Milowda
— Nos ancêtres les terriens…
Le professeur d’histoire faisait répéter les pitis de la colonie dans la caverne bleutée. On percevait au-delà du dôme les queues lumineuses des cargos sillonnant le ciel profond, et plus loin les anneaux de Saturne. L’école d’où venaient les enfants des colons, pour la plupart mineurs, assembleurs ou soudeurs à fusion, consistait en un assemblage de modules récupérés dans les décharges de la colonie; elle occupait un côté de la caverne. Un container rouge vif y tenait lieu de bureau pour le directeur de l’établissement, qui était également le professeur faisant répéter les pitis. J’observais la scène depuis le container, ému par la passion égalitaire du directeur faisant chanter le chœur des écoliers d’un même élan patriotique. De l’autre côté de la caverne, un tunnel menait vers la gare centrale de Cassini, capitale d’Encelade, le satellite naturel de Saturne, célèbre dans le Système pour ses spectaculaires geysers de glace et de gaz s’élevant jusqu’à deux-cents kilomètres de la surface.
L’entrée de la caverne au débouché du tunnel était barrée par un détachement de policiers. À l’intérieur de la caverne des parents d’élèves avaient déjà pris place dans les gradins pour assister à la cérémonie de remise des prix. Quelques-uns jetaient des coups d’œil vers le cordon de police et s’échangeaient des signes interloqués.
J’étais ennuyé du retard pris par mon équipier pour me rejoindre dans le bureau. L’affaire s’annonçait difficile. Une sale affaire. Le cadavre encore frais d’un homme habillé d’un costume crème, d’impeccables chaussures en cuir d’alligator et d’une large lavallière jaune, reconnaissable entre toutes, faisait tache dans le décor. Faut-il préciser qu’au-dessus du cou et des deux coques bouffantes de la lavallière, il ne restait plus grand-chose d’identifiable du visage de ce mang effondré sur le bureau directorial? Des bouts de sa cervelle étaient collés sur le portrait du Président Jules-Amédée Duval qui ornait le mur au-dessus de la table. Je retirai mon chapeau pour me gratter la tête car ce mang n’était autre que le Président lui-même, big bosmang. Sale, très sale affaire…
— Allons, encore une fois les enfants. Reprenons tous en chœur l’hymne de la Mère-Patrie: nos ancêtres…
— Nos ancêtres les Terriens, cœurs généreux, sang mêlés, langues métissées, nos ancêtres aux couleurs de Terra…
C’était reparti de plus belle. Un orchestre de cuivres accompagnait le chœur. Les parents applaudissaient. J’interpellai mon équipier qui venait d’arriver:
— Ah te voilà mi copeng, ce n’est pas trop tôt! Tu as pris du bon temps chez les putes de Bâton Rouge?
— Michif, je n’étais pas en service. Pourquoi il n’y a que nous deux ici? C’est le Président qui s’est fait yon soup de sa tête, là? Et dans une école! Tabarnak, faut oser!
— Secret d’État! Jusqu’à nouvel ordre il n’y a que les tontons et nous de lapolis qui sommes au parfum.
— Qui nous a informés?
— Les tontons. Un de ceux qui gardent l’entrée du bureau.
La visite surprise du Président avait été annoncée quelques heures plus tôt pour la cérémonie de clôture de l’école. Lorsqu’il se déplaçait, il était toujours accompagné par une nuée de gardes du corps, les tontons. Entre eux et nous de lapolis, c’était guerre froide et coups fourrés.
Je poursuivis en montrant un homme menotté dans le couloir, l’air terrorisé.
— On a appréhendé un suspect mais je ne pense pas que c’est notre hondiman. Allez! Au taf, collègue. Tu fouilles coins, recoins, tu sniffes indices et supercheries; tu observes, tu n’oublies rien.
— Aussitôt dit, aussitôt fait, Michif Müller.
Mon équipier était un terès fraîchement débarqué. L’ENA l’avait envoyé chez nous pour un stage; “j’aime l’expérience de terrain” avait-il dit en me serrant la main lors de notre première rencontre: “Romain Simak, à votre service”. La Métropole nous envoyait de moins en moins d’agents; le moment de la divergence approchait, disait-on dans les cercles proches du pouvoir, et les gens de Terra devaient s’en douter. Les colonies se débrouillaient toutes seules, elles se “brouillonnaient” même entre elles, ce qui était un signe d’autonomie d’après les rapports officiels. Encelade voulait conserver le monopole du commerce du lithium. Son Président l’avait bien compris. Cela ne plaisait pas à certains de nos voisins. Allions-nous basculer dans l’inconnu?
Chez nous, Romain Simak allait voir du terrain et gagner des galons: des cavernes emménagées, des puits de mine, des montagnes de glace, des lacs d’azote, des rivières d’acide, des milliers de kilomètres de canaux dans les glaces d’Encelade gelée. Mais des bureaux pour commencer, beaucoup de bureaux et de K-paperasse à remplir et faire valider par les IA déréglées du service de conformité. Je ne voulais pas dégriser trop vite son enthousiasme.
— Le terrain, rien de tel! Mais chez nous, on apprend d’abord à faire connaissance.
Je lui avais demandé à brûle-pourpoint:
— Ki kote ou moun? ”, tu viens de quel pays sur Terra?
À ma grande surprise, il avait répondu dans un créole simple et correct:
— lafrans beratna! J’aime lafrans!”
Il n’en fallait pas plus pour rompre la glace. Ce soir-là, on avait enfilé une bonne dizaine de Bombeirinha au bar Spectral em São Paulo, quelque part dans les bouges de Bâton-Rouge, le quartier chaud de Cassini en parlant de lafrans et de Beltla, qui est le nom que milowda, nous autres, donnons à la colonie d’Encelade dans notre langue.
Pendant que Romain Simak inspectait le bureau où gisait le Président, je retournai dans la grande salle où les enfants préparaient le spectacle. Le directeur et un civil discutaient quelques détails de la cérémonie. Une banderole bilingue proclamait la devise de la colonie: “Du sif wang wit milowda fo yam seng unte revelushang! /Rejoins-nous pour quelques bières et pour la Révolution!” Les Duval avaient le sens de l’humour.
Des tontons allaient et venaient entre les gradins; un vendeur de hot-dog était pris à partie par l’un d’entre eux, le ketchup dégoulinait sur la belle veste en soie du mang, ce qui l’énervait encore plus. Quelques parents d’élèves ne savaient pas où se mettre. Les enfants allaient et venaient en rangs sur le terrain, agitant de petits drapeaux.
La dépouille de Jules-Amédée était gardée par deux tontons en tenue de combat. J’avais été appelé il y a moins d’une demi-heure par une voix de vocoder: “Le Président a été assassiné. C’est sekrè. Rapplique tes fesses byen vit”.
Je me demandais quand une autorité quelconque informerait le directeur de l’école de l’empêchement du Président. Et ensuite? La Constitution ne prévoyait pas de procédure explicite de passation de pouvoir. Chez les Duval cela se faisait très naturellement de père en fils. Jules-Amédée avait des filles. Qu’allait-il se passer? Une famille concurrente en profiterait-elle? Les tontons décréteraient-ils l’état d’urgence pour instaurer une autre dictature? Pourquoi ne l’avaient-ils pas déjà fait?
Mais pour les bureaucrates de Terra, l’affaire était entendue: la colonie d’Encelade appartiendrait bientôt aux livres d’histoire. Le Président Jules-Amédée avait l’intention de proclamer l’indépendance, ce n’était un secret pour personne. Nous allions changer de nom, abandonner celui d’Encelade hérité du passé colonial pour un nom dans notre nouvelle langue, la Beltla, qui désignerait aussi notre nouvelle patrie, Beltla, père & mère confondus, pampaw et manman veillant avec amour sur les destins des pitis, sous la bienveillante protection des tontons. “Milowda First! Nous en premier”, c’était le message que Jules-Amédée comptait délivrer lors de la cérémonie. Quelqu’un avait-il intérêt à empêcher une déclaration d’indépendance?
Quelque chose n’allait pas dans la scène de crime. S’agissait-il d’un assassinat politique? D’un règlement de compte? D’une affaire plus sordide, d’un mari jaloux ou Système sait quoi? Un peu de tout, peut-être: ambigu, snake oil. Je sentais que ça risquait vite de glisser dans la mélasse, ou dans l’huile vidangée avec des morceaux de kip au piment. Na khorocho. Parce qu’il fallait bien admettre ce fait: il n’y avait pas de politique dans la bien-aimée “patrie” de Jules-Amédée, juste des gangs qui se disputaient la première loge pour taxer le citoyen et empocher la carbure: impôts, taxes aléatoires, extorsions. Avec l’aide des Tontons Macoutes, “Papa Duv”, le pampaw de Jules-Amédée s’était construit une jolie réputation de protecteur du peuple: massacreurs et violeurs, les tontons, et j’en passe. Au point que lafrans s’était inquiétée et avait menacé d’envoyer les Casques Bleus sur Beltla. “Papa Duv” s’était un peu calmé, il avait arrosé quelques fonctionnaires sur Terra pour faire oublier le reste. “Baby Duv”, le petit-fils, avait retenu les leçons. Le seul ancêtre qui comptait dans la famille, n’en déplaise à lafrans et à ses gaulois d’anciens, c’était Papa Duv. Les tontons étaient restés, plus affectueux; ils offraient des cadeaux aux pitis.
C’était sans compter sur les Incorruptibles, Police Central, pour tenir la boutique au milieu du kraz, car tout Encéladien, Belter ou Spacien que nous fussions, lapolis, milowda, nous autres aussi, nous étions de Terra les yeux et les oreilles, et cela, le Président devait en tenir compte, Macoutes ou pas. Évidemment, ce n’était plus le souci du bosmang, dans son état. Sale affaire, et je n’arrêtais pas de me répéter: “Tomas Jane Müller, dans quel caisson t’es-tu mis? Tomas Jane Müller, tire-toi de là en vitesse!”
Je grillais une cigarette pendant que Romain Simak cherchait un indice, une trace, n’importe quoi de bleu, mauve ou orange, toxines, champignons, paillettes et débris de métal. Jules-Amédée avait été éclaté à l’ancienne avec une balle dum-dum dans le ciboulot. Où était l’arme du crime? Le meurtrier voulait que ce soit sal, verymuchdirty, smoarch. Une hypothèse commençait à se former dans ma tête. Le cadavre portait les vêtements habituels du Président mais il n’avait plus de visage. Le suspect, un mineur de lithium qui avait eu la malchance de passer par là au mauvais moment, avait été ramassé par les tontons et se tenait coi, mort de trouille et pas beau à voir. Je ne donnais pas cher de sa peau si notre enquête en restait au point mort. Elle avait plutôt mal commencé. J’observais les tontons; l’un d’eux nous avait appelés il y a moins d’une demi-heure, mais impossible de savoir lequel de ces deux mangas. Casque intégral à visière miroir, tenue de cuir sportive, bottes à lames tranchantes rétractiles. La classe. On ne pouvait rien lire sur leur visage. Je m’approchai d’un des gusses.
— Pas de dérangement si on cause un peu?
Je touchai mon chapeau du doigt. Aucune réponse du gusse, je pris ça pour un acquiescement.
— Donc, vous appelez le Central pour signaler le meurtre du Président. On est là, faudrait nous briefer un peu plus. Vous pouvez raconter ce qui s’est passé? Notez qu’il faudra déposer votre témoignage, à visage découvert. Je peux l’enregistrer à l’instant. On y va?
Pas de réaction.
— Hé là-dedans, y a quelqu’un?
Je toquai sur la visière du casque. Une voix métallique répondit:
— C’est bon, j’ouvre le sas.
Le tonton retira le casque intégral. Une mèche de cheveux auburn se déroula sur un visage fin, une chevelure abondante découvrit un visage eurasien long, une jolie paire d’yeux. Ne manquait plus que le parfum d’Ylang-Ylang pour que je me projette un court moment dans le héros de la Simstim “Bob Morane contre douze chacals”.
— Une tantine Macoute? On aura tout vu.
— Tu veux quoi, lapolis? Mon collègue t’a tout expliqué, sasa kè?
— Oh! Minute ma jolie! Il ne faudrait pas me prendre pour un enbesil.
À cette remarque, elle m’empoigna à la gorge.
— Je ne suis pas ta jolie, mon beau Müller. On te connait. Fait gaffe à voye boul.
Elle serra juste ce qu’il fallait pour paraître menaçante, puis relâcha l’étreinte. J’avalai ma salive et, la regardant droit dans les yeux, je dis:
— D’accord, je reprends poliment et je t’explique le crime. Le cadavre, là, ce n’est pas bosmang. C’est bien imité mais ce n’est pas lui. Tu en dis quoi?
Je m’étais lancé, à l’impulsion. Le visage de la tantine exprima la surprise. Je ne m’étais pas trompé. La voix de Romain interrompit ce début de conversation.
— Michif Müller, viens voir ce que j’ai trouvé dans la poche du Président!
Je touchai mon couvre-chef.
— Je reviens, reste à disposition… la belle!
Elle lança un regard de défi avant de se tourner vers son collègue.
— Tu as trouvé quoi, Simak?
Il me montra une carte-mémoire, un paquet de cigarettes et une boîte de préservatifs.
— Lance la lecture de la carte.
Romain Simak envoya d’un geste vif la data sur mon palmeur. On entendait la voix du Président.
— C’est le discours qu’il avait répété, dit Romain. Il n’est pas très long, on l’écoute en entier?
Les tontons tournèrent la tête dans notre direction mais il n’y avait rien à voir qu’un tremblement orangé dans l’air pendant que les paroles enregistrées remplissaient la pièce:
— Baye baye lafrans! Baye Terra! Aujourd’hui c’est Milowda qui s’éveille…
C’était le style habituel du Président, conversation au coin du feu, du-showka, un bla-bla tranquille fait pour endormir les foules.
— Il ne s’est pas fatigué… Déjà entendu ces niaiseries.
Romain, dodelinait de la tête, ni oui, ni non. Quelque chose clochait dans le discours. Des tournures de phrases, des mots inhabituels.
— Tiens, c’est quoi ça? Mets sur pause et reviens en arrière…ici.
— Et je vous le dis mes chers concitoyens, nous allons revenir à la langue pure. Nous allons nettoyer, purifier…
— Arrête-ici. Tu connais le sens de ce mot, “purifier”? demandai-je à Simak. Ce n’est pas un de ces putains de mot-clé de politicien qui déclenche des trucs pas très propres?
— Cela rappelle de mauvais souvenirs sur Terra, michif Müller. Na khorocho.
— Ok, relance.
— La langue originelle de Terra, la vraie langue pure retrouvée, sera nôtre pour un nouveau départ de Beltla, débarrassée des mots étrangers, des phrases des profiteurs et des mensonges de tous les illégaux du Système. On va commencer par nettoyer. Il y aura du travay à faire, beaucoup de travay. J’en appelle à tous les travayè yo pour purifier le pays des étrangers qui volent notre lithium.
— Romain, je ne sais pas dans quoi on est tombés, mais ça sent mauvais. D’ailleurs, ce cadavre n’est pas celui du Président.
— J’ai prélevé un échantillon de sang. Nous serons rapidement fixés.
— On va se retirer, mais il faut d’abord faire évacuer les enfants et les parents qui se trouvent dans la caverne, et en douceur. Lance l’alerte générale à Police Central pendant que je m’occupe des Macoutes.
— Tu crois que les tontons vont nous laisser faire?
Au moment où je me retournais vers tantine, on entendit une sourde explosion en provenance des gradins. Puis je perdis connaissance.
*
Mes souvenirs sont assez confus à partir de ce moment-là. Les événements d’Encelade ont fait la une de la Simstim pendant quelques semaines, puis ça s’est calmé, les mineurs sont retournés au travail dans les mines de lithium. Les cargos sont repartis au-delà des anneaux de Saturne décharger l’or liquide et d’autres compagnies se sont rempli les poches. La dynastie des Duval a cessé d’exister et l’indépendance remise à plus tard. Romain n’était pas un simple stagiaire, mais un espion chevronné mandaté au plus haut niveau par lafrans, je veux dire la France, pour noyauter une sédition des Macoutes qui a bien failli tourner au génocide. Merci la France!
Ah oui! On ne peut plus parler en Lang Beltla. La langue d’ici est prohibée et les écoliers chantent de plus belle l’hymne de la mère-patrie, “O France, ô mère chérie, à toi nos cœurs, à toi nos bras”, lors des cérémonies officielles.
J’ai été remercié de la police. Avec mon chapeau, je promène mon ennui dans les bars de Bâton-Rouge en attendant une bonne occasion de me refaire. La jolie tantine Macoute, qui n’en était pas une, me rejoint et on s’enfile des Bombeirinha en se donnant du “mi copeng” avec de grandes tapes dans le dos. Elle s’appelle Julie et je crois que j’ai un peu l’Ámolof pour elle.
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Remerciements à Nick Farmer, inventeur du langage des Ceinturiens ("The Belters") dans la série TV "The Expanse" basée sur le cycle de romans de science-fiction de James S.A. Corey, pour quelques emprunts à son lexique créole. La devise de la colonie a été trouvée sur Twitter où Nick Farmer publiait des éléments du langage ("Lang Belta" en Ceinturien). D’autres emprunts ont été faits au créole Haïtien, au Québécois, au Frison…