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Mots à mort

Le miroir lui renvoyait son reflet à la perfection. C’était bien lui. Trait pour trait. Sans fard. Sans concession. Cette image ne plaisait pas à l’écrivain. Il s’observait avec acuité et intensité. L’espoir qu’il en sorte quelque chose s’amenuisait à mesure que le temps s’écoulait. La page restait blanche. Impossible de crever la bulle de sa peau et de respirer enfin un air lourd de créativité. Il était plus impénétrable pour lui-même qu’il ne l’aurait jamais imaginé.

Il finit par poser, face contre table, le tain de la glace. S’échappant de l’impuissance à être au cœur de son réacteur.

Il sortit sur la terrasse pour fumer. Les volutes montaient vers un ciel si bas qu’elles paraissaient se confondre avec lui. Il se vit recomposé dans les nuages.

Il était plus jeune. Assoiffé de reconnaissance, de salamalecs. Il n’avait jamais douté de ses qualités, pas plus que de son narcissisme assumé.

“Sans ego, il n’y a rien. Sans amour de soi, on est incapable d’en délivrer aux autres.”

La densité de sa pensée et de son imaginaire ne pourrait que façonner le monde. Toutes les causes du “Bien” qui servaient de couverture à son engagement ne le dupaient qu’à peine. Il entendait bien les soumettre à la sienne et les brandir pour excuses.

La force de sa volonté avait fini par payer. Le talent n’était que son marchepied.

Il se rappelait le sentiment de triomphe qui le submergea lorsqu’un éditeur l’avait finalement contacté. Il feignit l’indifférence et l’embarras du choix. Il négocia âprement les pourcentages de ses droits, se força à ne pas paraître vexé quand on lui enjoignit de retravailler le texte. Malgré ces premières écorchures, il jouissait d’entrer dans un univers où le papier le réverbérait ceint de lauriers mérités.

Les quelques “rencontres” en librairie ou en bibliothèque lui donnaient le vertige d’avoir quitté le pays des lecteurs et d’habiter un espace où la population était aussi faible qu’admirée. Il pouvait accéder aux salons ou foires du livre par l’entrée des “artistes”, s’installer de l’autre côté du comptoir. Et même si personne d’autre qu’un vague ami qu’il avait convoqué ne venait solliciter une dédicace, il trônait derrière ses piles intactes avec le contentement d’un roi fainéant.

Il eut la satisfaction de succès d’estime, d’entrefilets à la rubrique culture d’un quotidien national, de sélections pour des prix régionaux, des yeux doux d’une ancienne condisciple de lycée.

À partir de sa troisième publication, ce théâtre de poche commença à lui peser. Il avait compris que le “partage” avec les “capricieux” lecteurs n’était qu’un leurre. On l’écoutait sans le comprendre. Les questions n’appelaient que réponses stéréotypées. Ces simulacres d’intérêt d’un parterre parsemé pour l’aumône de quelques signatures ne valaient pas les distances parcourues pour les octroyer.

Depuis, il stagnait. Ironiser sur ses voisins de table tout guillerets d’étaler leur production ne le soulageait plus de sa frustration.

Il écrasa son mégot et revint s’asseoir au bureau. Il se connecta au réseau social et, comme son éditeur le lui avait recommandé, éplucha des listes de noms ou de groupes à cibler.

Au début, l’exercice lui avait semblé pesant. Créer un profil. Vanter son dernier-né comme on vend des salades chiffonnées sur le marché. Répondre à des internautes qui ignorent l’existence d’une librairie.

Petit à petit, il prit goût à l’exercice. Conscient du potentiel de cette caisse de résonance et de la liberté totale de se construire un palais sur mesure où chacun pourrait pénétrer aussi facilement que dans un musée où il s’exposerait à sa main.

Il avait observé ces filles couchées sur le ventre, pieds nus, en l’air, évasives sur un livre ouvert ou tenant, tout sourire, dans un décor de magazine, une couverture colorée. “Je l’ai adoré”. “On est si bien dedans”. “On est emporté par l’histoire”. “Ça me détend”.

Instagram regorgeait de ces réclames d’influenceuses plus aguichantes que ces pauvres auteurs qui avaient confectionné eux-mêmes leurs pages vantardes. Ils y exposaient longuement leur parcours de vie. Toujours dans la “culture” ou “l’éducation”. Leur “amour” pour la littérature. Ensuite, ils essayaient maladroitement de résumer leurs dernières créations, d’y faire souffler un vent de passion si convenu.

Le pire est qu’ils y croyaient plus que tout. “Tant mieux pour eux”.

Quant à ceux qui avaient “réussi” dans une grosse boîte parisienne, ils se débattaient avec la même vigueur auto-promotionnelle. Seules les locomotives de ventes à cinq chiffres avaient les attentions de leur département “marketing”.

Non. Il lui fallait trouver autre chose. Mais quoi? Il imaginait bien que tous avaient cherché avant la formule magique. Il se persuada que sa démarche était différente. Il ne cherchait plus l’argent ou la gloire. Il voulait être lui. Totalement lui. Personne d’autre que lui. Sans égard ni regard. Juste sculpter au plus près le monument débordant de sa tête.

Il cliqua pour afficher son mur encore famélique. L’écran se mit soudain à grésiller telle une vieille télé après la fin des programmes et de la mire figée. Il n’avait jamais vu ça. Une forme floue dansa quelques secondes. Les contours d’un visage se stabilisèrent, se raidirent, s’affinèrent.

C’était lui. Lui. Pas le “lui” du miroir. C’était “vraiment” lui.

Il se fixa. Hypnotisé. Subjugué.

Il entendit un bruit, se retourna. Il était derrière une vitre. De l’autre côté, il reconnut son lit, sa table de nuit, sa lampe de chevet. Il ne comprit pas. Ce n’est qu’après une bonne minute qu’il pivota la tête pour se voir encore sur l’écran. Il n’y avait plus d’ordinateur. Juste un fond blanc. Il se retourna à nouveau et se vit pixellisé dans sa chambre.

La terreur tapissa ses traits et sembla agir aussi, au même instant, sur celui qui le regardait. Son alter ego se leva, se servit une grande rasade de whisky avant de s’effondrer sur le matelas et de ne plus bouger.

Il était seul. Dans cette pièce immaculée. Prête à être meublée par lui. Il le sentait. Il le savait.

Deux femmes nues apparurent immédiatement. Il les renvoya d’un geste. Il réalisa qu’il allait devoir se discipliner s’il comptait arriver à ses fins.

Il accrocha un immense tableau au cadre travaillé sur une paroi qui n’existait pas. Il entreprit de détailler attentivement le flot d’images qui y défilait.

C’était une ville grise aux rues sillonnées par des humains à peine reconnaissables tant leurs silhouettes étaient engluées dans la masse.

Un vrombissement inquiétant descendit du ciel. Les faciès anonymes se révélèrent lorsqu’ils se relevèrent vers l’origine du bruit. L’horreur n’avait plus besoin de mots. Elle était coulée dans ces yeux, ces bouches et ces narines.

Les premières bombes éclatèrent au haut de l’avenue. Elles se déployaient en chapelets vers ceux qui hurlaient à l’avant-plan. Les fumées noires étaient aussitôt dissipées par les flashs des nouvelles explosions. Jusqu’à ce que l’obscurité occulte tout.

Les grincements traversèrent les premiers les nuées pas encore évanouies. Les chenilles des chars écrasaient les os et réduisaient les cadavres à l’épaisseur d’une feuille de papier sur laquelle l’écrivain aurait voulu d’emblée se mettre à la tâche.

Les cris des femmes, vêtements en lambeaux, prirent le relais. Les soldats au regard invisible sous la visière de leur casque ne montraient que leur sourire carnassier.

Des fillettes beuglaient, debout, poupée serrée contre elles, devant le corps déchiré de leur mère.

L’écrivain décrocha le cadre, le retourna, se retourna. Une machine à écrire toute neuve l’attendait sur un étrange bureau baroque.

Il se mit à taper frénétiquement. À chaque fois que la feuille sortait du rouleau, pas le moindre mot ne s’était imprimé. Juste des photos inintelligibles. Plus il tapait, plus elles se bousculaient. Elles piétinaient les phrases qui tentaient d’en sortir. C’était une victoire nette et tranchante, définitive, des yeux sur la langue des doigts.

Plus aucun sous-titre, plus aucune légende.

Seule la violence brute du tableau chaotique de la vie émergeait. Le regard était devenu le seul canal émotionnel relié au cerveau. Les mots se noyaient. Le torrent de la pellicule emportait tout.

L’écrivain voulait bâtir un monde et c’était le monde qui le bâtissait et le détruisait sans états d’âme.

Il finit par s’endormir sur son clavier et se réveilla dans son lit. Frigorifié. Alcoolisé. Il se leva, enfila un pull, s’assit devant l’écran mat qui renvoyait ses traits défaits. Il fit son possible pour le rallumer. En vain.

Il alla sur le balcon fumer une cigarette. Le ciel était bas. Les gens se pressaient sur le trottoir pour les achats de Noël. Des “consoles” débordaient des sacs. Des boîtes contenant des portables, à peine habillées de leurs emballages de fêtes, attendaient d’être ouvertes et d’offrir leur “contenu” à la gourmandise des voyeurs.

Il n’avait plus rien à dire. C’était évident.

Mots à mort

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