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Lettre de l’autre monde

Mon amour,


À la lueur de la lune, je t’écris pour te dire que le présent se meurt. C’est pour bientôt. Te souviens-tu de ce monologue dans La maman et la putain? Jean-Pierre Léaud, tassé sur une banquette sombre du café de Flore, prophétise: “Vous savez, le monde sera sauvé par les enfants, les soldats et les fous”. Les fous se suicident par procuration, les enfants meurent sous les bombes, les soldats tuent nos luttes dans l’œuf. Dans le silence et l’obscurité, c’est l’heure des loups. Nous subissons l’ère de la grande dévastation. Que ne donnerais-je pour rejoindre le souffle de ton cœur afin d’échapper à l’impitoyable bêtise de cette époque. Je suis ta Madame Muir toujours et à jamais. Adieu la non vie, bonjour mon capitaine aimé. Du jour où nous nous sommes rencontrés, mon amour de toi me donne la joie d’exister pour nous deux. Ici, tu ferais un petit dessin, l’esquisse de mon sourire. Je suis en colère mon amour, très en colère, tant l’immonde nous encercle. 


En ce mois de janvier 1996, le Musée d’Art Contemporain de Marseille, le bien nommé MAC, expose une œuvre du plasticien Hervé Paraponaris intitulée Tout ce que je vous ai volé. Partant du principe que la propriété est le vol, j’espérais vivre un moment subversif. Comme souvent, le grotesque ne se nichait pas dans l’œuvre elle-même mais dans le prospectus distribué au public qui disait en substance “Et voilà le musée devenu receleur, blanchisseur des tords et retords que les artistes n’ont pas fini de lui faire subir, sous les regards inquiets de retrouver ces objets volés, le beau briquet qu’il avait dans sa poche il y a trois semaines.”

Quelle farce sinistre d’une institution de capitaliser le vol comme valeur artistique en s’en attribuant tout le mérite. Lorsque le capitalisme s’offre le luxe d’exposer toute sa perversité, d’autres crimes surviennent pour désenchanter le monde et le réenchanter artificiellement. Nous ne sommes pas au bout de nos peines, mon aimé.


Tout à notre insouciance inspirée des sixties, nous n’avons pas entendu le silence des pantoufles de l’empire de la décadence, mon amour. Nous chérissions nos petits matins en ville, comme la poésie, la rumeur de l’inconnu pendant qu’un bouffon transformait la télévision en une machine de guerre contre l’intelligence et la réflexion. Entreprise géniale de décérébration arborant, en guise de fil rouge, le triomphe du fric et de la vulgarité. Voyeurisme général, humiliation et élimination du maillon faible par les téléspectateurs. Pas de sursis, pas de pitié, aucune compassion pour les loosers et un mépris de classe assumé. Admirons le spectacle de la soumission volontaire dans sa faculté à diviser la plèbe pour mieux la faire s’entretuer, quelle délectation orgasmique! Du jour au lendemain, tout s’arrête sauf le mépris des sacrifiés une fois de retour chez eux. Serviles, dominés, détruits. L’application à la lettre de la théorie de Foucault, surveiller et punir en enfermant des rats de laboratoire filmés jour et nuit. 


Quand l’humanité devient à elle-même son propre spectacle surgissent alors des lieux où les humains s’exhibent comme des bêtes de foire. Mais on est bien loin de Freaks, le merveilleux film de Ted Browning. Mon ange, on y a cru, on a cru très fort qu’Internet serait un outil de mobilisation, d’innovation, de démocratisation, d’accès au savoir. Et ça l’a été! Nous n’avons pas vu venir le côté sombre avec l’entrée en scène des pilleurs du Net. Dans ce forum des horreurs, rien ne nous est épargné. Les nouvelles stars sont des influenceurs qui deviennent célèbres en exposant leur l’intimité au prix de leur dignité, de leur existence. Peu importe d’être aimé ou détesté, le principal est d’être vu. YouTube est l’Eldorado d’un narcissisme sans limite, jusqu’à provoquer le dégoût et la haine avec une injonction: rejoignez la communauté! Comme le sale goût d’une secte qui dévore ses proies sous les applaudissements d’un public ivre de sang. Les réseaux sociaux sont l’allégorie de ce que présageait Walter Benjamin: “L’humanité est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre.”  Stop ou encore, pouce levé, pouce baissé, nous sommes nos propres bourreaux.


Mon aimé, les petits mots du matin laissés sur la table de la cuisine ne sont qu’un vague souvenir. Sur la voie abrupte de nos aspérités, les sentiments prennent une drôle de tournure. Entre réel et virtuel, l’égarement nous guette. Viens, je t’emmène au pays des saigneurs de la tech qui tissent leur toile toujours plus haut, toujours plus fort. Il était une fois Palo Alto, petit ville pauvre californienne qui résiste sans faillir. Des carcasses de bagnoles, des terrains en friche, de modestes maisons habitées par des locataires noirs ou latinos côtoient des résidences de luxe ultra-connectées et protégées. Bienvenue en Silicon Valley, la région la plus riche du monde qui accueille, entre autres, le siège de Facebook. L’ambition de son créateur, une tête de nœud blafarde au regard glauque, est de “donner aux gens des outils pour créer des communautés qui les rapprocheront les uns des autres”. L’émotion m’étreint devant tant d’altruisme… La fable enchanteresse du meilleur des mondes de ceux qui privatisent tout sur leur passage, laissant des milliers de personnes sur le carreau. Face aux salariés de Big friend, qui déambulent fièrement en trottinette électrique, les oubliés du rêve américain luttent pour conserver leur terre, leur manière de vivre et les services publics. Ce sont les petites mains, les employés de maison, les livreurs, les femmes de ménage qui, pour quelques dollars, entretiennent les villas voisines et l’apparence d’une industrie florissante. Des terres symboles d’histoire et de culture pour les uns, de ruée vers l’or pour les autres. Toujours ce mauvais western de dépossession et relégation. Seules leurs armes changent: les algorithmes ont remplacé les Winchester. Gare à la revanche quand tous les pauvres s’y mettront. Sortons de ce sinistre théâtre d’ombres. Évadons-nous du colonialisme numérique avant d’être dévorés par un système de crédit social: des miettes pour celui qui se soumet, l’effacement pour qui ose s’opposer. Et les réseaux sociaux sont un excellent outil de surveillance pour qui s’arrogent le pouvoir de vie ou de mort. Combattre ces fossoyeurs est notre luciole, mon cher amour. 

 

On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas, lisait-on sur l’affiche d’une ONG au début des années 2000. Non, on ne pourra pas dire ça. Nous savons tout, nous voyons tout. Nous sommes témoins de tous les crimes, de toutes les abjections du monde, nous assistons à tous les conflits depuis notre canapé. Nous avons grandi hypnotisés par des bombardements télévisés, nous scrollons des corps inertes sur les écrans de nos téléphones. Nous avons acquis un savoir terrible, ou est-ce une manie d’otage consentant: celle de hiérarchiser les guerres. D’en ignorer certaines et de nous passionner pour d’autres. Face à des médias aux mains d’un patronat milliardaire, nos portables, nos caméras sont nos seules armes pour dénoncer l’abjection sur les réseaux sociaux. Nous filmons tout. Nos luttes, nos manifestations, la répression policière, les contrôles au faciès, la morgue d’un capitalisme à bout de souffle qui n’a pas attendu le fascisme pour être violent. Le meurtre à bout portant d’un jeune de dix-sept ans par un policier serait passé inaperçu sans la vidéo d’un témoin du drame. Installés bien confortablement devant nos écrans, nous endossons le rôle de reporter, des Albert Londres en toc, des juges autoproclamés, persuadés d’être dans le bon camp, inconscients que nous sommes! Plus nous alimentons la bête, plus nous prenons le risque de déserter le réel, convaincus que nos clics feront bouger les lignes. 


Mon amour, l’humanité avance tête baissée sur son Smartphone en tenant un ticket de loterie perdant pendant que notre planète brûle. Notre civilisation chancèle vers un destin funeste. Tout le monde le sent, mais ils sont peu à l’avouer. Notre époque pue la peur, la lâcheté, la délation, l’inculture. Nous subsistons dans un état second en craignant la catastrophe qui vient: la guerre! Manu roi, destructeur de la démocratie, prépare nos esprits par tweets sur le réarmement civique, la régénération… Pétain reviens, t’as oublié tes chiens! Iznogood, le nouveau Premier ministre, vient de poster: “Il n’y aura aucun temps mort”. Des morts au travail, des morts de cancers, de froid, de suicides, de manque d’accès aux soins, des conséquences de la pauvreté, il y en a, comme aux États-Unis, et de plus en plus. Corrupteurs du vivant, mangez vos morts!


Les sociopathes au pouvoir veulent nous plonger dans l’enfer de Metropolis et tablent sur une exaltation du sacrifice. Libres d’obéir et condamnés à une disparition certaine, tel est le mot d’ordre des administrateurs du consentement aux désastres. Plus nous sommes en guerre, moins nous sommes en lutte. Dans un cahier de doléances recueilli lors du mouvement des Gilets Jaunes, un citoyen a écrit: “Nous sommes le sol sur lequel vous marchez. Vous êtes de plus en plus nombreux et lourds, de plus en plus lourds. Ça ne peut pas durer. On va se soulever ou s’effondrer. Et c’est vous qui allez tomber de haut. Pas nous. Puisque nous sommes le sol sur lequel vous marchez.”


Lorsque s’éteint la dernière lumière venue de la périphérie, non seulement s’éteint quelque chose de plus grand que la lumière, l’ombre s’allume aussi. Ultime métamorphose d’un monde livide ranimant le flambeau du vide. Ne laissons pas la braise se tarir. Anéantissons ce mur robotique, transformons-nous en Bruce Lee. Ensemble, pulvérisons leur morale pour imposer la nôtre. Avançons avant qu’il ne soit trop tard. Marre de la violence, marre du brouillard. Face à leur résilience dégoulinante, masque grotesque d’une cruauté pathologique, siphonnons les bases de données de leur ordre mondial. Soyons la nuit ardente qui annonce l’ère du grand soulagement. Prenons-les par surprise. Échafaudons un plan B en open source. Chahutons leurs jours, pourrissons leurs nuits. Devenons vent, pierre, fleuve. Que la magie traverse nos corps, de figure en figure, transformons-nous en chaman. Soyons leur épouvante. Tout n’est pas perdu. Partout, déclarons la révolte. Relégués, anonymes, sans rien, pas pareils, peuples mis au ban, armons nos voix et nos corps et reprenons la planète. Érigeons des barricades contre leur ordre. Enflammons leurs basses œuvres. Soyons le grain rugissant face à un bloc haineux de bleus. Les yeux dans les yeux, affrontons le capitaine Acab, l’ogre malfaisant qui estropie, mutile et assassine. Tellement il nous déteste, tellement tout le monde le déteste. Tirs de mortier contre tirs à balles réelles, armes de guerre, troupes d’élite, brigades antiterroristes contre des enfants, c’est de la folie pure. Cours camarade, t’as pas la gueule de la bonne couleur. Toujours suspect, cours camarades. Lorsque les corps tomberont en cascade, d’autres se lèveront de partout, encore et encore, pour maintenir l’étincelle de notre désir d’être les citoyens libres de la Terre-Mère. Nous sommes le réseau social qui vient, nous sommes le Nombre et nous vaincrons. La promesse de belles nuits étoilées de feux d’artifice, mon amour. 


Si je dois mourir

Tu dois vivre

pour raconter mon histoire

pour vendre mes affaires

pour acheter un morceau de tissu

et quelques ficelles

(fais-le blanc avec une longue traine)

Pour qu’un enfant quelque part à Gaza

regardant le paradis dans les yeux

en attendant son papa parti en fumée 

sans dire adieu à personne

pas même à sa chair

pas même à lui-même

vois le cerf-volant

mon cerf-volant que tu as fait

s’envolant tout là-haut

et pense un instant

qu’un ange est là

ramenant l’amour

Si je dois mourir

que ce soit porteur d’espoir

que ce soit un conte. 

Refaat Alareer, novembre 2023.


Le jour se lève sur la ville. Je grimpe les marches à ma vitesse de croisière pour respirer l’air du petit matin. Je tends vers nous. Nous nous sommes tant aimés. Tu rassembles mon humanité. Tu sèches mes larmes. Tu es mon âme, mon vaisseau ailé. Demain, je te rejoins mon amour. Et demain, ce n’est pas si loin. En attendant, je vis, je palpite, je ricoche. Je ralentis, je délie ma captivité en dansant ma flamme à la révolution. Je tape du pied pour sortir de l’ornière. Je rebondis, repars dans l’espace à la recherche de ton regard doucement rêveur. Mon tendre, je te laisse pour aujourd’hui. Prends bien soin de toi là-haut.


Lettre de l’autre monde

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