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On ira tous au paradis

Pas pressé d’ouvrir les yeux, Brice savoure le moment présent. Il a l’impression de sortir d’une nuit un peu mouvementée au départ. Cependant, après un petit temps d’agitation, il s’est endormi d’un sommeil serein et récupérateur dont il n’a pas envie de briser le confort.

Un prénom, toujours le même, susurré, un chuchotis, un bruissement émit dans un léger souffle, une brise sonore qui caresse:

— Cyrielle, Cyrielle,…

Brice ne s’étonne pas du silence qui l’entoure; celui-ci est apaisant et non angoissant. Il s’émerveille de ne se sentir ni lourd ni léger: c’est agréable. Il apprécie le parfum qu’il hume: cela sent “rien” et rien est délectable. Il passe la langue sur les lèvres: leur saveur est délicate. Les yeux enfin ouverts lui offrent le spectacle fascinant de paysages changeant au gré de ses désirs.

Impassible, elle résiste, tant elle veut jouir et jouir encore de la quiétude dans laquelle elle est plongée, comme le dormeur accroché à son sommeil alors que le réveille-matin, sur un crescendo infernal, sonne l’aube. En apnée dans un bien-être total, entité désincarnée, ni complètement de ce côté du monde, ni complètement de l’autre, elle ne ressent plus le poids de son corps malade, non plus celui obsédant des tourments. Le livre de sa vie s’effeuille à la vitesse de la lumière, évanescent, dans un noir sidéral d’où sourd lancinant, tel un imperceptible froufroutement, son prénom:

— Cyrielle, Cyrielle,…

Brice, après avoir quitté la vie terrestre, vient d’être accueilli dans l’inframonde, ce royaume particulier qui offre l’hospitalité aux non-vivants. Il est devenu une âme paisible et commence seulement à en découvrir tout l’intérêt, dans un ressenti de plénitude et de satiété jamais éprouvées avant: le nirvana absolu, l’extase intellectuelle, la béatitude corporelle… Ce qu’il ignore encore, c’est que cet inframonde n’est qu’une étape intermédiaire avant l’accès vers un autre état, dans un autre univers.

Elle finit par s’éveiller à ce qui l’entoure, c’est-à-dire au vide astral et à ses elfes cosmiques. Ceux-ci continuent de chanter son prénom et l’attirent vers la page suivante d’un nouveau feuillet de son espace-temps, un livre à écrire.

Brice est en paix et, lorsqu’une averse de protons fulgurants, accompagnée d’une émission intense de rayons lumineux, le nimbe entièrement pendant tout un temps, il se laisse porter par l’orage. Ainsi chargé d’une énergie puissante, auréolé d’étoiles coruscantes, il émerge de la tempête pour découvrir qu’il n’est pas seul!

L’exoplanète tellurique Trappist-1 d, découverte en 2016, a un indice IST — Indice de Similarité avec la Terre — de 0,90 %, ce qui veut dire que les deux planètes ont beaucoup de points communs. En rotation synchrone, comme le système Terre/Lune, Trappist-1 d n’est habitable et habitée que sur la partie entre son jour et sa nuit. Les nombreux êtres qui la peuplent ont un physique, une biologie et des comportements sans égal sur Terre, sauf peut-être le Bonome-V. D’apparence vaguement humanoïde, le Bonome-V a une grosse tête infundibuliforme, un corps effilé, des yeux globuleux et une peau rugueuse de couleur verte. Il se nourrit essentiellement de végétaux qui poussent naturellement sur Trappist-1 d. Il se déplace debout, est vivipare sans être mammifère en plus d’être végétarien.

C’est une bulle, pareille à celle de savon, irisée en surface, légèrement visqueuse et qui semble vivante, qu’intègre malgré elle Cyrielle. En apesanteur, elle est irrésistiblement entraînée par un vortex, une spirale tourbillonnante, vers une lumière blanche éblouissante, un peu hypnotique qui scintille au bout du tunnel cosmique dans lequel elle évolue. À l’intérieur du véhicule, Cyrielle a la sensation de se réincarner. Ce n’est ni agréable ni désagréable.

L’espace se rétrécit peu à peu et accompagne l’évolution de Cyrielle qui se sent maintenant comme flanquée d’un double.


Depuis que Cyrielle et Brice ont embarqué dans la bulle et surtout à partir du moment où ils ont compris qu’ils sont deux, ils ont eu le temps de faire connaissance. Il faudrait même dire qu’ils ont fait re-connaissance en utilisant la biométrie morphologique informatique bien connue:

• Reconnaissance papillaire: check

• Reconnaissance irienne: check

• Reconnaissance du flux sanguin: check

• Reconnaissance des battements du cœur: check

• Reconnaissance vocale: check

• Reconnaissance de la frappe sur la paroi du véhicule: check

• Reconnaissance faciale: check

La réponse tombe: organisme masculin, écrivain et bibliophile, victime de maladie cardiaque et complications coronariennes.

L’autre résultat suit: organisme féminin, intelligence très supérieure, décédée d’une leucémie.

La durée de leur transfert importe peu, la destination de leur trip ne les inquiète pas. La cohabitation se déroule sans ennui jusqu’au moment où chacun se sent malgré tout un peu à l’étroit dans la matrice.  

À cet instant, Ewé s’extasie devant la bulle arrivée à destination: 

— Ce sont des jumeaux!

Ewé est la responsable du programme E.P.O. — Expulsion Plurielle d’Organismes – qui lui donne de nombreux soucis. Le programme est récent; l’I.A. qui l’épaule commande de véhiculer simultanément plusieurs entités, afin de diminuer le nombre de transferts entre la Terre où pullulent les candidats et Trappist-1 d.

L’arrivée des jumeaux est une première: tous les essais précédents se sont soldés par un échec et Ewé, toute à sa joie d’être si près de la victoire, n’en oublie pas d’être extrêmement prudente au moment de l’expulsion. Elle vérifie toutes les données stockées dans son fichier performant, elle en encode de nouvelles, bouscule un peu ses assistants jusqu’au moment où, enfin, la bulle se stabilise: la délivrance peut commencer. La suite se poursuit non sans peine ni comme dans du beurre, ni comme sur des roulettes et personne ne peut dire que vraiment, ça passe crème! La venue au monde des deux petits Bonomes-V est accompagnée de spasmes, de contractures, de soupirs et de grands cris comparables à ceux d’une ogresse en gésine. Enfin, le travail se conclut par l’apparition des deux organismes sains, bien formés et sereins. Ewé n’a pas de mot pour dire sa fierté, son soulagement, son bonheur de voir cette première expulsion plurielle aboutir. Cette double naissance est son œuvre, son travail et sa maternité en même temps.

Cela signifierait-il dès lors que les habitants de cette exoplanète ressentent des émotions qu’ils sont capables de manifester par un comportement adapté?


Les nouveaux arrivés sont immédiatement pris en charge et identifiés: ils se nommeront Ele et Ela.

Quelques jours après leur “re-naissance”, Ewé emmène Ele et Ela découvrir l’environnement de l’exoplanète. Ils sont ébahis devant tant de beauté naturelle et par le grouillement de vie sur la partie habitable. 

Là, ce sont essentiellement les êtres de l’espèce Bonome-V qui encadrent Ela et Ele. C’est logique puisqu’ils sont pareils et vieillissent en même temps. Mais tous n’ont pas le même caractère, l’énergie équivalente, la disposition analogue ni la réplique identique. Leur humeur peut être labile, mais leur génie est remarquable et leur tempérament est tout le contraire de lunatique. Cette dernière caractéristique vient du fait que l’exoplanète, comme la Lune avec la Terre, est en rotation synchrone avec son étoile: une naine rouge ultra-froide. Ces valeurs associées à leur vision kaléidoscopique, à leur corps fuselé, mais musclé en font des êtres plutôt attachants qui ravissent les deux nouveaux arrivés. C’est ainsi qu’ils intègrent la civilisation, qu’ils apprennent la vie, qu’ils s’instruisent, qu’ils découvrent et qu’ils sont initiés aux us et coutumes de ce monde. Et ce, toujours sous l’égide bienveillante et l’attention soutenue d’Ewé qui tient à eux comme à la prunelle de ses yeux (qu’elle a globuleux, d’ailleurs).

Bien que jumeaux hétérozygotes, Ela et Ele sont inséparables. Leur gémellité fait l’objet de beaucoup de curiosité, d’intérêt légitime et de regards appuyés. Il n’empêche qu’eux-mêmes portent énormément d’attention à tout ce qui leur est enseigné et de plus en plus, ils s’interrogent sur ce qu’on ne leur dit pas. Ils sont fureteurs, observateurs, inquisiteurs, insatiables de découvertes, affamés d’innovations et gourmands d’exploration. Ils empruntent un chemin de traverse et les voilà en vadrouille jusqu’à ce qu’ils arrivent devant un affichage photochromique: Androïdes Obsolètes. Stupeur des aventuriers qui, au même moment, se retrouvent face à Ewé qui ne les avait pas perdus de vue. Agonis de reproches, ruisselants de réprimandes, admonestés comme le veut la tradition, ils finissent par demander s’il est possible de visiter cette réserve qu’ils imaginent fantastique.

Leur Pygmalion ne sait par où commencer et leur recommande en priorité, pendant la visite, de ne pas perdre de vue leur belle planète Trappist-1 d, d’en imprimer l’image dans leur mémoire et d’en respirer à fond le pétrichor. Ce qu’ils vont découvrir peut les émouvoir, les désorienter et ils auront besoin de savoir qu’Ailleurs, la vie n’est pas plus verte. Intrigués, les jumeaux lui emboîtent le pas.


Ils commencent par rire des robots joueurs de foot, des chiens et des humanoïdes de compagnie dont ils ne comprennent pas l’utilité puisqu’eux ne sont jamais seuls et que lorsqu’ils jouent au ballon, c’est ensemble et non en affrontement. Ils s’étonnent des robots de traite qui extraient un liquide blanc — couleur qui leur est inconnue — sortant d’un animal portant incongrûment des cornes et quatre pattes. Ils s’extasient pourtant sur les exosquelettes conçus pour les soldats et sur les robots-mulets qui les aident à porter des charges. Ils commencent à s’habituer à voir des animaux à quatre pattes. 

Alors, Ewé leur explique la guerre et les combats. L’enthousiasme retombe un peu.  

Dans l’espace où s’alignent les robots tondeuse-aspirateur-nettoyeur de piscine, s’invitent également les robots-musiciens et les toutous de garde, ce qui réactive l’attention des visiteurs. Ils sont intrigués par les robots sensibles qu’utilisent les étudiants en dentisterie pour acquérir la technique et le geste sûr du professionnel. Sur leur exoplanète il n’y a pas de dentistes: le Bonome V se nourrit de végétaux qui contiennent si peu d’hydrates de carbone que les caries n’existent pas. Ils ont aussi beaucoup de mal à comprendre l’intérêt des robots-serpents qui se faufilent sous les décombres en cas d’effondrements d’immeubles ou qui localisent les épaves sous les océans et prélèvent des échantillons de volcans sous-marins: Trappist-1 d n’abrite ni immeubles, ni volcans et Ewé ne sait pas tout expliquer.

— Mais d’où viennent donc tous ces appareils? demande Ela vraiment perplexe.

— De la planète Terre. Il s’agit d’un grand objet céleste qui abrite de la vie. En ce moment, il y a, parmi les milliards d’êtres vivants qui la peuplent, plus de huit milliards d’Humains qui y vivent ou plutôt qui y survivent.  

— Pourquoi survivre? intervient Ele.

— Parce que, reprend Ewé, les Humains abîment la Terre. Ils la saccagent, ils la massacrent et prennent mal en charge les problèmes de changement climatique qu’ils génèrent. Les Humains se battent entre eux pour des questions financières, de pouvoir et de possession; ils se font aider par les androïdes dont nous avons vu quelques échantillons ici. Ils utilisent des produits radioactifs, des biocides, des plastiques qui rongent le sol, polluent l’eau, corrompent l’air et attisent le feu… Ils ont mis au point tous ces robots en se basant sur l’Intelligence Artificielle pour atteindre leurs objectifs. Mais nous, ici, nous savons qu’ils échouent, car tout cela est dépassé, obsolète et surtout vide de tout sentiment, dénué de toute émotion, creux de tout altruisme et démuni de toute empathie.

Ela ne comprend rien au discours d’Ewé qui parle trop en termes incongrus. Elle s’approche d’une grande fenêtre opaque reliée par deux fins fils: l’un, à un boîtier noir qui tient dans la main et l’autre, à un rectangle plat composé d’une centaine de petits carrés portant des signes qui ressemblent à une écriture archaïque, primitive. Un des carrés clignote. Intriguée, Ela pose légèrement son doigt sur celui-ci. La fenêtre s’illumine soudain, s’ouvre d’un coup qui la surprend. Elle a un mouvement de recul, trébuche.

Ele, quant à lui, s’extasie devant ce que les humains appelleraient — selon Ewé — une liseuse. C’est une boîte à histoires qui fonctionne avec de l’électricité, dit-elle. Il faut toutefois connaître les signes et le langage employés pour pouvoir décrypter ces récits. Ewé, qui a plus d’un tour dans son sac, connecte la liseuse à l’ADN d’Ele, ce qui lui permet un décryptage en temps réel. Il est fasciné par les mots, les phrases, les textes, les livres que contient la liseuse. Il ne lâche plus l’objet, ses yeux restent rivés sur le petit écran qui lui permet de s’évader dans le narratif d’un monde invraisemblable, parfois fantastique, parfois merveilleux, souvent noir, violent où règnent l’imposture et la haine. Un monde qu’il ne connaît pas encore ou plutôt, qu’il ne connaît plus. 

Ela est maintenant assise devant la fenêtre éclairée. Inexpérimentée et malhabile, elle tapote aléatoirement les touches qui lui renvoient, tantôt des signes abscons sur fond bleu azur, tantôt des images d’un monde que les Bonome-V appellent Terre, tantôt encore des êtres plats, animés, qui communiquent dans un jargon insaisissable pour elle. Ewé qui s’émeut de la confusion dans laquelle s’empêtre Ela, connecte son ADN à l’ordinateur. 

Lee, Brice Lee! Ele s’enfonce dans le monde de cet auteur, s’en imprègne jusqu’à saturation, insatiable, le dévore page après page. Il y a quelque chose de lui dans ces récits, quelque chose de physique, de charnel et de sensuel aussi. 

Un sigle particulier en haut de l’écran sur la barre des raccourcis chiffonne Ela. Il apparaît comme une chaîne en boucle, des maillons imbriqués qui s’alimentent, qui partagent leur connaissance. Elle pense connaître ce sigle, il flotte comme une réminiscence sur ses cogitations, comme un mot qui vous colle sur la langue et que vous n’arrivez pas à exprimer. Elle n’y tient plus et clique sur le sigle.

“Bonjour Cyrielle. Heureux de te retrouver! J’ai besoin de toi ici. ChatGPT”.

On ira tous au paradis

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