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Opération “Pages arrachées”

C’était le branle-bas à la Préfecture de Police. Selon des informations dignes de foi, on avait eu vent d’une opération d’envergure destinée à menacer le bon déroulement de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris, le long de la Seine. Et une rumeur persistante, observée ici et là sur les “réseaux sociaux” et recoupée par des sources diverses, insinuait que l’action incriminée était en rapport avec l’enlèvement d’un certain nombre d’échoppes de bouquinistes sur les quais du fleuve.

Cette annonce avait soulevé une certaine surprise parmi les forces de l’ordre:

— Déjà, grognait l’un de ses représentants, qu’on est sur les nerfs avec les menaces d’attentats et les craintes de flambées de violence dans les quartiers; en plus, il faut s’occuper de lecteurs en mal de repères!

Et il poursuivait, en se tournant vers ses hommes:

— Je sais bien qu’il existe des livres explosifs…

— Pas tant que cela…, l’interrompit un de ses auditeurs.

— Admettons. Vous en savez plus que moi. Mais c’est un autre genre d’explosifs qu’on pourrait dissimuler dans ces boites… Pas difficile à comprendre! Quelqu’un sait-il ce qui est envisagé?

Personne n’en avait la moindre idée. C’était de bonne guerre, évidemment. En suivant le fil de messages sur les “réseaux”, il était juste question d’une invasion des quais tôt le matin de la cérémonie (pour être si possible au premier rang dès le début) et (c’était le point vraiment sensible) d’être porteur d’un “objet” reconnaissable, comme un signe distinctif. Tout le reste, les réunions préparatoires, les points de ralliement, le déploiement des groupes, les mots d’ordre éventuels étaient publiés sur des messageries cryptées, que les services informatiques n’étaient pas parvenus à pénétrer.

Les policiers réunis en “cellule de crise” se perdaient en conjectures sur la nature réelle de ces “objets”. Devraient-ils, lors des inévitables contrôles auxquels ils soumettraient les spectateurs à leur arrivée, également mettre à part, parmi les choses susceptibles d’être considérées comme des armes, des éléments liés à la pratique de la lecture? Et qu’est-ce que cela pouvait bien être, au demeurant? Des livres, sans doute; et peut-être des stylos, un clavier d’ordinateur, du papier? Et quoi encore, et quoi d’autre?


La veille de la cérémonie d’ouverture prévue le vendredi 26 juillet 2024, les forces de l’ordre reçurent des instructions précises, avalisées par le gouvernement sur la proposition de son Ministre de l’Intérieur. Pour gonfler les chiffres des services et ainsi attester de l’efficacité de l’ensemble du dispositif de sécurité, il avait été décidé de ne laisser aucune latitude à quiconque aurait un livre sous le bras, dans sa poche ou enfoui dans un sac, ou qui serait en possession de tout objet se rapportant à cette activité (leur choix étant laissé à la sagacité des agents sur place).

L’ordre de mission délivré à ceux-ci était d’ailleurs relativement subtil: il ne s’agissait pas de confisquer les ouvrages; mais il fallait tout de même rapporter aux divers postes de police de la région parisienne une preuve tangible que les contrôles avaient été fructueux. Pour finir, le Préfet annonça le nom de code de l’opération: il y eut des sourires d’aise parmi les hommes au garde-à-vous, car ce nom leur paraissait bien trouvé, tout indiqué.


Une fois les Jeux de la XXXIIIe Olympiade déclarés ouverts, les policiers ramenèrent ainsi à leurs différents postes des pages arrachées à des livres de toutes sortes d’auteurs (Pascal, Tocqueville, Baltasar Gracian, Foucault, Lévi-Strauss, Malraux, Faulkner, Pouchkine, Colette, Wellens, Isaac Bashevis Singer, Samuel Beckett et même Fred Vargas, Manchette et James Ellroy), en plus de quelques stylos de qualités diverses, d’un clavier d’ordinateur d’un modèle fort ancien et de quelques rames de papier vierge: ainsi que quelques individus particulièrement virulents, qui s’obstinaient à déclamer de la poésie et furent promptement mis en cellule de “dégrisement”, selon le mot d’un gradé.

La Préfecture de Police publia un communiqué, qui précisait la marche à suivre pour récupérer les pages arrachées de ces livres lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques le long des quais de la Seine. Il suffisait aux intéressés de se présenter à un poste de police avec l’exemplaire du livre qu’ils avaient eu l’audace d’amener sur les lieux, et on les laisserait repartir avec les pages manquantes.

Opération “Pages arrachées”

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