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P… de clic

Peut-être était-ce parce qu’aucun flocon n’avait daigné tomber sur la capitale depuis le mois de janvier de l’année dernière que je me suis mis à lire Retour dans la neige de Robert Walser, ce bon vieux Robert qui venait toujours me secourir en cas de déprime. J’en avais marre des hivers gris, venteux et humides et de me ramasser sur moi-même comme un pangolin. Mais c’est un autre bouquin lu tout de suite après en italien, plutôt ensoleillé celui-là, qui me déboussola à cause d’un clic. Je m’explique: En exergue, sur la troisième page j’avais lu qu’on dit que lorsqu’un écrivain naît au sein d’une famille, cette famille est foutue, et l’autrice ajoutait qu’en réalité la famille s’en sortira très bien, mais qu’en revanche, l’écrivain qui tentera désespérément de tuer tour à tour sa mère, son père, et tous ses frères et sœurs inexorablement vivants, risque de mal finir. Je n’arrivais pas à m’endormir à cause d’un curieux lancement dans ma jambe droite. Il faisait nuit depuis longtemps et cette phrase que je trouvais juste et décalée m’accaparait, sûrement parce que j’avais moi aussi des comptes à régler avec ma famille, mais dans le fond, je ne lui voulais que du bien. L’éloignement rapproche, etc., on s’en sort comme on peut dans ces cas-là. Le moral n’était pas au zénith et pas seulement à cause du temps. Estelle ne m’avait pas recontacté au sujet d’un spectacle que nous devions voir ensemble. Je ne sais pas ce qui la retenait. Comment louper les Tiger Lillies, groupe londonien de cabaret gipsy punk dont le nom, son chanteur l’avait dit, a été inspiré par une travailleuse du sexe à Soho. Incroyable, je n’en revenais pas de son silence. Lire me faisait oublier la douleur à cette satanée jambe et au moins, je m’occupais. Puis, j’ai saisi mon portable et j’ai eu un réflexe bizarre, étrange, parce que j’envoyais rarement un e-mail à Yolande, ma mère, et certainement pas à une heure du matin. Je lui ai demandé si tout allait bien parce qu’elle avait contracté une pneumonie trois semaines auparavant, et qu’à son âge, bien qu’elle paraisse beaucoup plus jeune, il fallait surveiller ce problème, et tout de suite après j’ai recopié l’exergue de la troisième page du livre que deux minutes auparavant je tenais encore entre les mains. C’était une boutade, car je ne suis pas un écrivain, mais quelqu’un qui écrit, et nous sommes très nombreux de cette espèce. J’ai donc tapé sur le clavier que lorsqu’un écrivain naît dans une famille celle-ci est foutue. Je m’étais dit que cela allait distraire celle qui m’a mis au monde lorsqu’elle découvrirait cette sentence. Mais le pire, c’est que j’avais continué. Et la suite on la connaît, c’est l’écrivain tentera de tuer tour à tour sa mère, son père et tous ses frères et sœurs. Seulement voilà, ma sœur n’était plus de ce monde depuis longtemps, mais dans mon esprit fatigué cela n’a pas fait tilt. J’ai dirigé la petite flèche blanche sur la case “envoyer” et j’ai cliqué. Je fixais bêtement le mot “annuler” jusqu’à ce qu’il disparaisse et juste après j’ai crié Merde! Putain de clic! Exactement, moi qui ne jure jamais j’ai gueulé Putain de clic! et je me suis pris la tête entre les paluches, lesquelles, doucement, ont glissés devant mes yeux. C’est à ce moment-là, à l’instant où j’écartais lentement, de désespoir, mes doigts collés sur mon visage pour constater avec horreur que l’e-mail s’était bel et bien barré, qu’apparut un message d’Estelle — bisous, je rentre de chez Mélanie, on a bien rigolé, tu peux me prendre une place pour les Lillies, à plus, ta Bombe. J’ai zappé ce texto et je me suis effondré. Ça ne se passait plus très bien dans mon esprit. Je devais me réjouir du message d’Estelle, et de ma vie je ne m’étais pas senti aussi mal. Ma mère qui avait fait consciencieusement ce qu’elle avait pu pour nous éduquer, dont un riz au lait délicieux, et rempli des bouillottes d’eau chaude pour réchauffer nos pieds de marmots pour la nuit, me traitait souvent de dingue lorsque j’étais enfant, et plus tard aussi maintenant que j’y pense, mais uniquement lorsqu’elle était irritée et cela lui arrivait constamment, et je me demandais si au fond elle n’avait pas raison. Je me retrouvais à vrai dire comme l’ours dans la fable de La Fontaine. L’énorme plantigrade, sa lourdeur et ses pattes volumineuses, veut chasser une mouche sur le nez de son nouvel ami le jardinier, mais malgré lui, inconscient de sa force, la pierre qu’il lance pour écraser l’insecte arrache en même temps la tête de l’horticulteur. Il n’avait pas évalué rationnellement son geste et moi non plus. J’avais comme qui dirait arraché la tête de ma mère. Mais s’il s’était agi d’une lettre à expédier, mille fois j’eus le temps de me raisonner. Hélas, voilà ce que m’apportait la numérisation du monde, dans un moment d’émotion, de fatigue aussi, emporté par celui-ci, j’avais rédigé puis cliqué, et Yolande reçut ce courriel inepte, étourdi. J’étais mis en difficulté pas nécessairement par absence de réflexion, mais parce que je ne jouissais pas des facultés logiques permettant de réévaluer mes gestes face au numérique. Je ne sais pas qui peut véritablement le faire ni quelle morale du clic en aurait tiré La Fontaine, mais je suis certain qu’il en aurait trouvé une, bien salée, culpabilisante à mort, du genre: Rien n’est plus hasardeux qu’un clic précipité, le reste de ta vie tu devras expier. Ou, s’il se trouvait de meilleure humeur après avoir charmé une demoiselle de la haute: Les mères sont indulgentes, envers leurs fils autant qu’avec leur mari, et de cet envoi-là elle ne fut point marrie. Cela m’arrangeait mieux. Oui, je préférais vraiment cette deuxième version de mère tolérante. Mais jusqu’ici je n’ai pas encore osé demander à la mienne son avis sur la question. J’attends qu’elle me contacte, ou pas, à l’occasion de mon prochain anniversaire.

Le lendemain, je me suis réveillé tout vaseux, incommodé, puis, après le petit déjeuner et quelques nouvelles, toujours les mêmes, catastrophiques, entendues à la radio, j’ai avalé un comprimé antidouleur FORTE et j’ai ouvert mon ordinateur. J’ai répondu à Estelle et j’ai réservé deux places pour les Tiger Lillies, puis je me suis mis à corriger des devoirs de philo. Jeune prof qui se fait un peu chahuter, je me plaisais néanmoins à dispenser ce cours de philosophie et de citoyenneté pour le 3e degré de l’enseignement secondaire. Ce qu’on nous demandait c’était de développer chez l’élève une analyse critique des messages médiatiques. Bon, on ne disait plus élève, mais apprenant, mais cela revenait au même sauf pour madame Croly qui suivait les consignes à la lettre — un élève, ça n’apprend rien, un apprenant si, disait cette dame raide et mince comme une aiguille de couturière qui brodait chaque mot avec préciosité. Soit, à l’un comme à l’autre, il fallait permettre une réflexion sur ses propres comportements à l’égard des médias. La ministre de l’Enseignement nous demandait carrément de préserver toute cette jeunesse des dérives possibles provoquées par l’envahissement numérique, de l’aider à faire la part des choses dans un univers bardé de fausses informations, d’arnaques et d’escroqueries. Cet univers qui ressemblait de plus en plus à la période vécue, celle de la fraude, de la tromperie, après celle de la pierre, du bronze, du fer, etc. Ah, il était beau le monde des films de fesses, des arrière-trains et celui des explosifs à fabriquer soi-même en un rien de temps, celui des sollicitations tous azimuts agrémentées d’icônes alléchantes, séductrices, provocantes, de cœurs, de smileys qui déjouaient tous les accords et désaccords parentaux possibles et imaginables. Nos apprenants apprenaient par eux-mêmes, exploit, à les esquiver. Fallait-il ou non les en féliciter? Deux ou trois clics et on se retrouvait dans la vacuité, le vide, l’abîme stupéfiant d’un monde déshumanisé sans perspectives, crétinisé, qui n’avait que le fric, la rentabilité immédiate comme moteur quoiqu’il en coûte, aux autres évidemment. Ces instigateurs s’en moquaient bien de leurs semblables, de l’avenir et des enfants. Cependant, juste à côté, au-dessus, en dessous, dans ce puits sans fond appelé l’internet, c’était tout aussi facile de dénicher l’analyse approfondie de la critique de la raison pure d’Emanuel Kant. Pour lui, Kant, comme pour Rousseau, le devoir se situe dans la connaissance immédiate du bien et du mal, le devoir de suivre sa conscience, et nous, profs de philo, nous avions l’immense, l’impensable tâche d’éclairer celle-ci, nous qui tombions dans tous les pièges aussi bien que nos écoliers, mais on se reprenait, on va le dire comme ça. Nous abandonnions pour certains, et j’en étais, les réseaux sociaux et autres “panurgeries”. Imiter, copier, suivre, cela au moins, l’Homme, n’importe quel Homme pouvait le faire, l’esprit de troupeau il ne s’en privait pas. Innover, inventer, créer, c’était beaucoup plus difficile. De mon côté, je m’en souviens, dès l’agrégation obtenue, saturé déjà par toutes ces invites informatiques, j’avais pensé à me faire moine, ou presque moine. Je tenais encore à un semblant de liberté. J’ai sonné à la porte d’un couvent pour m’agréger à leur communauté. Je ne m’en étais ouvert à personne. Père oblat me semblait une bonne situation afin de me protéger des tentations pressantes, de l’actualité en direct, de l’immédiateté. Je me promettais d’observer un règlement, sans abandonner toutefois, je restais lucide, le costume laïque. Je fus éconduit par ces messieurs, car si je me donnais à l’abbaye je lui devais aussi mes biens, et la congrégation ne fut guère alléchée par les miens, inexistants, ni par ma soi-disant dévotion. La semaine suivante je rencontrais Estelle.

Elle avait bien aimé les Tiger Lillies et leur univers déjanté, mais ça sentait un peu le réchauffé m’a-t-elle dit, des sujets rebattus par eux inlassablement. Ils n’étaient plus très jeunes à présent; l’un d’eux boitait un peu, il devait avoir une prothèse de la hanche ou quelque chose comme ça, et si leur combat restait d’actualité, il semblait temps que des plus jeunes le porte. D’ailleurs c’était le cas, et nous irions voir le Kabareh Cheikhats le mois suivant, un groupe de jeunes hommes marocains déguisés en femmes, qui interprète un répertoire de leur patrimoine, celui que des femmes libres, mais marginalisées, les Cheikhats, exécutaient autrefois. Des poétesses de la résistance qui secouaient la société patriarcale. Dès qu’au programme apparaissait le mot cabaret nous étions, Estelle et moi, enthousiastes, parce que l’on pouvait s’attendre à ce que cela parte dans tous les sens et nous agite les méninges. Les fantaisies et colères du cabaret punk déjanté achevées, Estelle m’a entouré la taille de ses deux bras, dehors, sur le trottoir devant un feu rouge, et face à moi, serré très fort son visage contre ma poitrine. Cela a duré un moment et nous n’avons rien dit. Moi qui parvenais à peine à sortir la tête hors de l’eau, qui ne savais jamais très bien comment être, comment faire, que dire et pourquoi. Je me transformais dans ces moments-là en un individu, une créature protectrice, et ma mère, elle, en aurait ri, en ruminant “qu’est-ce que c’est que cette comédie”. C’était la phrase qu’elle sortait toujours lorsqu’une situation la gênait, comme l’amour, les sentiments. J’aimais que les seins d’Estelle se pressent de cette manière sur mon corps, et son ventre contre le mien. Cette étreinte c’était comme recharger tout ce qui mentalement avait besoin de l’être. — Je suis ta prise USB, disait Estelle, ta Bombe, signait-elle aussi à la fin de ses messages, modestement. C’est ce qui m’épatait chez elle, cette confiance en soi qui aide à traverser les sollicitations infinies sur nos écrans hypnotiseurs et ailleurs, à s’arrêter avant de se perdre.

Ces devoirs de philosophie que j’avais à corriger ne me barbaient pas. Il se trouvait un élève dans la classe mi-cancre, mi-génie. J’écrivis dans la marge de sa brillante épreuve: votre réflexion dépasse les attentes initiales du cours, 100 %. Mais j’avais comme étudiants d’autres phénomènes. Ars longa, vita brevis que je traduis au sens premier, grec: l’apprentissage est long, la vie est brève, c’est ce que je griffonnai en note à la fin du travail de N… qui avait copié mot pour mot trois paragraphes sur la morale, sujet de l’exposé, dans l’encyclopédie en ligne Wikipédia. Cet élève, amical, serviable, s’empêchait de goûter la joie d’être honnête et d’en éprouver en retour ses bienfaits. Putain de clic! me dis-je en moi-même. D’où me venait cette expression? La grossièreté, de plus en plus, s’utilisait dans les harangues politiques et les tweets trumpistes et salvinistes. Le vulgaire imprégnait. Deux semaines plus tard, tourmenté encore et toujours par ce courriel parvenu à Yolande l’autre nuit, je lui ai envoyé une photo d’un week-end passé dans un hameau de la campagne spadoise. Dans une prairie se trouvait un âne, je me suis avancé pour lui caresser le museau. Mon ami C. a pris la photo que j’ai transférée à ma mère avec écrit en dessous: deux ânes. Le lendemain elle m’a répondu — les ânes c’est très malin et affectueux. Tu n’es pas un âne, tu es un artiste. Je ne pense pas que je sois un artiste, ni d’où lui venait cette idée, mais sa réponse m’a rassuré. Elle ne m’en voulait pas de lui avoir envoyé que l’écrivain tentera tour à tour de tuer son père, sa mère et tous ses frères et sœurs. Je ne lui avais pas arraché la tête. Elle la gardait bien droite sur les épaules.

P… de clic

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