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Manakara 1947, je vous raconte

Un récit oral de Felix Robson, 

témoin de l’insurrection de 1947.

Recueilli par Thierry Bedard, metteur en scène,

adapté à l’écrit par Raharimanana


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Mais après l’attaque, une rumeur nous était parvenue qu’un Américain allait venir. “Venez tous! nous avait dit le prêtre Victor, réunissez-vous, préparez-vous, appelez tout le monde, l’Américain va venir à 8 h par le train de Manakara”. Et à 8 h, effectivement le train était arrivé. Un colon était sorti du train avec des Sénégalais en arme. Nous étions un peu étonnés mais tout de suite après était sorti un autre homme avec un drapeau américain et un discours extraordinaire: il parlait en anglais, disait qu’à Manakara, dix bateaux nous attendaient avec des armes; et que tous ceux qui veulent que Madagascar soit libre montent dans le train.

Imagine cet homme en train de nous regarder monter, nous étions près de 700, imagine cet homme retournant à son bureau…

Nous étions partis. Les Sénégalais ne parlaient pas, ne répondaient pas à nos questions, mais on s’était dit qu’ils ne comprenaient pas la langue et qu’eux aussi étaient des colonisés, qu’ils se révoltaient.

Imagine cet homme alors que le train nous emmenait le long du promontoire descendant vers Manakara, le port était déjà visible, mais point de bateau. On s’était dit, les gars on s’est fait avoir…

Imagine le sourire de cet homme resté à la gare. On s’était arrêté avant Manakara. Pas moyen de descendre. C’était encore très haut. La voie longeait comme ça le promontoire et ce n’était pas possible de descendre. En bas, sur une place cimentée, des militaires français, malgaches, comoriens, réunionnais, sénégalais. Dans le train, nos gardes ont parlé soudain: “Vous les soldats de Raseta et de Ravoahangy, vous allez manger ici votre merde!”. Et ils nous ont poussés hors du train, tout droit vers le vide du promontoire. Coups de crosse aux genoux! Celui qui tombait était à compter parmi les morts, il s’écrasait en bas. Nous qui tombions après, avions eu plus de chance, nous tombions sur les corps de nos amis.

Ils nous avaient ensuite interdit de nous lever avant que le dernier ne soit tombé. Et quand nous fûmes tous tombés, il fallut rester couchés sur le ciment brûlant. On ne savait pas si l’ami à côté était mort ou pas. On ne l’avait su que lorsqu’ils nous avaient ordonné de nous lever. Les vivants s’étaient levés, les morts étaient restés allongés.

Ainsi: au garde-à-vous; pendant longtemps le soleil.

Après, on avait quitté la place en colonne de quatre. Il n’y avait rien d’autre à faire que de marcher. Je n’avais pas regardé en arrière pour savoir ce qu’ils avaient fait de nos morts.


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À Manakara, nous avions traversé un fleuve avant d’arriver à une remise en dur. Là étaient les premiers prisonniers, et c’était notre tour. Ils nous avaient entassés là, nous les 600 restants, ils nous avaient poussés, forcés les uns sur les autres. Le tas faisait à peu près 1 m 50 de haut. On était restés comme ça. De jeudi à dimanche.

Était arrivé un colon avec un papier disant qu’il fallait tirer et nous exterminer car il n’y avait pas de quoi nous nourrir. Mais la plupart des gardes, Créoles et Comoriens, n’avaient pas eu le cœur à ça, ils avaient juste visé les murs.

Était arrivé un prêtre, un homme d’Église, qui leur avait dit: “Pourquoi faites-vous ça? Ces gens ont accepté d’être vaincus, ils ne font rien, pourquoi vous leur tirez dessus?” Le colon: “Te mêle pas de ça, c’est moi qui travaille!” Il lui a tiré dessus mais il l’a raté.

Était arrivé un capitaine. Il avait dit que non, que ce n’était pas légal, que ces gens, on ne les tue pas. Le colon était parti. Le prêtre nous avait dit après: “N’ayez plus crainte, vous n’allez plus mourir, on viendra s’occuper de vous, sortez maintenant, allez dans la cour, mettez-vous cinquante par cinquante, on vous apportera du riz”.

Mais nous ne savions plus comment faire, comment bouger, comment nous dépêtrer de nous-mêmes; moi-même, j’étais parmi les plus touchés, j’étais tout en bas, les autres sur moi, je ne me sentais plus humain. Pendant ces jours, il y avait… quand les autres ne pouvaient plus se retenir et pissaient ou faisaient leurs besoins, et bien ça venait sur nous, ça coulait sur nous, sur nos corps, sur nos visages, ça coulait dans nos bouches, car nous ne pouvions même pas bouger, nous n’étions plus des êtres humains, nous étions souillés, salis… Et pendant ces jours, il n’y avait pas d’eau, nos mains étaient sales; nos lèvres étaient sales; et ils jetaient la nourriture dans le tas; et la nourriture coulait aussi comme nos merdes et coulait dans nos bouches.

Nous étions sortis en nous secouant les uns les autres, en nous poussant; et les vivants s’étaient mis debout; et les morts et les mourants s’étaient écroulés. Ils avaient mis ces derniers dans des bennes et les avaient mis dans la fosse commune. Les mourants qui bougeaient encore, ils étaient des morts, j’ignore pourquoi je me suis levé.


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Le matin, on nous avait amenés au port. Une fois embarqués sur le bateau, ils nous avaient interdit de regarder la terre et nous avaient ordonné d’enlever le haut et de ne garder que le pantalon. Ils avaient jeté nos vêtements dans l’eau. Le capitaine nous avait dit que la nuit, nous descendrions dans la cale, et que le jour, nous serions dehors, au soleil. Ainsi nous rejoindrions la ville de Diégo Suarez.

Seulement, imagine que la cale était goudronnée, et que la chaleur faisait fondre ce goudron, seulement imagine nos nuits.

Et que le jour, avec le soleil et la réverbération de la mer, le pont où nous étions assis, de fer, et de métal, était comme une plaque à griller; et la nuit donc, le goudron collait à nos peaux; et lorsqu’on l’arrachait, nos peaux venaient avec; et torses nus, nous avions peur de nous allonger, peur de tout prendre sur le dos ou sur le ventre. Nous étions alors debout, pieds nus et la danse qui allait avec.

À l’aube, l’un de nous avait réclamé à boire. La sentinelle avait demandé qui avait soif, qu’ils quittent la cale et montent sur le pont. Les autres au garde-à-vous! Ils étaient montés et on avait entendu des coups de feu et des corps tombant dans l’eau. La sentinelle était revenue et nous avait dit qu’on pouvait maintenant s’asseoir car nos copains avaient assez bu comme ça. À midi, sur le pont, on nous avait servi du riz bouillant, directement dans la main; et ça brûlait les lèvres et ça brûlait la peau déjà entamée par le soleil, le sel et le goudron. Ils nous avaient arrosé avec de l’eau de mer, pour nous soulager disaient-ils; et le sel restait sur nos peaux et nous mangeait impitoyablement. Nos peaux tombaient comme ça, comme la peau des serpents. Ça avait duré 48 heures.

Peu avant d’arriver à Diégo Suarez, ils avaient fait les comptes, c’était assez facile, les vivants dans la cale et les morts dans la mer. Voilà ce qui était arrivé. Ce n’était pas tous les Français, c’était quelques Français…

Manakara 1947, je vous raconte

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Madagascar
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