés de la technoscience. Et puis, le football est arrivé! C’est en quelque sorte la plus belle des perles du collier. Ah! Le football! Notez que le golf, ou tout autre sport basé sur un ballon ou une sphère, aurait pu prendre la place du foot au centre de la nouvelle religion, mais le foot avait pour lui une dimension spectaculaire et la passion des foules qui emporte tout.
Diogène avait trouvé une chronique de l’Antiquité qui mentionnait la célébration d’une Coupe du Monde qui s’était tenue à l’endroit même où je me rendais, quelques décennies avant le début de l’âge de l’effondrement. Les choses devaient être bien différentes à l’époque, plus simples, plus naïves, vertueuses comme une jeune république qui rêve de liberté, d’émancipation et de paix universelle et qui tient le goal pour le sacrement suprême.
Pendant ce temps, l’hydroptère se rapprochait dangereusement du dôme de Doha, sans ralentir.
— Diogène, vite! Nous allons nous percuter contre le mur!
— Rassurez-vous. Ce n’est pas ce que vous croyez.
L’hydroptère passa au travers du dôme. J’aurais juré que nous venions de traverser une chute d’eau. Diogène poursuivit calmement:
— Le Dôme est une barrière électromagnétique, anti-radiative, il rafraîchit l’intérieur et repousse le rayonnement calorique, ce n’est plus un dispositif de conditionnement d’air au sens où vous l’entendez, la science de l’Émirat est très avancée.
— Je vois! Ce voyage est plein de surprises. Je sens que ce n’est que le début.
Entre-temps notre véhicule avait fait pivoter ses propulseurs à hélice pour un atterrissage vertical en douceur à l’intérieur du dôme. Une voix synthétique sortie des haut-parleurs de l’habitacle m’informa que nous nous nous étions posés à côté du stade principal des Jeux, Lusail, d’une capacité de quatre-vingt mille personnes, le plus grand des huit stades de compétition qui avaient été construits lors de cette Coupe du Monde historique; mais je ne voyais pas ce bâtiment dans lequel la finale s’était déroulée, celle où les demi-dieux de l’Antiquité s’étaient affrontés avant le cataclysme final, la gigantomachie: Zidane le mélancolique contre l’apollinien Lionel Messi, Maradona-Hercule lui-même contre Pelé le Cyclope. Je demandai à Diogène:
— Je ne vois rien qu’un reflet de ce qui nous entoure. Le stade est-il lui aussi mis sous cloche?
— Le stade est enclavé dans une Sphère-miroir, la Sphère de Parménide, c’est le monde des Jeux et, au centre du stade, il y a le ballon ultime, l’Omphalos, la sphère de l’Être ou du Destin, comme vous voulez. C’est là que votre initiation va commencer. L’Émir a pris les dispositions pour vous protéger pendant la durée des Jeux. Vous allez rejoindre les équipes sacrées.
— Mon initiation! Voilà qui est intéressant: à quoi donc?
— Gardien de but.
— L’empêcheur de tourner en rond du ballon. Le rempart du penalty. Entre lui et le tireur, un duel à mort. L’attaque contre la défense: l’art de la guerre dans sa simplicité la plus pure. Cela me va. Cheick Timothée sait que je n’ai jamais joué au football; comment vais-je m’y prendre?
— Ce n’est pas un problème. Vous allez être amélioré. La participation à la compétition est ouverte à tous les citoyens du monde, c’est un sport très démocratique. Nous avons résolu ici, dans l’Émirat du Collier des Perles de Verre, la question de la démocratie radicale que vous autres, Néo-Athéniens ou Athéniens du siècle de Périclès, n’avez pu résoudre à la perfection. Le sport de combat, l’arène des gladiateurs, le Cirque mortel, la solution était visible depuis l’aube des civilisations: la démocratie radicale, c’est quand des citoyens choisissent librement de se taper sur la gueule et sont prêts à en accepter le prix.
Je souriais intérieurement. Mon petit logiciel avait nettement amélioré les compétences linguistiques de Diogène-R. Cela pouvait ressembler à une conversation intelligente et intentionnelle. Je repris:
— Et comment va se passer mon entraînement?
Diogène ne répondit pas à ma question. Il se contenta de m’indiquer l’entrée du stade. Nous allions traverser la Sphère de Parménide, moi, tel un Orphée accompagné de l’Ange Heurtebise passant à travers le miroir pour rejoindre son Eurydice prisonnière aux enfers. Je tendis la main et mes doigts touchèrent un élément liquide qui s’ouvrit devant nous. Le dernier souvenir de ma vie d’avant ma transformation est celui d’un groupe d’hommes tout en blanc portant la ghutra traditionnelle des qataris, qui nous accueillent de l’autre côté.
Ce soir, je jouerai ma vie contre ma liberté. Ce soir, au terme de trois semaines d’entraînement intensif et de matches préparatoires contre des équipes qui ont été éliminées par la mienne, je saurai si je rejoins les citoyens qui fusionnent dans la Sphère avec l’Être parménidien, ou bien si je fais partie des héros intouchables. Mon équipe? Ah, cheikh Timothée fait bien les choses… Je ne vous l’ai pas encore expliqué, mais la compétition entre nations est dépassée depuis longtemps. Dans l’âge de désastres que l’humanité traverse sur une Terre mourante, les seules joutes dignes de ce nom sont philosophiques ou artistiques. On peut le voir d’une manière très prosaïque: l’équivalent d’une consultation populaire, d’un referendum, et la victoire décide de la réponse à la question. Le comité d’organisation des Jeux, présidé par cheikh Timothée, décide d’un thème et tire au hasard la répartition des équipes; l’équipe gagnante est la preuve par Parménide que la réponse au thème était la bonne et celle-ci définit la politique pour les quatre années à venir. Cette année, le thème imposé des Jeux est l’exploration du système solaire: faut-il favoriser l’expansion de l’humanité dans le Cosmos? Devons-nous, en d’autres termes, nous préparer à abandonnerla Terre à son sort? Les équipes sont identifiées par une couleur qui évolue en fonction de la sélection. Une tradition qui remonte aux jeux de l’hippodrome à Constantinople impose le choix du bleu ou du vert pour les équipes qui arrivent en finale. Sous l’empereur Justinien, dit-on, les querelles politiques étaient résolues par la victoire des Bleus ou des Verts. La réponse à la question est révélée à la fin de la compétition, après l’assimilation des citoyens du camp vaincu par la Sphère. Personne, ni les joueurs, ni le public, ni même les organisateurs, ne connaît d’avance l’attribution de la réponse aux équipes. Tout est décidé par la Sphère, tout se joue dans l’esprit insondable de Parménide afin de garantir l’impartialité des arbitres et le respect des règles.
— Voyez-vous, m’expliquait Diogène, lors d’un vol d’exploration au-dessus de la côte du Ras Musandam à l’extrémité orientale de l’Émirat, le système est d’une perfection démocratique totale, les citoyens du monde entier qui participent aux Jeux, rappelez-vous, sur une base volontaire, ainsi que le public qui soutient leurs couleurs, sont indifférents vis-à-vis de la réponse à la question posée par le Jeu. Tout ce qui les intéresse est l’exploit, les tirs au but et l’identification aux équipes selon leurs préférences. Tout le monde accepte le résultat avec équanimité, la réponse au referendum si vous voulez, résultat qui est en quelque sorte le fruit du hasard. Alors, les passions s’apaisent et la vie continue. Pour ce qui est des joueurs, la motivation est liée à la récompense ultime: gloire, richesse, honneurs… liberté!
Les lueurs du couchant découpaient les bords déchiquetés de la péninsule; un chaos de roches sédimentaires, de promontoires abrupts, de criques, un endroit idéal pour y cacher des repaires de pirates, des bases secrètes. Je dis à Diogène:
— Que la meilleure équipe gagne!
Nous entendons les clameurs de la foule qui prend place sur les gradins du stade Lusail. Les joueurs de l’équipe dont je fais partie ajustent leur équipement. Il faut y aller maintenant.
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Note de l’éditeur [1]: le texte que vous avez lu est un extrait du Journal de Pausanias le Jeûne, rédigé pendant le mois de Joumada al-oula de l’année 376 du Traité de l’Unification.
Note de l’éditeur [2]: le texte que vous avez lu est une suite de la nouvelle Empédocle, rédigée par le compilateur des Voyages de Pausanias sur le site de la revue Marginales, rescapée de l’âge thermo-industriel et archivée dans les mémoires d’Encelade.