Lysistrata bis
Ce qui avait bien failli se passer c’était qu’il fît la grève du théâtre. Les dernières pièces auxquelles il avait convié ses amis s’étaient révélées remplies de bonnes intentions pour un résultat toujours décevant. Et cependant, nous pouvions aisément l’imaginer, que de travail et de répétitions avant de proposer au public ces spectacles! Mais en réalité, cela ne “fonctionnait pas”. L’assistance applaudissait poliment à l’issue des représentations, sans enthousiasme. Une heure ou deux d’ennuis ne valaient pas les sommes dépensées pour assister à ces démonstrations, lesquelles manquaient d’exigence, de talent et de moyens. Abusé par des critiques louangeuses et de la pure publicité, le spectateur se fourvoyait, s’égarait et se ruinait. Victor aimait le théâtre, autant que les duos, trios, quatuors ou quintettes qui se produisaient tous les midis d’été au petit conservatoire, comme ce concert à deux violes de gambe esgales dont la profondeur des sons et la qualité d’interprétation l’avaient remué, bouleversé même.
Victor aimait le théâtre, mais à présent il s’en trouvait tout dégoûté. Depuis plus d’un an, privé de ce plaisir, il se traînait. Plus rien ne compensait, en dehors de l’été et ses petits ensembles de musique, les agressions d’une vie, ses coups, les déboires, les déceptions, les doutes, les soucis, les désagréments, la poisse, l’abattement, le spleen, les craintes et les tracas. Jusqu’à ce qu’un jour, un dimanche après-midi, dans la rue de l’Astragale Pourpre, à proximité de chez lui, il se heurta par hasard à une assemblée de jeunes femmes, vêtues de fripes rétro ou d’occasion. Leurs cheveux étaient roses ou bleu pâle, ou parés d’une mèche blanche, ou jaune, sur le devant du front. Certaines, des pieds jusqu’à la tête, d’après ce qu’elles laissaient deviner ou voir, faisaient étalage d’une quantité invraisemblable de signes et de dessins tatoués sur leur peau. En y regardant de plus près, il s’agissait de véritables œuvres artistiques, de suggestions réussies, qui dévoilaient tout un monde. Et chacune ici proposait en effet son univers. Un univers graphique sur différents supports: cartes, affiches, livres, tasses, sous-tasses, petites fioles et épinglettes, coquetiers présentés sur des petits étals, et puis des tableaux aussi, à l’intérieur de cadres, et des stickers.
Victor, notre Victor, qui (autrefois) aimait le théâtre, s’émerveilla de toute cette jeunesse, de toute cette créativité, de toute cette fraîcheur, de toute cette gentillesse, de tout cet accueil, de tous ces sourires qu’il espérait sincères et très loin des stratégies marketing et des réseaux sociaux. Il voulait croire encore à la sincérité, à la franchise, malgré tout ce qu’il avait, dans sa pâle existence, enduré, et qui lui prouvait le contraire. Bref, il lui semblait avoir débarqué dans un monde sans trucages ou l’on ne respirait que l’authenticité et cela lui faisait un bien fou de s’en persuader. La rue de l’Astragale était remplie de curieux et d’amateurs qui se penchaient sur les travaux présentés. Noire de monde qu’elle était, la rue de l’Astragale Pourpre, mais remplie de lumière et de jeunes gens en salopette, le vêtement tendance du moment, qui leur seyait fort bien. Victor arrêta son regard sur une carte postale et le sticker représentant une chaise rouge idéalement stylisée. Il acheta ces deux œuvres produites “tendrement”, comme il pouvait le lire au dos des dessins, par Alice, qui lui détailla avec à-propos les étapes de son travail. Mais c’est plus loin, en face du “Barns” qui vend des produits frais, sains et du terroir, qu’il reconnut sur une planche recouvrant deux tréteaux, des formes qu’il aimait rondes, courbes, simples, mais savamment agencées et couvertes de teintes vives et gaies, un peu comme chez Olimpia Zagnoli dont il admirait l’inventivité, la culture, pour ne pas dire l’érudition. À côté de ces réalisations personnelles et très réussies, trônait un jeu de cartes, et sur sa boîte, sur toute sa surface était écrite: “jeu de cartes pour quand la vie c’est de la MERDE”. Il se dit, tiens, quelqu’un sait ici la vie que je mène, comme c’est curieux. Il fit l’acquisition de cet objet auprès d’une charmante Louise, une artiste, et sa mèche blanche sur le front. Celle-ci sourit, recouvrit la boîte rose qui contenait les cartes dans un emballage de tissu rose, lui-même noué d’un cordon rose. Elle glissa l’assemblage rose dans une enveloppe rose sur laquelle il put lire: “Have a fab day!” (Passe une journée fabuleuse).
Cette parenthèse, cette “vie en rose”, aussi courte fût-elle rue de l’Astragale, l’incita, à peine rentré chez lui, à risquer à nouveau le théâtre. À prendre deux places pour aller voir Lysistrata, pièce du génial Aristophane, une pour lui et une autre pour l’incroyable Lina, reine des claquettes qui supportait son humeur (changeante) et ses divagations, chaque fois qu’ils se croisaient. L’incroyable Lina, reine des claquettes, du body rythme et du bendir, qui gérait une équipe d’imprimeurs, laquelle passait son temps à feindre des problèmes pour justifier un engouement au travail, disons, très relatif. Lina croulait sous les plaintes des uns et des autres, des uns contre les autres, et elle en avait marre de s’occuper de ces “enfants” plus âgés qu’elle. Elle aussi avait bien besoin parfois de se divertir; les claquettes, le body rythme et le bendir n’y suffisant qu’à moitié.
Le lendemain, Victor lut dans son journal préféré une critique de la pièce signée C. Kereelma, sous le chapeau suivant: “Lysistrata : grève du sexe à Athènes”. Le compte rendu peu engageant s’achevait par ses mots: “Lysistrata a la classe à défaut d’avoir de la fantaisie”. Ainsi le jugeait C. Kereelma. Effondré, après cette lecture, Victor se rendit cependant au théâtre en se disant que ce serait la toute dernière fois. Et son existence se prolongerait morne et triste sans ce divertissement, nourriture essentielle à la vie, sans cette récréation nécessaire à son fragile équilibre. Celui-ci vacillait, complètement, depuis que le bourgmestre très bien portant d’Oxselles (sa commune) avait fait installer des bulles à verres devant sa maison à lui, Victor, en dépit de la plus élémentaire logique: à 5 mètres aussi d’une école de devoirs désertée depuis, et à 3 d’une librairie dans laquelle, à cause du bruit, plus personne ne rentrait. Ce bourgmestre qui inaugurerait bientôt un hôpital psychiatrique, et sans doute prévoyait-il en rendant fous ces administrés, de le remplir.
Après avoir rejoint Lina place du Sablon, Victor et elle prirent le tramway jusqu’au royal théâtre. Ils s’assirent dans cette salle coquette, à l’ancienne, avec ses balcons et ses loges, son parterre, ses coulisses, ses galeries, et ses miroirs dans les couloirs qui reflétaient un passé révolu, le théâtre bourgeois, celui des lumières. La pièce débuta.
La scénographie ravit Victor, assis en bout de rangée pour pouvoir allonger ses longues jambes. Un superbe décor à l’antique, avec ses hautes colonnes, se trouvait magnifié par des images projetées, immenses, se déployant sur toute la hauteur de la scène; des évocations d’extérieur ou d’intimité que notre esthète jugea renversantes. Esthète, c’est beaucoup dire, mais la beauté formelle avait sa préférence, il ne s’en cachait pas. La pièce aussi fut parfaite, et à certains moments le transporta. D’entrée de jeu, fidèle au texte d’origine, Calonice interpelle Lysistrata:
— Bonjour Lysistrata. D’où te vient cet air inquiet? Déride-toi, ma chère: ces sourcils froncés ne te vont pas.
— Le sang, Calonice, me bout dans les veines: notre sexe me fait la plus grande pitié. Ces hommes prétendent que nous ne sommes que perversité.
— Et ils ont raison.
— Les femmes ont ordre de se trouver ici pour délibérer sur une affaire de grande importance: eh bien, elles se reposent, et aucune ne vient, insistait Lysistrata.
Ces phrases, ces mots, les Athéniens les entendirent, pareils, identiques, il y a 2400 ans et cela bouleversait Victor. Il l’expliqua à Lina, lorsqu’à la suite de ce chef d’œuvre d’adaptation, qu’aucune invraisemblance n’égratignait, ils échangèrent leurs impressions autour d’un verre. Ils trinquèrent au nom de ce si beau moment et à leur amitié.
Et puis, non, non, non, il ne comprenait pas trop les propos du critique lus dans le journal, propos qui l’avaient découragé et presque empêché de voir cette représentation qui avait, en amont, demandé un travail de recherche conséquent, d’où émergeait, selon lui, un résultat parfaitement conçu pour nous, les mortels d’aujourd’hui. Bien sûr qu’il fallait s’éloigner en partie du comique satirique de l’œuvre d’Aristophane, ce comique grivois, en dessous de la ceinture qui s’adressait au départ à un public entouré d’autres mœurs.
— De là à dire, comme je l’ai lu, Lina, que le metteur en scène “ratiboise” l’œuvre du génial dramaturge, je ne comprends pas, même si j’ai tort. “Les personnages masculins sont sacrifiés et il n’en reste qu’un seul, le magistrat.” Kereelma a raison, mille fois raison. Mais cela peut aussi être une audace du concepteur du spectacle de confronter un seul vieil homme, petit et malingre, nu dans un tonneau, et représentant tous les autres, à la jeunesse des femmes qui le dépassent de deux têtes et qui n’ont qu’à se soumettre en tous points. Je l’ai compris comme ça.
Lina, qui elle aussi avait la langue pendue, ne fut pas en reste. Elle prit le relais de Victor, mais nuança fortement ses propos. Elle ne le rejoignait qu’à moitié.
Mais l’essentiel était, désormais, pour son ami, sa réconciliation avec la comédie, les tréteaux, les planches, l’art de la scène. Les jours passèrent, Victor gardait sur lui son “jeu de cartes pour quand la vie c’est de la merde”, en souvenir de l’assemblée des femmes dans la rue de l’Astragale Pourpre, grâce à laquelle il avait, précisément, retrouvé l’envie et le théâtre en particulier — on ne sait jamais, se dit-il. Il tira une carte pour voir, et elle disait ceci: “Quand la vie c’est de la merde, hurle sur le premier homme politique que tu croises”. Il savait lequel, et il ne s’en priverait pas. Et s’il fallait, pour aller mieux, s’époumoner contre un critique, il y penserait, mais ce serait trop facile, car la critique n’est pas aisée, comme on le croit. Elle suscitait le débat, la discussion, et c’était formidable!