Les taxis de Watanshi
C’était le plus beau pays du monde. Tout y était pour le mieux dans le meilleur des mondes. C’était encore mieux qu’à la cour du roi Pétaud. Tout le monde pouvait tout se permettre. Bon, mettons-nous d’accord : quand je dis tout le monde, il faut entendre tous ceux qui avaient même une petite parcelle de pouvoir. Bien entendu, les autorités avaient les pleins pouvoirs. Surtout l’autorité suprême, le commandant suprême des forces armées et de la police, qui avait droit de vie et de mort sur ses sujets, même si cela n’était pas clairement énoncé dans la Constitution. Il avait à son service pour exécuter ses propres sales besognes une main-d’œuvre efficace et redoutable, la force publique, terreur du public, qui était sa force, qui faisait sa force et non celle de la nation. Mais bien entendu, il n’était pas possible même à un despote plus démoniaque que ce démon de Foutine (libre à vous de remplacer le « F » par la lettre de votre choix) de réprimer chaque jour dans le sang les manifestations pacifiques, de torturer joyeusement chaque jour ou d’occire sans le moindre état d’âme les défenseurs des droits de l’homme ou les journalistes trop imbus de leur mission. Mais il était possible de martyriser chaque jour la paisible population par toutes sortes d’exactions et de tracasseries, et cela c’était l’apanage de la main-d’œuvre des chefs, le cadeau royal offert aux éléments de la force publique, à qui l’on avait tacitement dit : La population civile c’est votre champ, vous avez les armes, vous avez tout ce qu’il vous faut pour y récolter tout ce que vous voulez, quand vous voulez. De la sorte, les autorités pouvaient dormir sans crainte de la moindre mutinerie.
Les principales victimes de ces tracasseries quotidiennes c’étaient les chauffeurs de taxi ou de taxibus. Chacun de ces derniers, même quand il avait tous les documents requis, devait remettre chaque jour la somme de mille francs (soit un demi-dollar) à chacun des 10 policiers de roulage qui avaient pour ainsi dire installé leur camp à l’arrêt de la ligne qu’il exploitait. Mille francs encore à chacun des 10 agents de la mairie embusqués au même endroit, et mille francs à chacun des 2 agents des services de renseignement qui avaient l’habitude de sillonner le secteur. Mais ce n’était pas tout. Le pauvre chauffeur devait encore donner quelque chose, pas moins de 1 000 francs, à chaque passage des barrages improvisés sur son trajet par les policiers de roulage : pas moins de 3 barrages, installés comme par hasard aux endroits où il y avait des casse-vitesse.
Nos braves agents de la police routière appelaient « rapport » tout cet argent qu’ils percevaient indûment. Ils ne pensaient pas si bien dire : le rapport des forces était bien entendu en défaveur des chauffeurs de taxi. Ceux qui osaient ne pas obtempérer, ne pas « collaborer » ou « coopérer » voyaient les policiers de roulage rouler des yeux furibonds, devenir menaçants, agressifs comme si l’on voulait les priver d’un droit acquis, et ils pouvaient être sûrs que la circulation leur serait désormais interdite. Les policiers en arrivaient même à chercher à ouvrir de force la portière côté conducteur pour se saisir de la clé de contact, ce qui ne manquait pas d’occasionner de temps à autre un accident lorsqu’un chauffeur téméraire tenait malgré tout à démarrer, le policier agrippé à la portière.
La botte secrète des policiers c’était la chicane, qu’ils poussaient en dessous du véhicule dont le conducteur n’avait pas pu faire autrement que de s’arrêter. Certains chauffeurs qui n’avaient pas tous les documents requis roulaient sur la chicane, acceptant ainsi de crever deux ou trois pneus. Mais il s’agissait parfois d’un véritable règlement de comptes. On poussait la chicane en dessous du véhicule du chauffeur qui précédemment avait refusé de donner la dîme à la police de roulage. Un rançonnement systématique, devenu la règle, qui faisait désormais partie du paysage quotidien. Au nez et à la barbe de l’autorité. Avec la bénédiction de l’autorité.
Les marches de protestation n’y ont rien fait. Poussé à bout, un chauffeur de taxi s’était déshabillé en public, serrant à la gorge l’un des policiers de roulage, exigeant à cor et à cri le remboursement de ses pneus crevés par la chicane. Il avait obtenu gain de cause, la hiérarchie étant descendue sur les lieux et la scène ayant été largement filmée. Plus dramatique est le cas de ce chauffeur de taxi qui s’était immolé par le feu dans son véhicule, où il s’était enfermé avec le policier qui lui cherchait régulièrement noise. Cette horrible scène n’avait suscité qu’une brève émotion dans la ville où s’étaient déroulés les faits et pas dans le reste du pays. Cela aurait pu provoquer « le printemps » sous d’autres cieux, où la vie humaine ne semblait pourtant pas être prise en considération autant qu’à Watanshi.