Les Surprises de la Foire du Livre
En notre joli et tout petit Royaume vit un écrivain de sexe féminin — c’est-à-dire une écrivaine, si l’on accepte de se fondre dans l’air du temps, de se couler dans le wokisme, le féminisme exacerbé et le prétendu “éveil” contemporains. Elle ne se nomme pas Amélie mais Hélène, Hélène Untel pour être précis, et sa notoriété est assez restreinte. Elle a pourtant publié une vingtaine d’œuvres, tous genres confondus. Pour un éditeur français, elle avait également signé un gros ouvrage de commande consacré aux affaires criminelles qui, depuis le moyen-âge, ont défrayé la chronique dans nos provinces.
Du coup, comme on dit aujourd’hui, la directrice de collection d’une maison d’édition belge l’a un jour contactée.
Hélène connaissait cette maison, relativement récente et spécialisée dans les livres “grand public”: mémoires de ministres, de présentateurs de journaux télévisés et autres personnalités médiatiques, histoires de flics ou de légistes, enquêtes, souvenirs de coureurs cyclistes, portraits de couples royaux, biographies de stars du foot…
— J’ai une proposition à te faire, lui dit l’éditrice. Tu connais sans doute “L’Instant T”, l’émission quotidienne qui passe sur les antennes de notre radio nationale?
– En effet. Il m’arrive de l’entendre quand je suis au volant.
— Tu sais donc que c’est le fameux Ludovicus-Johannes Lebuisson qui en fait la notoriété.
— Bien sûr, répondit Hélène. Difficile de ne pas le connaître! Cela fait plus de vingt ans qu’on ne peut guère échapper à son visage, à sa voix et à son phrasé grandiloquent.
L’autre lui expliqua que la prod (entendez: la société de production responsable de la diffusion des innombrables “Instants T” et de tout ce qui les accompagne) envisageait une série de ces Instants centrée sur les meurtres et autres abominations spécifiques à notre sympathique pays.
— Il nous en faudrait une dizaine, qui donneraient lieu à un livre dont Monsieur Lebuisson assurera la promotion avant de lire les textes sur antenne. Pourrais-tu être “la plume” de ce projet? Nous savons que tes “Grandes affaires criminelles de Belgique” publiées naguère en France ont bien marché…
— Je vais y réfléchir…
— Bien sûr, tu auras un contrat en bonne et due forme, tu percevras des droits d’auteur. Et dans la mesure où il s’agit d’une commande, tu toucheras une avance importante à la remise du manuscrit.
— Je te donnerai ma réponse d’ici quelques jours.
Pour la forme, Hélène fit mine d’hésiter. Mais elle savait déjà qu’elle accepterait la proposition, pour bien des raisons, la première étant qu’un joli chèque serait le bienvenu. “Pour une fois que la littérature nourrit son homme — ou sa femme!” se dit-elle. Et puis, elle éprouvait un certain plaisir à effectuer des recherches dans les bibliothèques, à consulter de vieilles archives, à dépouiller la presse du temps jadis. Nostalgie sans doute de ses années universitaires… En outre, plusieurs sujets qu’elle avait envisagé de traiter dans ses fameuses “Grandes affaires criminelles de Belgique” dormaient dans le ventre de son ordinateur, certains à l’état d’ébauche, d’autres rédigés à moitié.
Elle se mit donc au travail. Un travail qui, cela n’étonnera personne, fut long, exigeant, parfois ardu. Enfin, le livre fut édité sous une couverture tape-à-l’œil comme il sied à ce genre de publication. Le titre jaune vif occupait le tiers de l’espace, surmontant l’image d’un poignard sanglant. Sur le troisième tiers, on pouvait admirer une photo de l’illustre Ludovicus-Johannes Lebuisson, accompagnée d’une épaisse accroche jaune flashy: “Histoires vraies racontées par LUDOVICUS-JOHANNES LEBUISSON”. Le nom d’Hélène était mentionné, lui aussi, en caractères beaucoup plus discrets: “Textes de Hélène Untel”.
Il y eut des articles dans la presse, des interviews du “conteur qui captive tous les après-midis les auditeurs de l’émission L’Instant T…”, sans jamais que le nom de l’auteur des textes fût cité. Hélène râla un peu, mais elle se dit que bon, c’est ainsi que cela se passe, et de toute façon, si cet ouvrage alimentaire était bien ficelé et assez réussi, ce n’était cependant pas “de la grande littérature”…
Quelque temps plus tard, elle apprit incidemment que “la prod” avait décidé de ne pas diffuser ses créations sur antenne. Sans doute son style n’était-il pas assez oratoire, à moins qu’il fût trop littéraire. Tant pis pour le faux comte russe qui avait trucidé une antiquaire, tant pis pour “le beau Gustave”, pour l’affaire Caumartin-Sirey et pour quelques autres. Tout cela n’était pas très grave.
— L’incident est clos, se dit-elle. J’ai fait le job, le livre existe, je percevrai les droits annoncés. C’est très bien ainsi.
Quelques mois passèrent, jusqu’à ce jeudi 4 avril 2024, date d’ouverture de la Foire du Livre de Bruxelles. Hélène était attendue chez deux autres de ses éditeurs, où elle devait signer romans et nouvelles. Les amateurs le savent: cette “plus grande librairie du pays” se tient sur le site de Tour et Taxis. Les stands MEO et Quadrature se trouvaient tous les deux dans le hall numéro 2; or, avant d’atteindre le 2, il faut très logiquement passer par le 1. L’auteur-point-médian-rice, ainsi que l’indiquait son badge, laissa à sa droite le Salon des Auteurs de la SCAM (sans féminin ni point médian cette fois), et parcourut d’un pas pressé les espaces Actes Sud, l’École des Loisirs, Québec éditions, Racine et quelques autres. À sa gauche, en face du podium de la RTBF et juste avant l’entrée du “shed 2” (en français dans le texte), il y avait le très vaste emplacement 139-140 qui regroupait plusieurs éditeurs. Derrière une rangée de tables couvertes de piles de bouquins, des chaises attendaient les auteurs de premier rang qui venaient dédicacer leurs œuvres, et des affichettes annonçaient leur nom et l’heure du rendez-vous.
Hélène s’arrêta net. Sur l’une des tables, c’étaient une centaine d’exemplaires de son sanglant ouvrage de commande qui s’empilaient.
Interloquée, car on ne lui avait pas annoncé cette séance de signature, mais flattée quand même, elle s’approcha… et découvrit le texte de l’affichette de présentation: LUDOVICUS-JOHANNES LEBUISSON dédicacera son livre à 17 h.
La surprise passée, Hélène sentit monter la colère. Non mais… Depuis quand invite-t-on un quidam, même s’il est (relativement) célèbre, à dédicacer un volume dont il n’a pas écrit une ligne et que, à en juger par certains de ses propos en interview, il n’a sans doute pas lu? Bien sûr, son nom, son visage et surtout la référence à l’Instant Tattireront les amateurs… Mais la moindre des choses n’aurait-elle pas été de convier l’autrice, la vraie, à s’asseoir à ses côtés et à co-signer “son livre”?
Elle était attendue chez MEO à midi. Accueil sympa, comme toujours, retrouvailles et rencontres d’autres auteurs (authentiques, ceux-là), discussions, échanges, découvertes… Elle raconta l’anecdote lebuissonesque à qui voulait l’entendre, et fut à la fois rassurée et réconfortée par les réactions indignées ou incrédules de ses confrères.
— Tu devrais aller lui parler, lui suggéra un ami, lui dire ce que tu penses de tout cela.
— Je t’accompagnerai, lui dit un autre.
— Moi, je filmerai la rencontre, ajouta l’assistante de monsieur MEO.
Hélène Untel se rendit donc, à 17 h précises, à proximité de la table sur laquelle trônaient ses crimes. Pas de Ludovicus-Johannes Lebuisson à l’horizon car, comme chacun sait, le propre des stars est de se faire désirer. Un chaland, planté devant la chaise vide du médiatique Monsieur Instant T, patientait.
Hélène s’approcha.
— Bonjour, monsieur. Puis-je vous demander ce que vous attendez?
L’homme la regarda en lui montrant le livre qu’il serrait sur son cœur.
— J’attends Ludovicus Lebuisson, bien sûr. Je suis un fan, j’ai acheté son livre, et je vais le prier de me le dédicacer.
— Je comprends, fit Hélène. Cet ouvrage, vous savez qui l’a écrit ?
— Évidemment, c’est indiqué sur la couverture: c’est Ludovicus-Johannes Lebuisson.
— Ah bon? Vous êtes sûr? rétorqua Hélène en lui montrant sur ladite couverture la très discrète mention de son nom: “Textes de Hélène Untel”, avant de lui mettre sous le nez le badge “auteur·rice” accroché à son écharpe, sur lequel figurait — forcément — le même nom.
L’homme la regarda, incrédule.
— C’est vous qui l’avez écrit?
— Mais oui, vous le voyez bien.
Il réfléchit un instant, hésita, puis:
— Dans ce cas, vous voulez bien me le dédicacer?
— Avec plaisir, répondit-elle en retenant le rire qu’elle sentait monter.
À Didier, avec l’amitié du véritable auteur de ce livre, inscrivit-elle, cependant que Ludovicus-Johannes Lebuisson arrivait enfin, lançant un regard courroucé à l’inconnue qui se permettait de gribouiller dans SON livre. Le fan s’avança, lui présenta l’ouvrage ouvert à la page déjà annotée par “le véritable auteur” qui s’était éloigné de quelques pas.
Hélène attendit que l’illustre personnage en eût terminé avec les quelques amateurs de dédicaces qui lui tendaient leurs livres. Puis elle passa derrière lui, lui frappa sur l’épaule. Il se retourna, lut son nom sur le badge épinglé à son revers.
— Ah, c’est vous! dit-il avec son grand sourire télévisuel.
— Oui, c’est moi qui ai écrit ce livre…
Il y eut un moment de silence, puis elle enchaîna, avec toute la politesse et tout le calme dont elle était capable:
— À ce propos, je voudrais vous poser une question. Comment se fait-il que je n’aie pas été invitée à vous tenir compagnie derrière cette table, et à dédicacer avec vous cet ouvrage dont, somme toute, je suis l’auteur? Ou au moins avertie, tout simplement?
Il hésita un instant.
— Ce n’est pas moi qui décide. C’est l’éditeur qui a tout organisé, je n’y suis pour rien…
— Je comprends. Mais si j’avais été à votre place, j’aurais quand même suggéré à cet éditeur d’inviter l’auteur à co-signer avec moi… L’avez-vous fait?
La star s’énerva.
— Mais je vous le répète: je n’y suis pour rien. Moi, je me contente de rendre service à l’éditeur. Je ne toucherai pas un centime pour cela, ni sur les ventes. Vos textes ne seront même pas diffusés sur antenne.
Hélène avala sa salive. Le “même pas” était de trop…
— Écoutez, Monsieur Lebuisson, que cet ouvrage soit bon ou mauvais, là n’est pas l’affaire. C’est moi qui l’ai écrit, voilà tout. L’auteur, c’est moi, Hélène Untel. N’avoir pas pris la peine de m’aviser de cette séance de dédicace de MON livre par quelqu’un qui n’en a pas écrit une ligne, c’est un manque de respect, de politesse, de civilité, de…
Un petit attroupement s’était formé. L’illustre Dubuisson éleva la voix.
— Asseyez-vous donc, et signez avec moi, puisque vous y tenez! Et je vous le répète: c’est à l’éditeur que vous devez vous en prendre, pas à moi.
Hélène haussa le ton, elle aussi.
— Vous n’avez rien compris, Monsieur. Je me fiche bien de signer à vos côtés, je ne cherche pas ici une vaine gloriole. Je suis d’ailleurs en ce moment même censée dédicacer ailleurs mon dernier roman et quelques-uns de ceux qui l’ont précédé. Simplement, je suis choquée du manque de considération dont fait preuve ici l’éditeur… tout comme ceux qui, de toute évidence, n’ont pas pensé à lui rappeler que cette œuvre est le fruit du travail d’un écrivain véritable, d’un auteur qui y a consacré du temps et de l’énergie.
Elle ne put aller plus loin, interpellée — pour ne pas dire agressée — par une dame tirée à quatre épingles à l’allure imposante et au maquillage… très apparent. Son badge indiquait son nom et la fonction: attachée de presse.
— Que se passe-t-il? Que voulez-vous?
Hélène respira un grand coup pour se calmer, puis expliqua.
— Je suis venue aujourd’hui pour signer certaines de mes œuvres sur les stands MEO et Quadrature, et j’ai découvert, en passant devant l’espace 139-140, que Monsieur Lebuisson allait dédicacer à 17 h cet ouvrage, dont JE suis l’auteur. Je m’étonne donc que…
— Ce n’est pas vrai, rétorqua le désagréable personnage.
— Comment cela, ce n’est pas vrai?
— Vous n’avez rien découvert. Vous le saviez très bien. D’ailleurs, vous vous êtes déjà plainte.
— Mais… mais… Je n’étais au courant de rien, je ne suis pas venue à la soirée d’inauguration, je suis arrivée tout à l’heure, vers midi, je suis passée devant les tables, j’ai vu mes livres et l’affichette, je…
— De toute façon, c’est ainsi, voilà tout. Et si vous voulez discuter avec un quelconque membre de l’équipe éditoriale, sachez qu’il n’y aura personne, ni aujourd’hui, ni demain… D’ailleurs, c’est Monsieur Lebuisson qui assure le succès de ce livre.
Hélène se fâcha pour de bon.
— Je vais vous répéter ce que j’ai dit déjà à votre Monsieur Lebuisson. Quel que soit le personnage responsable de ce prétendu “oubli”, c’est un manque de la plus élémentaire considération envers le travail et la personne de l’écrivain. J’ai peine à concevoir une telle absence d’éducation, de civilité, de correction, de…
— Eh bien, fit la mégère, installez-vous et dédicacez, puisque c’est cela que vous voulez!!!
Hélène renonça à lui redire ce qu’elle avait déjà tenté d’expliquer à l’illustre Ludovicus-Johannes. Madame l’attachée de presse, d’ailleurs, avait tourné les talons sans plus attendre, avec la grossièreté qui semblait lui être coutumière, et s’en était allée vers d’autres horizons.
Hélène s’éloigna, elle aussi, en se disant que cette histoire aurait du moins l’avantage de lui donner matière à une nouvelle. Le proverbe a raison, songea-t-elle, qui affirme qu’à quelque chose malheur est bon.
Tout n’était donc pas perdu.