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Les Tartines

Le nez pointé sur le problème (à régler; avant de partir), Victor porte une main expéditive à la vanne du radiateur sans arrêter de s’essuyer. Le borborygme plombier cesse. Victor guette, soudain immobile, puis s’habille. Voilà une bonne semaine qu’on a plongé dans le tunnel du gris froid sombre et mouillé qui mine la tête et pénètre les os. Et ça va durer six mois. Alors, Victor entend sonner l’heure de la grosse laine et du col roulé, des godillots fourrés et des grands manteaux.

Dans l’appartement, une chaleur douillette règne bien partout. Trop sèche? Petite Maman chérie doit avoir conservé ses anciens humidificateurs (lui demander; ce soir, au téléphone). C’était le travail de Victor, enfant, de les remplir avec son mini-arrosoir. Pas à côté, hein, Petit Poulet! Sa Mamounette, elle l’appelait comme ça: Petit Poulet.

Sous la lumière douce entre évier reluisant en inox et vitrocéramiques, tout enveloppée d’une gentille pénombre, Victor verse trois cuillerées d’arabica moulu dans le filtre brun. Puis, il allume la radio d’un coup de zapette accrochée au mur. Pubs. Un jour, Victor a compté; pour soixante minutes d’émission, vingt sont consacrées aux annonces. Le commerce, ça pourrit tout, vraiment.

Où Victor a-t-il bien pu ranger la clé à purger les canalisations? Il l’a aperçue le jour de son installation. Mais le lendemain, il gisait au lit, claquant des dents, une brique dans la glotte. Alors, il a oublié de s’en occuper et où c’était. Voilà à quoi ça sert d’être organisé: à ne pas perdre du temps et ses nerfs à chercher.

IL EST SEPT HEURES. Le Journal Parlé soliloque. Victor est secoué d’une quinte de toux. Pour sûr, Petite Maman chérie, elle l’aurait obligé à se couvrir si elle l’avait trouvé comme ça, à moitié tout nu, comme elle lui aurait reproché doucement, en plein courant d’air au milieu des caisses à bananes. Mais à ce déménagement, Mamina n’a pas participé, bien sûr. Elle a préparé une bolognaise bien viandeuse, comme Victor aime. Sans parler des plats à congeler dans des tupperwares étiquetés. C’était déjà bien, à son âge. C’était gentil. Des tupperwares en plastique blanc, Mamounette en usait déjà jadis, pour elle et pour les autres. Mais ceux-ci semblent neufs. On en fabrique donc encore. Incroyable comme certains objets traversent le temps.

Un grattouillis dans l’arrière-gorge force Victor à tousser de nouveau. Avec délicatesse, il se racle le pharynx. Les narines lui chauffent toujours, mais il respire mieux. Sans vigueur excessive, il se mouche dans un essuie-tout qu’il jette ensuite, tout sec et boulotté. Puis, il se frictionne virilement les avant-bras au savon. Idem, au gel désinfectant. Depuis la grande épidémie, il en dispose un bidon sur l’évier. Victor en laisse aussi un dans son manteau, dans sa voiture. Il a également cessé de relaver les figures en arrivant quelque part. Serrer les mains, pareil. Qu’est-ce qu’on sait de l’hygiène des gens?

VINGT-SIX PERSONNES ONT PÉRI NOYÉES LA NUIT DERNIÈRE EN MÉDITERRANÉE. Victor remplit le réservoir opacifié du percolateur, au tiers environ (à nettoyer au vinaigre; ce soir). Bientôt, la cafetière glougloute gentiment et diffuse dans l’air tiède une odeur de bonheur. Le ventre commence à le tirailler, d’ailleurs, le Victor. Bonne maladie, ça! se serait exclamée Petite Maman adorée. L’ex de Victor, avec le temps, elle avait perdu cette bienveillance: t’es qu’un estomac à pattes, Vic! Tout peut bien s’écrouler tant que tu manges.

Devait-il être ainsi moralisé, jugé mal et condamné ferme pour considérer le monde avec réalisme et soi-même avec justesse? Qui elle était, celle-là, pour lui examiner la conscience? Ici, rien ni personne n’agresse Victor.

À tout hasard, il ouvre encore un tiroir: pas de clé. Tant pis.

Revenir ici, décidément, c’était une excellente idée. Ici, c’est chez lui. Ici, Victor peut s’occuper de sa vieille Mamoune. Dire qu’elle a affronté son veuvage toute seule. On nous impose des choix bien dégueulasses, quand même. On nous impose tant.

De la boîte vintage en métal isabelle, Victor sort le pain coupé en tranches de son sachet; du frigo américain, un beurre à moitié déballé qu’il dépose sur une petite assiette après avoir jeté le papier gras; et la confiture. Il porte le tout d’un pas tranquille dans le séjour, sur la table. L’EXTRÊME DROITE ARRIVE EN TÊTE DES SONDAGES.

Dans la trousse à outils! C’est là que Victor l’a aperçue, sa clé. Croit-il. Zut! Où reste-t-elle, bon sang? Cette fois, il laisse tomber. Il est temps de manger.

Évidemment, le demi-sel déchire la mie. C’est ça, le problème avec la boulangerie industrielle. En plus, ça ne nourrit pas. Où donc est passé le bon pain d’avant? Mais la maçonnerie beurrière de Victor contiendra la confiture de mirabelle. Le doux un peu salé et le sucré s’uniront pour le meilleur au sein d’une texture moelleuse, trop légère, hélas, avec çà et là des pépites de croquant. Le bonheur qu’on se donne n’enlève rien à personne et personne ne viendra vous l’offrir sur un plateau. L’ENQUÊTE SUIT SON COURS.

Tous ses meubles, Victor les a récupérés chez Mamounette. D’un même gentil style grand-mère, années 1950, y compris le vaisselier avec les clés sur toutes ses portes, la logette au milieu pour un compotier et tout et tout. Plus personne n’en voulait de ces armoires-là, il y a peu. Il ne manque que la liqueur du dimanche derrière le verre soufflé mauve à fleurs jaunes de l’armoire. Tout, elle garde tout, brave Mamina. Et avec soin. Un amour de maman. Sur une maman, on peut toujours compter.

BRUXELLES RECONDUIT LES ACCORDS SUR LE GLYPHOSATE POUR DIX ANS. Ah, les médias et leur bourrage de crâne. Vraiment, ils exagèrent. Un coup de zapette pour qu’ils se taisent. Le silence, c’est du repos pour l’âme dans ce monde fatigant. Ce flot incessant d’informations sur une société qui tombe en ruine, vraiment, c’est pénible. L’ex de Victor, quand elle entendait ça, elle s’emportait. Sauver la planète, elle voulait. Les pauvres, les chiens abandonnés, les gays hongrois ou tchétchènes, tout et tout le monde, partout. À un migrant, elle peut bien donner son lit, maintenant. Et envoyer sa chaudière à la décharge, tant qu’à faire Le Bien. Elle n’était pas sotte, pourtant, mais une générosité sur-civilisée et pathologique la possédait. Perpétuellement excitée entre réunions et manifs, activisme du Net, elle négligeait l’ici et le maintenant. Douceur? Relâche? Divertissement? Mots inconnus. Et elle se plaignait… tout le temps, tout le temps, tout le temps: rien ne va; rien du tout, non. Harassante, elle était. En pure perte.

D’ailleurs, Victor devrait ne plus écouter les nouvelles. De toute façon, il n’apprécie que les chansons anciennes et les émissions drôles: on est assez déprimés comme ça, dans cette société fichue sans y pouvoir rien. Par exemple, Les grosses têtes de Laurent Ruquier, même si c’était mieux du temps de Philippe Bouvard. Quant à acheter une télé, Victor hésite. Mais que faire, le soir, seul et sans écran? Chasser le like, ça ne change pas le monde non plus, mais ça occupe. Et puis, on se sent moins seul devant tout ce qui effraye ou hérisse.

L’an prochain, Victor sèmera patates, tomates, salades… au jardin. À la cave, chicons et champignons. Pommiers, poiriers, cerisiers il taillera pour Petite Maman encore gourmande et lui. Le reste, il le donnera aux voisins. Tous sont gentils, ici. Aux marmots, surtout, il offrira des fruits. Victor adore les enfants. Là-bas, leurs cris dans parc ou école, ça mettait de la vie. Mais son ex n’en voulait pas, elle. Alors, il s’était résigné. Et maintenant, c’est trop tard.

Victor rallume la radio, mais change de chaîne: AUTREFOIS POUR FAIRE SA COUR ON PARLAIT D’AMOUR… Un type chante un air gentil et entraînant, avec des mots rigolos et mélancoliques. Victor, cette mélodie-là, elle lui rappelle quelque chose. Mais quoi? Une belle voix, timbrée. L’artiste ne hurle pas. On comprend ce qu’il dit. Les paroles sont écrites en bon français. MAINTENANT C’EST PLUS PAREIL, fredonne Victor avec lui, ÇA CHANGE ÇA CHANGE… mais ça remonte à des lunes. Victor regagne sa chaise d’un grâcieux pas chassé.

Plouf, un coin de sa tartine plonge dans le café. Mais en chemin, un morceau de pain tombe dans la tasse en éclaboussant la nappe. Victor contient un juron. Vite, repêcher la mie du plat de son couteau avant qu’elle coule. La garce! Elle fuit. Et voilà qu’elle s’enfonce dans la tasse, à présent. AH, GUDULE, VIENS M’EMBRASSER ET JE TE DONNERAI… Les poissons dans le kawa, Victor déteste ça. Quant à beurre et confiture, ils dérivent en agrégats mous, dégueulasses, irisent le café noir.

UNE TOURNIQUETTE POUR FAIRE LA VINAIGRETTE UN BEL AÉRATEUR POUR BOUFFER LES ODEURS… Victor coupe la radio à regret, car il est temps d’y aller. Il repend la zapette à son clou. Dans sa tête, il chante encore: DES DRAPS QUI CHAUFFENT UN PISTOLET À GAUFRES UN AVION POUR DEUX ET NOUS SERONS HEUREUX! Mon œil, corrige Victor. Il s’illusionnait sévère, l’artiste. De nos jours, il en existe, des aéroplanes comme ça. Et tout ce dont il parle, on l’a, maintenant.

Pour traverser le gris sombre froid et mouillé de ce jour, Victor choisit sa lourde parka noire et s’entoure le cou d’une écharpe en laine bleue. Il ne pleuvra pas. Là-bas, les profiteurs de la compassion des honnêtes gens joncheront les trottoirs. Les capuches guetteront l’opportunité. La ceinture autoroutière saturera. Et Victor parierait bien qu’on prévoit une ou deux manifestations. Qui n’arrangeront rien.

Victor descend les marches verdâtres (brosser à la Javel, samedi matin) de l’entrée en dodelinant à nouveau et sifflant cette chanson de… qui, encore?  Ah la la! Stop. Ne plus y penser. Depuis quand Victor ne s’est-il plus entendu flûter de la sorte? Dans le silence de ses pas, il remonte la gentille rue par le trottoir libre et propre d’ici. Par endroit, on se croirait dans une crypte noire et glacée, mais trop de lumière fatigue les yeux comme trop de vie fatigue les vivants.

Dans les arbres, même si les feuilles meurent, cela bruisse léger. Une bise fraîche vivifie l’atmosphère. Et elle ne véhicule que ça: du frais, du pur. C’est peut-être pour entendre et sentir ça que Victor est revenu. Oh oui, il a bien fait. Victor enfonce ses mains dans les poches de sa parka et la tête jusqu’aux oreilles dans son écharpe bleue.

Boîtes postale, vocale, électronique et à lettres, bons de commande de la hiérarchie, Victor épongera tout tranquillement dès son arrivée au bureau. Le chef passera lui demander de ses nouvelles. Idem, ses aimables collègues. À la cantine, on racontera des blagues que son ex n’aurait pas voulu entendre, mais on n’est pas bégueule, ici.

Et demain, Victor ira serrer Mamoune dans ses bras, très fort. Elle sera contente. Lui aussi. Ce sera très doux. Elle aura préparé les humidificateurs, des petits gâteaux maison et un café délicieux. Dans sa poche, Victor cherche des doigts le sésame de la porte blindée qu’il a fait installer chez elle. Dans les bâtiments, maintenant, n’importe qui peut entrer. Même ici. Il faut protéger ses parents quand on les a encore. Et les choyer. Ne jamais les abandonner, sous aucun prétexte.

Voici l’immeuble du bureau. Victor aperçoit des silhouettes colorées à travers les fenêtres pleines de lumière dorée. Les gens circulent encore, dans les allées du plateau. L’arriéré de boulot, il l’ingérera comme une tartine: une bouchée à la fois. Quand même, six jours ouvrables à rattraper: s’il avait pu, il serait revenu au travail plus vite.

Mais qu’est-ce que c’est, ce grand fort type avachi dans l’entrée? Et si près de lui, c’est qui? Tiens, voilà que ce bon Samaritain lui parle, au mendiant. Et lui tend un gobelet tout fumant. Mais voilà qu’ils tournent la tête vers Victor, à présent. Tous les deux. Et ce con de concitoyen charitable, c’est le chef! Mais voilà qu’ils regardent Victor arriver. Tous les deux. Et le chef demande à Victor de ses nouvelles.

Les Tartines

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