Louis où t’es?
Le Temps nous égare, le Temps nous étreint,
le Temps nous est gare, le Temps nous est train.
Jacques Prévert.
Huit jours que cette chaude nuit de juillet nous a séparés. Huit jours de doutes et d’attente. Je vis chaque minute de ce jour-là, ce jour précis, ce jeudi 7 juillet 2022 à sa place, ce jeudi, jour de son anniversaire. Chaque seconde de ce jour, avec lui. Chaque respiration, chaque instant.
Il était seul, toutes ces heures. Sans un appel. Sans un cri. Cela m’arrache le cœur. J’aurais pu le faire trottiner, le serrer entre mes bras, lui caresser ses beaux cheveux dorés, l’embrasser tendrement. J’aurais pu l’apaiser, le rassurer, le calmer, le soulager, le faire respirer. J’aurais pu lui ôter sa frayeur, la rendre supportable, tolérable.
Mais moi sa mère, moi Sonia, je n’étais pas là, je ne l’ai pas accompagné dans le jardin et Louis n’est plus là, il s’est envolé comme par enchantement.
6 juillet 2022, il est à presque 23 heures, c’est déjà la nuit. Les enfants dorment et la nounou de Louis le surveille durant mon absence. Je cours jusqu’à ma voiture, j’ai chaud, j’enlève mon gilet de coton. Je démarre en direction de la gare du Nord. Philippe mon mari rentre d’une courte mission, il est pilote de ligne, il se déplace régulièrement. Il est revenu spécialement pour savourer ce moment convivial en famille. Les cinq ans de son fils, il ne voulait surtout pas rater ça.
Il fait lourd, il pleut à fines gouttes, la circulation est dense, un taxi s’arrête devant moi, met ses warnings et ne bouge plus. Je déboîte difficilement et je klaxonne; il s’en moque, ne me jette même pas un regard. Je suis en retard, la pluie n’arrange rien. J’ai hâte de rentrer. Nous avons déménagé dans une belle maison rue Poissonnière dans le deuxième arrondissement parisien. Une bâtisse au fond d’une cour où nos deux enfants ont leur chambre. Celle de Victor, mon fils aîné de huit ans, est en haut, en face de la nôtre.
Celle de notre petit Louis qui aura cinq ans est installée entre nos deux chambres. Les chambres donnent sur un petit patio débordant de verdure où domine un ginko de quatre mètres entouré de pots de rosiers multicolores que Philippe, mon mari, soigne avec passion. La maison est chaleureuse, paisible. J’aime cet endroit entouré par les arbres d’un parc mitoyen avec ses chants d’oiseaux qui nous réveillent dès l’aube.
Le jour J, nous étions sept, nous quatre et nos deux proches voisins accompagnés de leur petit Alexandre, le copain de Louis qui a six ans.
Vers dix-sept heures, après avoir soufflé les cinq bougies et savouré ta part de gâteau au chocolat, tu souhaitais jouer avec Alexandre dans le parc devant la maison. Tu as insisté et ta bouille d’ange nous a convaincus, nous t’avons donné une courte permission pour ton anniversaire et Victor vous a accompagnés.
Nous avons bu une coupe de champagne et j’ai laissé passer le temps. Vers dix-huit heures, Victor est revenu accompagné par Alexandre en larmes. J’ai hurlé, nous t’avons cherché partout. Tu t’es volatilisé.
Ce matin, nous sommes décidés à mener notre propre enquête, Philippe a essayé de me réconforter, il m’a dit de ne pas m’en faire, qu’on allait te retrouver, que je ne devais pas m’inquiéter. Bien sûr, les services de police ont été prévenus pour disparition inquiétante, un dossier a été déposé et les recherches sont en cours. Ils ont commencé leurs investigations, mais en vain.
J’essaye de me remémorer cette journée. J’ai souvenance de t’avoir amené à la crèche et être allée te rechercher vers seize heures, ce jeudi 7 juillet, le jour même où je suis arrivée avec ma nouvelle voiture. J’ai discuté quelques minutes avec une auxiliaire de la petite enfance. Puis, nous sommes rentrés sagement à la maison pour fêter ton anniversaire.
À cinq ans, tu es encore un bébé. Derrière ton apparence forte et résistante, tu caches ta fragilité, tu n’es pas très sûr de toi. Tu te sens plus résistant aux côtés de Victor, tu t’es forgé une carapace, tu fais de tes angoisses une force, un instinct de survie développé très tôt pour pouvoir prouver quelque chose, mais quoi? Qu’est-ce qu’on peut bien prouver à cinq ans? Qu’on n’a pas peur? Bien sûr qu’on a peur. On cherche juste un endroit pour se protéger, pour se cacher.
Je cherche à tâtons ton petit ours en peluche, je le saisis et me lève. Je le hume et le serre de toutes mes forces sur mon cœur. Sans allumer ma lampe de chevet pour ne pas réveiller Philippe, j’avance à pas de loup dans la chambre. Mes pas résonnent doucement sur le plancher. Je sors dans le couloir, débarrasse la table de la cuisine, où traînent encore des restes que j’ai laissés volontairement. Les cinq bougies que tu as soufflées en une seule fois, assis sur les genoux de ton papa et le gâteau auquel il manque sept parts.
Après un café vite avalé et une cuisine plus propre, je décide d’aller dans ta chambre. Au fur et à mesure que j’approche, mes pensées heureuses s’évaporent, et cèdent la place à de sombres présages.
Philippe est reparti en mission et Victor au collège. Je croyais que tu reviendrais vite, aujourd’hui peut-être! Mais, il va falloir aller travailler, même si tu n’es pas rentré. Essayer de reprendre une vie normale, dans l’espoir de te retrouver. Penser au bonheur que tu m’as donné. Pauvre petit amour, si confiant, si doux, si câlin, il y a encore quelques jours, tu étais là. Je te serrais contre mon cœur, je te regardais manger cette part de gâteau avec ta frimousse barbouillée de chocolat, ton regard insistant, si bleu, si azur, si pur, tes cheveux si blonds, tes petites mains douces et si confiantes sur mes mains, l’amour quoi, un amour vrai entre une maman et son enfant, mais tout aussi fragile.
Louis, tu as disparu. Sans mots pour le dire. Sans mots pour savoir. Si tu ne reviens pas, c’est quelqu’un qui t’a pris, qui t’a volé, arraché à mes bras. Où que tu te trouves, au fond d’un trou, blessé, coincé quelque part, tu peux être! Si tu étais mort, je le saurais, on va te trouver, il faut que l’on te retrouve!
Alors Louis t’es où? Pourquoi? Et si tu reviens, quand, et dans quel état? Toi si vivant, si parfait, en si bonne santé. Je dois me blinder si je ne veux pas sombrer; c’est ma faute tout ça, avec mes idées de liberté, mon optimisme destructeur, ma non-vigilance. Je ne fais plus rien de bon, je suis incapable de me concentrer, je ne pense qu’à toi, le temps file à toute allure, et mon espoir s’amenuise. Je suis bouleversée, désespérée.
Ce jeudi 7 juillet, tu as disparu… le jour même où je suis venue te chercher à la crèche avec ma nouvelle voiture, une Fiat 500 de couleur rouge, j’étais si contente. Mon cerveau me renvoie la dernière image de toi, vers 17 heures, ce jeudi maudit, quand tu es parti jouer dans le jardin avec Alexandre, tu étais si heureux. Je t’ai souri, t’ai dit un petit mot d’amour, t’ai dit que Victor allait vous surveiller, t’ai dit pas plus d’une demi-heure exceptionnellement, pour ton anniversaire.
Peu à peu, je perdrai l’habitude de toi, nos cajoleries vont s’éloigner dans le temps? Mon petit cœur d’amour… J’ai peur, très peur de ne plus te revoir. Tu es comme un ange qui apparaît et disparaît au gré du vent, au gré du destin. Veille sur moi Louis, comme je veillerais — bien mal – sur toi… Où que tu sois, je pense à toi et je te pleure.
Ta trace se perd dans le brouillard de mon paysage, l’été se meurt et le désespoir est la demeure qui t’accueille. Où vas-tu quand tombe la nuit sur les fleurs de ton existence? N’oublie pas que le soleil luit, lumière par intermittence.
Je t’aime pour toujours mon enfant, mon fils, je garde encore espoir.
Louis où t’es?