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Ni dieux ni traitres

Quand en 1993, Alain Souchon dénonce dans sa chanson Foule sentimentale devenue célèbre, le vide produit par la société de consommation, espère-t-il une prise de conscience collective? Le gars n’hésite pas à le dire, il en a marre du trop posséder, lui le parfaitement bourgeois-propriétaire de diverses baraques aux 4 coins de l’hexagone, le gars full-gentil l’affirme sans détour, il a en commun avec nous ce rêve mélancolique et sensible d’être moins dérisoire et il proposerait bien, tant qu’à faire, que l’on vide nos armoires.

Le message a de quoi séduire, il plait, et le chanteur vend plus d’un million d’albums, la Foule sentimentale passe en boucle sur les ondes, estampillée meilleure chanson de l’année 1994 aux Victoires de la musique. Je me souviens l’avoir entendue et fredonnée dans les rayons sur-approvisionnés d’un hypermarché, saisie par la sensation désagréable d’être sous l’emprise du Diable — Diabolo, celui qui divise — touchée par un dilemme du genre: me voilà à reprendre un refrain qui chante la soif d’idéal, des choses pas commerciales et dans un même élan, à remplir mon caddie comme un goret, à fredonner la chansonnette du retour imminent du désir d’étoile, quand surgit du fond de mon esprit triste le titre d’un bouquin de Gilles Châtelet “Vivre et penser comme des porcs”, avec son sous-titre qui clignote en lettres capitales: de l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marchés. Je me fuis en avant m’inventant un joli espace-temps loin du biz et de ses artéfacts, engrangeant plus de pots de moutarde et de rouleaux de papier hygiénique que mon chariot à roulettes peut en contenir.

J’ai la nausée de trop de culpabilité et la culpabilisation des individus a de beaux jours devant elle. Son Diable — dit Jo l’embrouille — œuvre de manière efficace et torve à toujours éviter que l’on se pose les questions réelles.

Jo l’embrouille préfère mettre en tension nos pâles comportements individuels en les opposant à nos plus belles aspirations collectives. La foule sentimentale en lutte contre le mauvais usager qui dans les recoins de sa sphère obscure consomme tant et plus ou putaclique à mort. Le choix du pire contre celui du meilleur, n’est-ce pas que Jo nous embrouille comme il faut?

Mais revenons en 2011, à l’époque où le groupe de musique de hip-hop punk Stupeflip reprend dans son titre Stupefilp vite!!!le vocable de la soif d’idéal qui marinerait au cœur de nos Foules sentimentales, pour en souligner cette fois l’absence. Comme en écho rageur au vide de conscience ambiant, Julien B. — dit King Ju—, fulmine et on le comprend, “Foule sentimentale, je t’ai souvent cherché! Mais où es-tu? Où sont les utopies? Où sont les éveillés? Où sont les belles dames, les belles âmes? Où sont les cérébrés?”

C’est vrai ça? Où sont les cérébrés? Et encore, mon ami King Ju, en 2011, David Graeber, Bruno Latour, et Bernard Stiegler n’étaient pas morts. Être orphelins de ces trois-là, c’est un peu comme hurler seul dans la nuit, et quand toi tu gueules, utopiste debout, tu ne connais rien encore de ce qui nous arrive pleine face, du plaisir addictif à cliquer des heures durant sur des fenêtres qui s’ouvrent devant nos yeux hallucinés, de la joie servile qui nous pousse à abandonner notre temps de cerveau disponible à la toile plutôt qu’aux étoiles, à la prolifération marchande, à la vulgarité de ses accroches qui se vautrent dans la punchline la plus médiocre, “Non, William Saurin ne finance pas l’islam avec son cassoulet”, plutôt la version dégradée du communiqué que la nuit debout. Le King Ju de 2011 ne sait rien encore du plaisir à surfer sur la vague bien canalisée de la non-pensée, à se goinfrer de révélations sans queue ni tête, rien de l’assujettissement volontaire aux putaclics, d’un seul doigt, d’un seul clic, reproduire cent fois, mille fois, la même chute, l’être et le corps en errance, totalement subjugué par la tapineuse, courtisé par la poupoule, sans aucune retenue face à la déferlante d’infos, d’appâts, d’horreurs sur untel qui s’est tout fait refaire, sur une telle bien plus riche et puissante que tout ton crew réuni, et ça fascine nos index qui ne montrent plus le chemin, qui nous amènent vers les noces de flan, flamby flagorneur.

Tu ne sais pas encore un monde où il n’est plus besoin de creuser ou d’approfondir, au fond on s’en branle du temps long et de la réflexion, c’est quand même mieux tout ce process du clic immédiat, du réflexe et de la pulsion. C’est quand même un truc de vioque d’avoir baptisé ce magnifique défi marketing réussi, qui revient à attirer et retenir l’attention de sa cible en quelques millièmes de secondes, du pauvre mot de putaclic, tout ça parce que les ieuves ont les réflexes en berne, limite en peine à jouir. Les vieux britishs parlent eux de clickbait qu’on pourrait traduire par clic bête. Et revoilà la Bête, le Diable est à l’affaire et moi en train de me prendre pour une pauvrette qui complotise et me figure en toute chose le règne de la bêtise.

Pour me rendre plus crédible, sans doute faudrait-il que je te parle, mon ami King Ju, de la nécessité de captation de nos désirs, de la récupération de nos imaginaires qui est à l’œuvre derrière la logique marchande. Oui, t’es au courant, je suppose, “on nous inflige des désirs qui nous affligent”, et même le présentateur télé David Pujadas l’admet à contrecœur, la mise en spectacle de notre monde en ruine fait vendre, il faut faire ressentir, faire sensation et sensationnel plutôt que faire savoir. David est bien courageux lorsqu’il affirme “l’attention portée aux autres, la croissance non mesurée sont essentielles dans la société. Mais on ne le traite pas. L’idée implicite est celle que le salut et le bonheur résident dans la consommation et l’accumulation des richesses. En ce sens, il y a une idéologie cachée”. Wouah, ce David-là passerait presque pour un dangereux gauchiste affrontant le Goliath du grand capital. On pourrait ajouter à son joli storytelling bien en place que face à la déferlante d’images et de messages contradictoires (sans doute la plus grande cause de malheur de l’homme connecté), la médiasphère, internet en priorité, doit pour communiquer efficace jouer de plus en plus à capter l’attention, stimuler le désir, susciter l’émotion avec ce qui marche le mieux, l’émotion crado et bien ambivalente, d’une manière qui privilégie la forme au contenu.

Cliquer sur un mot, une phrase, une image, une vidéo, stimuler le désir et le réduire à la pure pulsion, un putaclic de racolage qui donne envie d’en savoir plus sur un sujet annoncé comme singulier, prodigieux, étourdissant, incongru, bizarre, extraordinaire, insolite, et la plupart du temps déceptif. Des putaclics en forme de titres aguicheurs, moqueurs, de devinettes ou de listes de choses à faire, à éviter ou à voir. Du sexe, de la paranoïa, de la peur, du morbide. Mais aussi des sujets de société traités sans réelle analyse, pas plus politique que sociologique, on parle des problèmes de revenus inégaux, de pauvreté globale, de violence conjugale, de discrimination sur le même niveau de langage que l’on annonce l’affaire du prince saoudien qui fait voler ses 80 faucons parmi les passagers d’un avion. Tout se vaut ou en tous les cas, toute l’information est vue sous le même prisme, celui du marché.

Pour l’écrivain américain Dennis Lehane, le phénomène des chaines de télévision qui ne diffusent qu’un point de vue, ce qui était auparavant interdit par la loi aux États-Unis, revient aujourd’hui à “aller chercher des informations qui confirment nos préjugés”, et le putaclic navigue à fond dans cette logique du même. Confirmant nos préjugés, les algorithmes exploitent et automatisent notre attention dans des contenus sans intérêt, sans contradiction, sans nécessité d’interprétation, des bulles filtrantes, qui reproduisent ad lib du même et du lisse, rendant délicate sinon impossible la créativité liée au reste, aux ressources récalcitrantes, au raté, à l’inefficacité ou à l’échec. C’est la pluralité des modes de construction de la réalité, le bricolage de nos quotidiens, le désaccord qui crée du commun, pas le fait de parler d’une seule et même voix.

Alors bigre, pourquoi sommes-nous donc toujours attirés par la pensée-bête et dépouillée de conscience du putaclic? Ce retour infernal vers le toujours plus de clics serait le symptôme de quoi? De la réduction de l’outil numérique au seul enjeu économique? Du massacre du rêve collaboratif à l’initial du projet du net?

J’t’avoue King Ju, que même si je m’y amuse, je n’aime pas trop cette façon de dichotomiser le réel. Vieux/jeunes, bien/mal. D’un côté, il y aurait le rêve collaboratif, de l’autre le mauvais usage du numérique. Et toujours le même laïus, ce n’est pas le numérique qui est néfaste, c’est l’usage que l’on en fait. Individuellement. Et il faut s’éduquer, que diable (encore lui!). Et tout ira mieux. Car oui, seul derrière la machine, c’est notre responsabilité de citoyen qui est en jeu et jamais plus on ne parle de politique, de la visée politique qu’il y a en background de tout ce tintouin.

Ben et si on en parlait?

Se rêver hors marché, c’est gambader dans le double du réel d’un bolchévique en tongs. Nous ne pouvons plus guère être socialement adaptés, ou ressembler à des gens valides sans Smartphone, sans internet, sans GPS, parce qu’il nous faut des applications, toujours plus d’applications pour accéder aux services de la sécurité sociale, à ceux de notre organisme bancaire, aux billets de train, aux systèmes de covoiturage. Seulement l’augmentation illimitée, aveugle et suicidaire de la consommation et de ses techniques de communication s’accompagne aussi d’une anesthésie de nos imaginaires et de nos pensées et l’abandon de nos choix de société au marché pourrait définitivement saper notre soif d’idéal.

Foule sentimentale, texte écrit dix ans après le grand tournant de la rigueur de 1983, avec l’arrivée de Jacques Delors et compagnie sous le gouvernement Mitterrand. Oubliées les utopies de mai 81. Et l’arnaque qui se met en place inéluctablement, le monde est devenu le monde hyperindustrialisé tel qu’il est, il n’y en a pas d’autre possible. On ne peut plus le changer, la fin de la guerre froide marque la mort des idéologies. Rappelez-vous la fin de l’histoire de Francis Fukuyama, le penseur nucléaire. Quelle blague! Reste la soumission ou la barbarie. Et des années plus tard s’invente une nouvelle catégorie pour mettre en boîte celui qui rêve encore, le bisounours. Un signifiant bien pratique pour invalider la plus minime des dissidences.

Pourtant, un ancien conseiller de Myriam El Khomri l’a dit afin de justifier sa démission du ministère de travail: “pour faire de la politique il faut rêver”. Mais peut-être qu’il ne suffira pas, comme nous y invite Souchon, de regarder les étoiles et les voiles pour s’absenter de la sphère marchande. Il faudra en faire un peu plus.

Ni dieux ni traitres

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France
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