top of page

Lyna et Gryta

Alors que je descends déjeuner, je trouve Myriam plongée dans une vaporeuse infusion de rooibos.

— Les filles dorment encore?

— Elles sont à Bruxelles.

— Déjà? Elles vont devoir attendre plusieurs heures, c’est ridicule! Qu’est-ce qui les motive?

— La passion, mon chéri. La passion!

Ma femme est médecin-urgentiste, je suis père au foyer. Depuis que nous sommes parents, le dimanche est mon jour libre. Et pendant que Myriam profite de Lyna et Gryta, je me gratifie d’une onctueuse matinée dans le lit conjugal.

Gryta a quinze ans, sa sœur en a dix-sept. Elles ont trop vite grandi. Et je m’accroche avec nostalgie aux tendres souvenirs de leur enfance, sertis de fous rires et de câlins réconfortants.

La cadette est ma fierté. Attirée par le combat environnemental et les choses pas commerciales, elle a soif d’idéal. Ses actions engagées réveillent ma fièvre post-soixante-huitarde de gauche et rassurent l’humanité. J’encense les idées qu’elle défend avec virtuosité. J’applaudis aux slogans qu’elle beugle dans des haut-parleurs.

L’aînée est désinvolte. Belle comme un cœur et accoutrée à la mode cosplay, elle voit la vie en rose et se nourrit du rose qu’on lui propose. Dès qu’elle revient de l’école, elle se vautre dans le divan pour consommer à outrance les vidéos YouTube ou les lives TikTok. Si je transposais ses intérêts à mon époque adolescente, j’aurais admiré le vide sculptural de Claudia Schieffer et me serais soumis à la marchandisation de Paul-Loup Sulitzer. Un constat désespérant.

Intellectuellement, je me sens très en phase avec Gryta et, quand j’ai besoin de me détendre, c’est vers Lyna que je me tourne. Mais, aujourd’hui, je ne les comprends ni l’une ni l’autre. Pourquoi passer des heures à poireauter dans le froid et le crachin de février dans l’espoir d’apercevoir leur idole?

Elles ont pris le train ensemble, mais se sont séparées à Bruxelles.

La Cop29, conférence sur les changements climatiques, se tient depuis deux jours au Berlaymont, le siège de la Commission européenne. Cet après-midi, la Suédoise Greta Thunberg interviendra pour dénoncer avec impétuosité le réchauffement accéléré de la Terre. Gryta et des milliers de jeunes conscientisés ne veulent pas manquer cette occasion de l’encourager. Depuis l’aube, ils battent le pavé et manifestent leur soutien au FFF — Fridays For Future — en scandant le nom de la figure du mouvement. Quelques heures plus tard arrive leur activiste radicale. Portée par la foule sentimentale, elle passe de mains en mains. Les banderoles s’ébranlent, une rapide vague humaine traverse en long, puis en large. Gryta est placée au bon endroit. Sa paume se plaque sur l’emblématique ciré jaune de la militante, soulève le pantin aux tresses virevoltantes pour la propulser plus loin. Jamais Gryta n’oubliera ce moment de grâce. Dérisions de nous dérisoires.


À la Maison du Cygne sur la Grand-Place, la Franco-Algérienne Léna Situations et son équipe ont aménagé un pop-up store, une boutique éphémère. Depuis 2017, la vidéaste filme sa vie quotidienne et la diffuse sur YouTube. Très vite, sa popularité explose. La voilà influenceuse! Le job consiste à créer du contenu et à mettre au point une stratégie de publication sur les réseaux sociaux. Spontanée, naturelle et devenue influente, elle propose les produits de sa marque aux jeunes à qui elle fait croire que le bonheur c’est d’avoir.

Elle vit aujourd’hui de sa notoriété. Son livre de développement personnel s’est vendu à quatre cent mille exemplaires et elle promeut de grandes enseignes comme Adidas.

Dès l’aube, des milliers de fans font la file sur plus de trois kilomètres. Lyna, en tenue japonisante, s’est scotchée au bout de la queue et met plusieurs heures à atteindre son idole. Les cheveux roses relevés et la courte jupe en godets ne la protègent pas vraiment du froid de canard, mais tout excitée, elle trépigne et partage des discussions passionnées avec ses co-influencées.

Bien plus tard, arrivée au premier rang, elle n’en croit pas ses yeux. Du ciel dévale un désir qui l’emballe. Lyna a l’impression de traverser l’écran de son smartphone. Elle se trouve face à Léna Situations, souriante, éclatante. C’est l’engouement, le selfie de joie puis la visite du magasin où s’exposent des quantités de choses qui donnent envie d’autre chose. Ses yeux brillent puis s’écarquillent devant le prix des T-shirts. Elle s’accommodera d’un porte-clefs.

Sans s’être concertées, mes filles prennent le même train du retour et, chacune sur son petit nuage, elles attendent d’être en notre présence pour s’invectiver. Il faut voir comme elles nous parlent.

— Gryta, tu vas te calmer?

— Tais-toi, papa. Laisse-moi dire à Lyna et ses copains qu’on les prend pour des cons. Que tout ça, ce ne sont que des cartons d’emballage tristes et sans aucun avantage.

— Et toi, tu crois que ta Thunberg vaut mieux? Une caractérielle à couettes, une enveloppe vide mandatée pour faire le bien! Elle est agressive, mal fringuée et moche. On dirait une des jumelles de Shining. Quelle horreur!

— Et toi, ma toute belle Lyna rose, tu t’es déjà vue dans ton divan, les lèvres brillantes de gloss et les cuisses en l’air? T’es qu’une pute à clics!

— La ferme, tête à claques! Ton look, c’est la Greta Thunberezina.

— Qu’est-ce que tu lui reproches, en fait? De ne pas chercher à séduire, de ne pas écouter les politiques, d’être autiste et de savoir s’exprimer? Si elle est si clivante, c’est parce que les puissants ont peur de changer un système qui leur profite.

— Ta Thunberg est une sorcière. En d’autres temps, on l’aurait condamnée au bûcher.

— Et Léna Situations, c’est du vent. Influenceuse, pfft! Son métier, c’est du rêve pourri. Elle vous fait juste espérer qu’on puisse partir aux États-Unis puis devenir riche et belle. Quel projet de vie!

— Léna fait du marketing, c’est tout. Elle ne s’en cache pas.

— Elle vend son reflet et ne possède aucune valeur morale.

— Tu te trompes, s’énerve Lyna au bord des larmes. Nous sommes trois millions d’abonnés à son journal vidéo. Dans ses vlogs, elle aborde des sujets essentiels et son optimisme nous sécurise. Elle se montre authentique!

Je lève les mains au ciel pour calmer le jeu. Immédiatement, mes deux filles se tournent vers moi et hurlent d’une même voix.

— Papa, dis quelque chose!

Elles me fixent, m’intiment l’ordre de prendre parti pour l’une ou pour l’autre, de rompre la complicité qui nous unit depuis leur enfance. Comme si l’alternative était simple. Comme s’il suffisait de choisir entre le militantisme responsable et le consumérisme innocent. Cette vision manichéenne ne m’agrée pas et chacune de leur idole recèle elle-même des contradictions.

La Draw my live de Léna Mahfouf met en scène une personne créative, diplômée en marketing de mode. Certes, tout ce qu’elle touche se transforme en or et elle inflige à ses followers des désirs qui nous affligent, mais la femme d’affaires s’affirme avec intelligence dans sa lutte contre la misogynie et la grossophobie primaire. Quant à la formidable et véhémente Greta Thunberg, elle s’implique parfois dans des combats politiques fort contestables.

— Défendez chacune vos convictions, les filles, mais sachez aussi écouter celles de votre sœur. Je ne trancherai pas. Vous êtes dingues et je vous adore!


Le dimanche suivant, alors que Lyna et Gryta descendent déjeuner, elles trouvent leur maman plongée dans une vaporeuse infusion de rooiboos.

— Papa dort encore?

— Il est à Bruxelles.

— Déjà? Il va devoir attendre plusieurs heures avant le concert, c’est ridicule! Qu’est-ce qui le motive?

— La passion, mes chéries. La passion!

— C’est qui son chanteur?

— Alain Souchon.

Lyna et Gryta

?
Belgique
bottom of page