Oie blanche
Comme Miranda, dans Le verger de Virginia Woolf, sa robe pourpre ondulait comme des pétales sur leur tige. Elle ne se prélassait pas sur une chaise longue sous un pommier, mais elle parcourait une avenue arborée flanquée de belles devantures d’enseignes de luxe, d’un pas à la fois souple et décidé; des stores, des mégastores, inaccessibles au tout venant, et qui correspondaient à ses critères, à ses exigences.
Une brise légère caressait son visage, ses jambes élancées et ses bras graciles, laissés nus par son vêtement sans manches à volant. Les rayons du soleil réchauffaient sa peau et l’obligeaient à plisser des yeux. Elle déambulait et s’activait tout en même temps un sac Prada en bandoulière, une paire de Ray-Ban dans les cheveux, les lèvres peintes discrètement et les paupières fardées d’un bleu turquoise comme le ciel sans nuages de ce beau mois de mai.
Elle sortit de chez Chanel enchantée, avec dans ses paquets un pantalon sport vintage transparent en acétate noir, un ensemble tweed et coton, une veste en soie, une jupe blazer et un élégant chemisier en dentelles.
Tandis qu’elle rejoignait, altière, détendue, souriante, son véhicule à quatre roues motrices dans lequel, installée très en hauteur, elle dominait la circulation, un papillon blanc s’introduisit en même temps qu’elle dans l’habitacle. Elle y vit comme une promesse et libéra le lépidoptère en effleurant une touche sur le tableau de bord. Toutes les vitres s’abaissèrent et l’insecte frêle et gracieux disparut en quelques battements d’ailes désordonnés et silencieux.
Durant le trajet de retour à son domicile, une villa acquise trois ans plus tôt et qui faisait office de troisième résidence, l’eurodéputée Sofia Lazaridis, comme à son habitude, planifiait mentalement ses rendez-vous, ses interventions et les dossiers à réviser. Dans son esprit se formaient deux colonnes, celle des obligations et celle des opportunités. Cette seconde section, depuis son élection au Parlement, prenait d’année en année toujours davantage de place au détriment de la première, et ces challenges permanents la grisaient autant qu’un cocktail bu, certains soirs, à l’hôtel Métropole: un Long Island qui signifiait rhum cubain, citron vert, cola et feuilles de menthe.
Sofia Lazaridis se rapprochait au fil des ans de la présidence et les sollicitations dès lors ne manquaient pas, on peut même affirmer qu’elles affluaient. Elles lui procuraient un sentiment de puissance qui l’éloignait de l’efficacité, celle du moins pour laquelle le peuple et ses pairs l’avaient élue. Les demandes, les prières quelquefois, légitimes, les requêtes en tous points justifiées, l’aide sociale qu’on sollicitait, elle, femme de gauche, ne s’en préoccupait plus, sauf pour les dénoncer: “les allocations, sachez-le, sont pour les fainéants”, tel était son point de vue depuis qu’elle gagnait beaucoup d’argent.
Ce jour-là, elle se sentait libre et légère comme ce papillon blanc aperçu tout à l’heure et rien de fâcheux ne pouvait lui arriver, car les fonds lui parvenaient, anonymes, dans des valises. Car oui, la jeune femme de trente-huit ans succombait depuis quelque temps aux incitations déloyales, inconvenantes sans doute, mais lucratives, elle que rien ni personne, de toute sa vie, n’avait arrêtée dans son ascension.
Depuis l’enfance, mignonne enfant éveillée et maligne, elle ne recevait que des compliments. Ceux qui la croisaient affichaient un sourire, presque malgré eux, devant tant de joliesse, d’aplomb et, à leurs yeux, d’innocence. À l’adolescence elle ne se révolta pas, eut beaucoup d’amoureux qu’elle snoba les uns après les autres, et si d’aventure un petit malheur survenait, elle trouvait du réconfort auprès de ses parents qui l’adoraient et manifestaient à son égard énormément de fierté. Car elle possédait, atout considérable, une excellente mémoire qui lui permit de briller plus tard dans des études de médecine, profession qu’elle n’exerça jamais, valorisée qu’elle était, au-delà de toute espérance, par son engagement précoce en politique. La foule votait pour elle, pour son charmant minois, autant que pour ses promesses et sa détermination. Et c’était là tout son bonheur: être admirée, louée, plaire et décider. Très jeune, elle comprit qu’elle pouvait manœuvrer la masse des “insignifiants”, ceux qu’elle considérait comme tels, sans ambition, sans bagages, soumis, voire inutiles. Le pouvoir, son pouvoir, elle y gouta trop tôt.
Autrefois elle aimait le théâtre et connaissait par cœur, ou presque, des tirades de Lysistrata, la pièce d’Aristophane étudiée à l’école, comme cette réplique du chœur des femmes dans laquelle elle reconnaissait son propre parcours, ses progrès, les échelons gravis, ses promotions: — “Car nous avons, ô citoyens, à vous exposer des choses utiles pour cette ville, et elle le mérite bien: elle m’a élevée dans les plaisirs et avec distinction. Dès l’âge de sept ans, j’ai porté les offrandes dans la fête de Minerve. Ensuite j’ai été chargée de broyer l’orge sacrée; puis, à dix ans, revêtue d’une robe jaune flottante, j’ai été consacrée à Diane dans les Brauronies. (…) Et quoique je ne sois qu’une femme, loin d’ici toute jalousie, si j’offre des partis préférables à tous ceux du moment […] Or, si quelqu’un me tracasse, je lui frotterai le bec avec ce cothurne sali.” Ces mots, cette logique, cette vengeance peut-être, elles se les appropriaient: “D’ailleurs, je dois partager le tribut, puisque je réunis les hommes; mais vous, tristes vieillards, vous n’y avez aucun droit, car vous avez consommé toute la cotisation des anciens.” Sofia Lazaridis les avait aimés, beaucoup, les premiers rôles au théâtre, mais elle ne s’y rendait plus, ses priorités s’étant déplacées, pour ne pas dire dénaturées.
De plus en plus à l’aise au sein de l’hémicycle, elle se penchait volontiers sur les propositions de collègues impliqués dans de troubles affaires, elle le savait. Dessous-de-table, bakchich, pot-de-vin qui leur rapportaient gros, sans qu’ils soient jamais inquiétés. Et pour cause, l’argent récolté pour services rendus était livré en cash par les commanditaires. Aucune trace, aucun souci. Dès lors que risquait-elle? Rien. Elle avait accordé sa confiance à seule fin de s’enrichir — pour ma famille —, se justifiait-elle, à Monsieur P., ancien eurodéputé au carnet d’adresses bien rempli. Ce monsieur P., justement, qui lui faisait penser à ces tristes vieillards dans la pièce d’Aristophane, abusant du privilège de leur situation.
I
ls s’étaient donné rendez-vous à La Truffe noire, où elle et monsieur P. choisirent le menu “Diamant”. Un turbotin en écailles de pommes de terre et truffes pour Sofia, un émincé de chevreuil rôti au poivre de Tasmanie pour l’entremetteur. Le vin fit son effet, un Crozes-Hermitage rond et velouté. Monsieur P. la rassura: L’argent récolté pour de bons et “loyaux” services, était monnaie courante au sein du Parlement, personne, jamais, n’avait été soupçonné, et le plus maladroit eût été de se priver de bonnes affaires. Il s’agissait, dans la situation présente, de Rabat à Doha en passant par Nouakchott, de rencontrer les autorités les plus hautes, afin d’obtenir les fonds utiles à Sofia pour remporter dans son pays le prochain scrutin. Une fois élue, elle deviendrait une des Vice-Présidentes du Parlement européen, et là, son influence pour prouver la parfaite intégrité et la meilleure volonté des pays approchés, garantirait à ceux-ci de substantiels profits liés à des accords commerciaux et autres avantages, comme l’exemption de visa accordée aux Qataris pour une entrée dans l’espace Schengen.
Sofia Lazaridis ressuscitait! les nouveaux défis l’excitaient, cette entreprise risquée, mais à peine, lui garantissait un très bel avenir. Elle dit oui à Monsieur P. qui estimait à 30 % la part des sommes en transit devant lui revenir. Sur ce, il commanda le dessert, un Croustillant de chocolat et passion, et pour sa complice, l’Alliance de mandarine et ananas sur glace au poivre de Madagascar.
Chez elle des valises débordaient de billets de 50, 100 et 200 euros. Elles traînaient entrouvertes, dans sa chambre, au pied de son lit haut de gamme Peguera, avec surmatelas en mousse. Car tout s’était précipité. L’argent pour être élue lui avait été versé par les diverses parties et, depuis, elle rendait service à ses bienfaiteurs, en appuyant aveuglément toutes leurs requêtes auprès de l’assemblée parlementaire. Elle négligeait totalement ce à quoi elle, qui représentait son pays, s’était engagée, à savoir respecter la démocratie, les droits de l’homme et la primauté du droit. Sofia Lazaridis s’égarait.
Au fond, qu’est-ce qu’on risquait à se compromettre? se persuadait-elle encore. Elle le sut quelques mois plus tard, juste après la coupe du monde de football dans la presqu’île au sud du golfe persique, avec ses stades climatisés, les ouvriers sans protection sociale qui les avaient construits, et, très accessoirement, la déroute de l’équipe belge emmenée par un Eden H. qui n’évoquait plus, déjà, artiste déclinant, qu’un jardin sans délices. L’équipe du pays organisateur, elle aussi, n’avait pas passé le premier tour de cette compétition décriée, car placée sous le règne du fric, au détriment de tout le reste: le sport, l’humanité et le droit. Beaucoup s’étonnaient, que les fédérations de football et leurs adeptes fissent si peu de cas de ce que les titres des journaux en occident mentionnaient comme une dérive des démocraties qui se pliaient au tout-à-l’argent, se confondant elles-mêmes. Certes, on accordait aux footballeurs l’excuse qu’ils n’étaient pas, a priori, des intellectuels, et que pour ce motif ils négligeaient l’actualité qui s’écarte du périmètre d’une pelouse, d’un terrain, dédié au ballon rond. Fallait-il les absoudre pour autant ? Mais tous les autres alors, qui n’avaient pas rechigné à se compromettre dans cette aventure? Le roi c’était le capital, le blé, le flouze, l’oseille, le pognon. L’économie gouvernait le monde et les guerres alentour n’avaient qu’un seul but: rendre plus riche l’agresseur. Plus riche et plus puissant, et rarement au bénéfice du peuple, sinon jamais.
Sofia gara son véhicule dans le petit chemin bordé d’arbres en face de chez elle.
De retour dans sa villa, afin d’éviter qu’ils se froissent, elle suspendit sur des cintres ses nouveaux vêtements. Sa garde-robe autoportante, armoires en bois précieux garnis de miroirs, se remplissait d’habits de toutes marques griffées par de grands couturiers. Elle se pencha pour extraire d’un sac de voyage, deux liasses de billets de banque de 200 euros chacune et, dans une valise, juste à côté, 10 billets marqués du chiffre 50 pour de plus menus frais. À cet instant précis, le carillon upgrade de la porte d’entrée se fit entendre, distillant son flot de sons délicats et joyeux. Était-ce Giancarlo qui lui rendait visite? Habituellement il prévenait. Elle glissa les coupures dans son sac et ne prit pas la peine de fermer la valise. Elle fit un détour par la salle de bain afin de vérifier sa mise, car pour Giancarlo, qu’elle aimait, il fallait qu’elle soit parfaite. La danse des tubes, cependant, carillonnait de plus belle et elle s’en étonna. Giancarlo possédait la clé, alors pourquoi cette persévérance? À moins que ce ne fût Maria, la bonne, qui se trompait de jour? Maria qui n’avait pas accès à la chambre de Madame, car celle-ci préférait la ranger elle-même. La femme de ménage ne se plaignait pas, bien au contraire, d’une charge de travail amoindrie.
Sofia descendit l’escalier en colimaçon, atteignit le couloir et ouvrit la porte. Deux hommes se tenaient sur le perron en dalles de pierre avec ses joints engazonnés. Très courtois, ils saluèrent l’eurodéputée, s’excusant par avance pour le dérangement. Le plus grand des deux s’avança sur le seuil et sortit de sa poche intérieure une carte sur laquelle Sofia Lazaridis lut: INSPECTEUR LAMANT, POLICE JUDICIAIRE FÉDÉRALE. Elle ne s’affola pas, garda même son sourire et questionna:
— de quoi s’agit-il?
— D’une perquisition, répondit l’inspecteur, merci de nous laisser entrer.
Son associé tenait dans une main un talkie-walkie, fit un appel, et trois autres policiers firent leur apparition au bout de l’allée.
Sofia Lazaridis fut inculpée, incarcérée, inquiète seulement au sujet de clés USB qui traînaient sur un bureau dans l’une de ses résidences. Elle n’avait pas le sentiment d’être en faute, depuis longtemps elle s’était affranchie d’une quelconque mauvaise conscience. Bien au contraire, elle se jugeait victime d’une machination, de manœuvres visant à la déstabiliser et à lui ravir son poste. Au besoin, si sa défense ne portait pas ses fruits, elle demanderait pardon, mal nécessaire de l’exercice du pouvoir, et elle rebondirait sans peine, forte de ses compétences, à la tête d’entreprises dans le domaine privé où la rentabilité primait souvent sur l’intégrité, la virginité, la droiture. Elle n’était pas naïve, juste imprudente, mais tout cela c’était la faute de tous ces frustrés qui ne comprenaient rien au monde moderne et qui l’offensaient. Dans les faits cependant, elle pourrait difficilement tabler sur des circonstances atténuantes, d’autant plus que, le lisant dans le quotidien qu’on glissait dans sa cellule chaque matin, monsieur P., en prison lui aussi, l’accablait. Elle n’était pas une oie blanche, cette carte-là elle ne pouvait plus la jouer. Elle s’estimait responsable, mais pas coupable. Elle dédommagerait les victimes s’il y en avait, mais sans que cela implique la reconnaissance d’une faute. Elle avait pris des risques, c’était certain, mais en avait-elle fait courir aux autres? Non, jugea-t-elle. Dès lors, elle pressentait à son égard un jugement rapide et clément. Un bruit de clés se fit entendre, elle referma le journal qu’elle lisait à cet instant, le plia en deux et le déposa sur sa couche. Une gardienne ouvrit son cachot et l’invita à rejoindre, sans attendre, les autres détenues dans le préau.