Los Rodeos
Juanita, la mère de Cristobal, était une très belle femme, de ces Canariennes dont le physique illustrerait la criminelle croyance hitlérienne en une « race » guanche, celle de grands blonds aux yeux bleus descendants de l’Atlantide que des théoriciens nazis avaient imaginée dans cet archipel du Maghreb. Elle était un sosie de Marlène Dietrich mais parlait avec un défaut de prononciation. « La zarzuela de Zaragoza » dans sa bouche devenait la « farfuela de Faragofa », une imperfection peu détectable en espagnol mais préjudiciable dans d’autres langues. C’est dans les salons de l’aéroport de la capitale Santa Cruz, bien avant l’existence du gigantesque et impersonnel aéroport intercontinental « Reina Sofia » de Tenerife-Sud, qu’elle connut Vlad, le père de Cristobal. Ce petit aéroport était l’endroit le plus sombre, le plus bruyant de l’île. Les rouleaux de brouillard du volcan Teide dégringolaient là plusieurs fois par jour, sans prévenir, rendant plus qu’irrégulière, comme hachée, la fréquence des atterrissages. Les commandants de bord étaient alors invités par la radio de la tour de contrôle à se dérouter vers la côte ensoleillée, survoler en ronds la plage de San Andrès pour y attendre que le brouillard s’estompe à Tenerife Norte Los Rodeos et qu’on les autorise à s’y poser.
Le vacarme était assourdissant. Les haut-parleurs diffusaient de très vieux tubes interrompus par les annonces en plusieurs langues. La foultitude de passagers émergeant là tôt le matin lors de décollages à la queue leu leu, tard le soir lors de leur arrivée sur l’île en shorts multicolores, visages pâles débarquant, peaux rouges lors du retour, la foultitude semblait vulgaire. Ils ignoraient tout de la majestueuse beauté naturelle des Canaries, populo braillard comme si chacun explosait, hystérique alcoolisé, après avoir défilé au fameux Carnaval de Santa Cruz de Tenerife, l’unique cavalcade masquée à flonflons que le dictateur Franco n’avait pas interdite après son coup d’État.
— T’inquiète, développait Vlad au personnel de cabine placé sous ses ordres, quand tu les prends un par un, ces « pax » – comme on désigne les passagers dans le jargon professionnel – ces « pax » deviennent de charmants êtres humains. Il y a là des ballerines capables de danser en pointes, de respectables profs de langues, de talentueux garçons coiffeurs, des mères de famille dévouées et leurs divins bébés. C’est la foule qui est stupide !
Les insulaires étaient pour Franco les plus sûrs, les plus fidèles au « Movimiento ». En 1936, quelques opposants, pendant leur transfert maritime vers les prisons de la péninsule, des artistes surréalistes, avaient été jetés à l’eau recroquevillés dans un sac lesté d’une vieille ancre marine. Leur chef, un peintre renommé, avait détalé vers la France dans un navire-transporteur de bananes. Quelques dizaines d’autres jeunes, « les agités » comme la Falange les qualifiait, anarchistes, avaient fui en Algérie d’où ils n’oseront revenir, vieillards, qu’une demi-douzaine d’années après la mort du dictateur. Sinon, Franco, à Tenerife, n’avait aucun souci à se faire. Le principal restaurant de Santa Cruz, en ces années 50/60, était le « Cuatro Naciònes », en hommage aux quatre pays coalisés sous la direction d’Adolf pendant la 2e guerre mondiale.
Il y avait une tenace odeur de café dans le bar de l’aéroport, ponctuée par un relent de rhum. Les habitués, les rampants comme les membres d’équipages, tous de sexe masculin, accrochés au comptoir ou assis sur d’immenses poufs de couleur brune à trois places et en poil de chameau tissé, s’adonnaient à de fraternelles « tertulias » comme les Espagnols désignent leurs éternels bavardages sans queue ni tête, verre de « jerez », de « cuba libre » à la main. Et la fumée du tabac national, celle des « Ducados », « Bisontes », « Coronas » empoisonnait lentement mais sûrement ces accros à l’herbe de Nicot dans tous les aéroports, toutes les gares, les casernes, les bistrots, sur tous les trottoirs, sur le dernier mètre carré de ce pays. Un territoire où les « guardias civil », les bourreaux, les vétérans de la « Divisiòn Azùl », de la « Escuàdra Azùl », les virtuoses du vil garrot, tous les mouchards de toute obédience étaient, cibiche au bec, les « maîtres de l’horloge ». C’était là le sentiment intime de Vlad. Les Espagnols fumaient dix fois plus que les nord-Européens mais sa profession de steward-chef de cabine exigeait que jamais on ne dévoile une opinion sur le pays où la compagnie nous envoie besogner.
Tous les dimanches cependant, jour du vol direct vers Bruxelles et Amsterdam, un merveilleux parfum de strelitzias, de tulipes dominait Los Rodeos. Des planteurs avaient décroché un juteux marché à Aalsmeer où des négociants-fleuristes importaient boutures ténérifaines et fleurs coupées emballées dans de solides cartons. C’est en convoyant un de ses chargements dans la camionnette de son père horticulteur que Juanita coudoya Vlad.
— La plus belle fleur n’est pas sur le chariot, murmurait Vlad à chaque rencontre avec Juana quand elle passait, devançant un transpal embaumé par son lot de cartons fleuris.
Il éprouvait de l’admiration pour cette femme qui, le visage ressemblant à Marlène Dietrich dans « L’Ange bleu », travaillait manuellement comme un homme. Il répéta son compliment à voix haute, en espagnol. La fille sourit.
— Vaya piropo ! Lo diras a tus azafatas ? Sacré compliment ! Tu le diras à tes hôtesses de l’air ?
Juanita lui trouvait une tête ronde, bienveillante, à l’expression bonasse comme celle du lunetté don Ramon, évêque de Las Palmas, sauf que Vlad avait le nez plus protubérant que l’évêque et qu’il semblait, du haut de son mètre 90, dominer ses interlocuteurs alors que l’évêque, 1 mètre 60, donnait l’impression d’être prêt à s’agenouiller onctueusement devant ses ouailles comme s’il avait une incartade à se faire pardonner.
« Bonasse » ? repensa-t-elle. « Ce géant d’Europe du Nord me sortira-t-il de cette île ? »
— Interdites, les hôtesses à bord de mon avion ! Les passagers sur la ligne où je travaille sont des brutes avinées en partance comme prospecteurs pétroliers sur les tankers de Santa Isabel en Guinée, des mercenaires… Les stewards masculins sont les seuls que de tels abrutis ne se hasarderaient pas à tripoter, ajouta Vlad.
Et « l’Ange Bleu » éclata de rire.
— Aimes-tu la cuisine canarienne ? demanda Juanita.
Devenu, sous le pseudo « Cristobal B », correspondant de mensuels dédiés à l’aviation civile et militaire, Cristobal, qui détestait la cuisine canarienne, se délectait en écoutant le récit de la rencontre de sa mère avec son père, six mois avant leur mariage célébré à l’église de San Jerònimo. Ils furent unis sous les auspices de don Ramon, l’évêque dépêché à La Laguna car l’abbé régional, premièrement désigné, subodorant que Vlad Breitschwanz était de « la raza del pueblo deïcidio », refusa d’officier. « De la race du peuple déicide… » Le clergé dans ces années 50/60 était le seul autorisé à tenir les registres de l’état civil.
Le visage de Cristobal ne révélait aucun trait qui aurait pu évoquer la tête de Vlad. Jeune homme de taille moyenne, il était un consommateur frénétique de « Bratkartoffeln mit Würstchen », saucisses pommes-frites, et son père bredouillait qu’il avait hérité, allez savoir pourquoi, d’un estomac de fridolin. Cristobal aurait plutôt rappelé une Marlène Dietrich devenue masculine, aux cheveux très courts. A observer sa bobine, on imaginerait que « Marlène », au lieu d’avoir été une héroïne allemande du combat antinazi, était « femme à Fritz » tondue à la Libération, bouleversant personnage du « Comprenne qui voudra » de Paul Eluard : « Moi mon remords ce fut la malheureuse qui resta sur le pavé ». Mais les Breitschwanz ne lisaient pas les poètes. Il arriva à Vlad de murmurer, sentencieusement : « La poésie s’est arrêtée à Babi Yar ». Cristobal et Juanita pensaient que Vlad évoquait le baby-foot. Arrivé adolescent en Europe de l’Ouest, Breitschwanz avait décidé que sa femme et son fils ignoreraient tout du destin des siens, Odessites du quartier de Moldavanka. En fin de carrière, on l’embaucha à Genève comme instructeur d’hôtesses de l’air dans une compagnie régulière.
En mars 1977, le petit aéroport de Tenerife-Norte Los Rodeos entra de la manière la plus tragique qui soit dans l’histoire mondiale de l’aéronautique. Vlad n’ignorait pas combien ; sous Franco et pendant les premières années de « Transiciòn », sévissaient des militaires matamoresques, demi-soldes nostalgiques de l’hitlérisme. Ils gouvernaient les deux compagnies nationales, les « charters », les structures de l’aviation civile, les Directions d’aéroport et les tours de contrôle. L’immense majorité de ces branquignols étaient de féroces incompétents dans les postes de commandement qui leur avaient été livrés par le Caudillo et ses disciples. « Viva la muerte ! », « Muera la intelectualidad ! » étaient les devises de ces caciques dont la grandeur était à trouver dans des décorations acquises sur le Front de l’Est aux côtés des SS, dans leurs limousines climatisées aux dimensions éléphantesques où ils tentaient de trousser les petites touristes étrangères et dans leurs relations privilégiées avec le haut clergé obscurantiste. Leur impressionnante dextérité en magouillages donna naissance à une oligarchie qui régnait sur les noirs « bizness » du pays. Mais des dizaines de milliers d’ouvriers espagnols émigraient pour trouver un travail de maçon en Europe du Nord et manger à leur faim.
Dès 1963, Los Rodeos envahi par les brouillards du Teide alors que le nombre de rotations avec Benelux explose, la construction d’un gigantesque aéroport à Granadilla de Abono est décidée. En avril 1963, une brève dans la presse ibérique annonça que Julian Grimau avait été fusillé à Madrid. Quelques lignes plus loin, il était confirmé que la « Direcciòn General de Aviaciòn Civil » statuait sur la construction d’un terrain d’atterrissage dans le sud de notre île. Commencèrent alors, pour la cupide oligarchie, de lentes transactions cadastrales sur des parcelles de la moitié méridionale de la province. Il fallaut attendre 1978, quinze ans, l’inauguration du jamais embrumé Aeropuerto Intercontinental Reina Sofia de Tenerife Sud !
Le 27 mars 1977 à Los Rodeos il n’y avait pas de radar des pistes. Les contrôleurs de Tenerife, du haut de leur mirador dans les nuages, ne voient rien. Ils ne sont pas à même de mesurer l’enchevêtrement du trafic sur les bretelles des taxiways. Le Boeing 747 de Pan Am envolé de Los Angeles, California, destination Las Palmas, recevra, arrivé au contact avec les Grandes Canaries, l’ordre d’atterrir à Tenerife. Il y avait, selon les Espagnols, une « alerte à la bombe ». Des indépendantistes menacent Las Palmas ! Un Boeing de KLM « au contact » avant l’américain est averti qu’il doit atterrir à Los Rodeos où la visibilité est quasi nulle. Le commandant Pan Am déclare, lui, qu’il préfère attendre « stand-by » en vol. Il insiste. Toute la profession sait combien ces « alertes à la bombe » peuvent être imaginaires. Il s’agirait de « fake bomb scare », alarme « bidon » lâchée par les autorités, les Franquistes visant à affubler d’une réputation de terroriste tout opposant. Mais ordre formel est donné au pilote étasunien d’aller à Tenerife Norte. ll s’y pose. Il y a là dans le brouillard cinq « gros porteurs » sur le tarmac. Quand la direction aéroportuaire décrète que l ’alerte « à la bombe » est terminée, autorisation est transmise au Boeing américain de rouler vers la piste de décollage. Rencontre d’un camion-citerne. Collision avec l’autre Bo747, le KLM qui cherche à s’envoler au même moment : 583 morts, pax et équipages ! Des victimes imputables aux « anarchistes » prétendirent les médias officiels. En vérité : « cette catastrophe d’origine accidentelle est la plus meurtrière de l’histoire mondiale de l’aviation ».
Vlad fut dépêché aux Canaries. Le drame de Los Rodeos sera fatal pour le couple qui avait été formé avec la belle Juana. Ils se séparèrent. Vlad subitement trouvait insupportable le zézaiement de Juanita. Il se répétait aussi qu’en vieillissant, son épouse, par ses aisselles, diffusait un parfum de « mojo picòn », assaisonnement des îles fortunées. Le « petit » aéroport de Los Rodeos fut fermé, rouvert, refermé, rouvert avec enfin l’installation d’un radar des pistes.
En 1981, l’Espagne vivra une tentative de coup d’état. Le pays, sauvé par l’attitude inespérée du Roi, sera à un poil de redevenir franquiste. En 1988 le formidable auteur de Netchaïev est de retour, Jorge Semprun, devint à Madrid Ministre de la Culture. Il sera le seul membre du gouvernement à ne jamais au grand jamais porter une cravate. Jorge Semprun en 1991 n’est plus Ministre. L’état civil désormais est confié à des laïques.
De nos jours, un parti franquiste dénommé VOX, soutenu par des militaires, le haut clergé, l’oligarchie et la droite supposée non-extrême prendra, lors d’élections libres, le pouvoir en région. L’Administration fédérale et la province de Madrid tomberont-elles ? C’est à craindre. Aucun édifice public – alors que le Profesor Tierno Galvàn, premier maire démocrate de Madrid l’avait proposé –, aucune avenue ne portera le nom de Julian Grimau. 0 n trouve parfois une calle Julian Grimau, une rue Julian Grimau dans un village éloigné de France ou d’Espagne.
En 2022, le nouvel édile de la capitale inaugure une statue à la gloire de la Legiòn, l’armée de Millàn-Astray. Ce bourgmestre vient d’honorer la mémoire de l’adjoint de Franco, Général éborgné, bipolaire, auteur de « Viva la Muerte ! », « Que muera la Intelectualidad… », l’agresseur de Miguel de Unamuno. Millàn-Astray dirigeait le Service Presse nationaliste à la cravache. Les journalistes pour lui n’étaient que des petits télégraphistes.