Loin de la foule déchaînée
Damien a six ans, un train l’emporte vers la Suisse, Saint-Moritz, ses parents échangent avec d’autres anciens du Congo, il entend les mots « bougnouls » et « paresseux », « abrutis » ou « sauvages », il se lève et parle sans regarder quiconque, il commente, ou il apporte un contrepoint, une critique de la colonisation, un respect des us et coutumes des autochtones, la nécessité de les laisser vivre leur vie, ses mots sont pauvres et naïfs, en-dessous d’idées qu’il ne maîtrise pas, mais il se décale. Pour toujours.
Damien a neuf ans, il est assis dans la cour de récréation et il évoque les mystères du Gévaudan avec son ami Géry, ces bergers et bergères massacrés par la Bête, une centaine, avec un amen expiatoire de l’évêque de Mende, à peine un regard pour leurs condisciples qui jouent au football. Il n’aime pas le groupe, le jeu, les propos ignares de ceux qui prétendent savoir en vase clos. Un peu plus tard, à la librairie du village, il achète une BD importée d’Amérique et s’immerge, halluciné, dans le monde des X-Men, des mutants, des marginaux, des monstres, qui sauvent chaque jour la veuve et l’orphelin mais finissent rejetés, incompris par la foule, les médias.
Damien a dix ans, dans la même cour, il se redresse soudain et s’adresse à Dieu, au dieu des chrétiens, qu’on lui assène quasi chaque jour au cours de religion, et il l’injurie, le somme de se montrer et de le punir s’il existe. Il ne supporte plus l’unisson des messes, les nouveaux nés voués aux limbes par un décès trop rapide, il fuira les manifestations, à jamais, et les discours trop nets, le binaire.
Damien a douze ans, il a accompagné son meilleur ami, très catholique, dans ses déambulations à travers la cathédrale Notre-Dame, à Paris. Il voit un fidèle venir offrir un cierge, se figer devant les emplacements occupés, arracher l’offrande d’un autre et enfoncer la sienne d’un coup sec et nazi. Il déglutit et apprend à filigraner ses observations tout au long des scènes qui se présentent à lui.
Damien a treize ans et il achève son deuxième roman, qui comptera cent vingt-cinq pages dactylographiées, des aventures souterraines inspirées par Edgar Rice Burroughs, les errances de Tarzan à Pellucidar. Il est fier de l’insertion d’un homme à tête de panthère noire, qui épouse une héroïne de son premier ouvrage, mais ses parents n’ont pas le temps de le lire, ni personne. Perçoit-il que sa vie véritable sera elle aussi troglodyte ? Au même moment, il supporte les équipes sportives allemandes, avec passion. Se rend-il compte alors que le Germain l’attire depuis des années. Pourquoi ? Parce qu’il figure l’étranger, l’ennemi ? Parce qu’il pressent qu’aucun groupe ne mérite l’amalgame et que tout individu, de quelque origine soit-il, mérite d’être a priori défendu, soutenu, écouté ? Ce n’est pas qu’il privilégie, pervers, les bourreaux, il les hait, mais il s’attarde toujours, dans ses lectures ou ses visions de films ou séries, auprès de personnages, souvent secondaires, qui effectuent un pas de côté par rapport à leur clan. Ah, ce molochiste dans Le tombeau étrusque, qui se retourne contre son chef et l’affronte sous les éclairs, la menace jupitérienne. Et cette déception, intense, devant l’indifférence de son icône Alix…
Damien a quinze ans et il ne supporte plus les dérives de sa culture francophone, la ringardise, l’enfermement, l’amenuisement, ses oreilles sont anglo-saxonnes, les Beatles, les Beach Boys et bientôt Pink Floyd, Deep Purple et Genesis balaieront les Brel, Wagner, Hampton, l’univers sonore de ses parents. Il sait que tout a commencé par une Eurovision, en 1974, quand il s’est délesté en cours de soirée d’une chanteuse italienne abandonnée à Danielle Gilbert pour bondir dans un ailleurs propulsé par quatre Suédois électriques. Mesure-t-il alors qu’il était déjà acquis aux Britanniques, depuis leurs séries des années 60 (Le prisonnier, Chapeau melon et bottes de cuir, Le saint) ? Qu’il glissera bientôt dans l’adulation du cinéma et des paysages italiens ?
Damien a dix-huit ans, il est entré à l’université, à Bruxelles, choix qui l’a éloigné de ses deux frères/amis, posés à Namur, il rédige son premier travail écrit, un dossier sur le cosmopolitisme chez Jean-Jacques Rousseaux. Il l’appréhende comme une déclaration de goût et de guerre, il n’a pas encore mûri les propos de Charles Bertin, un auteur belge, qui le redéfiniront dans plusieurs décennies : « Il n’y a nulle contradiction entre l’enracinement et l’ouverture au monde. » Il ignore, à cette période, ce que démontrera un jour Amin Maalouf : il faut une identité bien construite pour ne pas glisser vers « les identités meurtrières ». De la différence entre le patriotisme et le nationalisme, les racines et les tentacules ?
Damien a vingt ans, il a croisé l’amour de sa vie, sa mère lui assène que celle-là, trop bruxelloise ou diplômée, sera toujours pour elle une étrangère, elle lui impose un choix qui éclate comme une bulle, ces femmes, involontairement, lui ont offert une mise en abyme.
Damien, un jour, tardivement, est adulte, il se voue, précocement, à son rêve d’écriture. Ses premiers livres traitent d’aventuriers du XVIIIe siècle, de grands voyageurs en marge des nationalités et des sociétés du temps, Cagliostro ou Saint-Germain, ou d’un Dominicain espagnol ayant voué sa vie à défendre les Indiens. Plus tard, il racontera Mahomet, Gilgamesh ou Colomb, puis son héros fétiche, son double de fiction, traversera l’Europe en 1925 pour sauver un Juif libéral, dont il épousera la nièce.
Damien, un jour, est plus âgé et il s’interroge sur son passé, ses choix, ses prédilections et ses méfiances ou mépris. Il voudrait comprendre le fonctionnement des êtres, et n’importe quel fragment infinitésimal du vivant donne la clé de son ensemble. Il se dit : « Je serai mon laboratoire, mais je dois tenter d’être honnête, essayer de tout voir, de tout appréhender, en sachant que j’en resterai à une approximation, bien sûr. » Il pense à Yourcenar, qu’importe la vérité si les pièces rapportées sont authentiques.
Damien, donc, s’interroge sur sa différence et, récoltant des indices, sur la liberté humaine. Sommes-nous conditionnés à être ce que nous sommes ? Par exemple ouverts ou fermés sur le monde, l’altérité ? Il s’interroge sur ses mérites. Grimace d’abord. Il est né à Bruxelles, mais a passé toute sa jeunesse dans le Tournaisis où ses parents n’avaient de cesse de déménager. On lui a dit qu’il était né quelques mois après le retour d’Afrique, où il avait été « fabriqué », il avait la peau plus foncée que la normale. De là son recul, sa suspicion pour le milieu d’accueil, son empathie pour un milieu étranger, étrange d’origine ? Dans un deuxième temps le frappe l’évidence de l’impasse. Ça ne suffit pas. Il faut que le fait soit dit ou compris, mais ensuite comme surligné mentalement. Ce qui le caractérise le plus est une capacité à retenir des scènes ou des paroles, à percevoir, à tort ou à raison, leur importance ou leurs liens, à accepter la remise en question imposée. Transforme-t-il de l’aléatoire et du contingent en récit, avec un fléchage, des causes et des conséquences, des moments-clés ?
Damien, comme tout un chacun, rencontre très souvent, par écrans interposés, des dictateurs notoires (Erdogan, Poutine, Bolsonaro, Trump, etc.) ou des tribuns populistes (Zemmour, Mélenchon, Van Langenhove, etc.) façonnant un imaginaire putride, à coup d’exclusions et de réductions, de purifications. Là aussi, comme dans la nature, la perte de la diversité est à l’œuvre, la polyphonie, la dialectique, ses religions sont torturées et fusillées. Sont-ils aveugles, ces dispensateurs du faux et du simple, pour ignorer les exemples délivrés par les livres d’histoire ? Damien, lui, n’a de cesse de songer au Siècle d’or espagnol et à la fuite des Juifs et des proto-Belges, au déclin du plus grand empire du monde et à l’envol formidable des Pays-Bas, la minuscule terre d’accueil. Cette utopie réalisée l’émeut et le meut, il fuit la nation, le peuple, la foule, la famille, le clan pour la table ronde, la communauté, le goût des paires et des pairs, des exilés connectés.
La cause est-elle perdue si l’éducation n’y peut pas grand-chose, s’il s’agit de mécanismes inscrits dès notre origine ou nos premières années ? Ou alors… il y a La peste de Camus comme étendard, le Mal, toujours, domine ou ne décline que brièvement, mais il ne l’emporte jamais complètement, la résistance parvient à livrer à l’histoire des oasis de civilisation auxquelles se cramponner, notre dignité consiste à ne pas renoncer et à lutter. Peut-être la survivance d’un flambeau suffit-elle à maintenir ce que nous appelons « humanité » et qui n’en est qu’une projection idéalisée, un songe. Mais le rêve n’est-il pas l’essence de l’humain ? Sa désertion ne sonnerait-elle pas le glas de notre espèce ?
Quand il bute sur ces ultimes cogitations, Damien se dit que les créateurs, les intellectuels (qui interrogent ce qui est et le remettent en question) et les Justes (qui sont prêts à tout risquer pour autrui) nous sauvent, nous ont sauvés et nous sauveront peut-être encore. Et s’il croit observer la néantisation du Beau, du Bien et du Bon, il sait que la fin du monde, au fil des millénaires, s’est déjà plusieurs fois profilée.