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Les règles du jeu

Gamin, déjà, je détestais jouer au ballon. Je ne sais pas pourquoi, mais c’était ainsi. A l’école primaire, dans la cour de récréation, je restais dans un coin et je contemplais les feuilles jaunies des marronniers qui tombaient lentement. J’admirais leur vol gracieux et leur atterrissage en douceur. Au printemps, j’observais les bourgeons et la montée de la sève. J’étais heureux quand les premières feuilles faisaient leur apparition. Voilà à quoi j’occupais mon temps. Les autres, eux, couraient comme des enragés derrière un ballon. À peine sortis de la salle de classe, ils se divisaient en deux camps et c’était parti, le match commençait. Ils couraient, criaient, se bousculaient, s’injuriaient. On aurait dit une bande de sauvages! Quand quelqu’un marquait un but, c’était l’euphorie dans un des deux camps et des rouspétances dans l’autre. On accusait le pauvre gardien qui n’avait pas arrêté le ballon d’être distrait, incompétent, complètement nul. Pour un peu, on l’aurait soupçonné de trahison et de connivence avec l’ennemi. Si l’erreur se reproduisait et si un deuxième but était marqué, il était aussitôt dégradé et remplacé, non sans avoir reçu quelques coups de poing dans les côtes. Moi, sous mes marronniers, j’observais cela de loin et je me disais que le football était quand même un sport barbare. 

Parfois un ballon venait rouler à mes pieds. C’était un moindre mal car il arrivait que je le reçoive en plein visage. Ou alors, lancé avec une force incroyable, je le prenais en plein estomac. J’en avais le souffle coupé. Plié en deux de douleur, je voyais des étoiles. Les autres s’en moquaient bien. Ils venaient récupérer leur ballon et continuaient leur jeu brutal.

Plus tard, au collège, les mêmes scènes se reproduisirent. Je m’asseyais à l’écart sur un banc et je lisais un livre ou je révisais la prochaine interrogation de latin sur L’Enéide de Virgile. Mes condisciples, eux, jouaient au ballon. Ils monopolisaient la cour de récréation et c’était parti pour un nouveau match. Le but était évidemment d’écraser l’adversaire et de remporter la partie. On aurait dit que leur vie en dépendait. Ce n’était que cris, rouspétances, jurons obscènes, coups fourrés, et parfois même de traitres croche-pieds. Quel plaisir pouvaient-ils bien trouver dans cette activité? Je me le demande encore. 

Le comble, pour mon malheur, c’est que le cours de gymnastique était lui aussi exclusivement consacré à ces jeux de ballons. Moi, j’aurais aimé un peu de diversité: faire un cross, des exercices d’étirement, du saut en hauteur ou que sais-je… Mais non, à peine étions-nous sortis des vestiaires que le professeur lançait un ballon sur lequel se ruaient tous les élèves. De vrais sauvages! Comme c’était un cours, j’étais bien obligé de participer, mais franchement je n’ai jamais brillé. Je n’étais clairement pas à la hauteur. D’ailleurs, la seule fois où j’ai marqué un goal, c’était contre mon propre camp, c’est tout dire! Qu’est-ce que j’ai dégusté après cet “exploit”! Des insultes et des coups, ça venait de tous côtés. Le professeur n’était évidemment pas là, car après avoir lancé la partie, il avait disparu, ce qu’il faisait systématiquement. On ne le revoyait qu’à la fin du cours. Curieuse pédagogie quand même… Bref, j’ai toujours eu les professeurs de gymnastique en horreur et on comprend pourquoi. 

À l’université, heureusement, il n’y avait plus de cour de récréation ni de ballon. Un vrai bonheur! Je pouvais enfin discuter d’égal à égal avec les autres étudiants, des êtres sensés et sensibles qui avaient lu pas mal de livres et qui savaient tenir une conversation. Après les cours, on allait prendre un verre au café du coin et on refaisait le monde, parfois jusque tard dans la nuit. 

Puis je suis rentré dans la vie active. J’étais attaché au service financier dans un ministère, où je payais des milliers de factures. Ce n’était pas vraiment ce qui me passionnait, car je suis avant tout un littéraire, mais ça ne me déplaisait pas non plus. En tout cas, je n’entendais plus parler de football, ce qui m’enchantait. Les années ont passé et j’avais presque oublié l’existence de ce sport étrange auquel je n’ai jamais rien compris. Il y avait bien de temps à autre une coupe du monde durant laquelle les rues se remplissaient parfois de voitures klaxonnant à tue-tête. Des écharpes tricolores dépassaient des vitres, quand ce n’étaient pas des passagers qui se penchaient à l’extérieur en hurlant le nom de leur équipe victorieuse. Mais bon, cela n’arrivait pas souvent et cela ne me gênait pas trop. Certes, je contemplais tous ces illuminés d’un air réprobateur, mais, après tout, ils semblaient heureux. J’étais devenu philosophe et je me disais que chacun avait le droit de trouver le bonheur où il voulait.

J’avais plus de quarante ans quand le football a refait irruption dans ma vie et de la manière la plus étrange qui soit. J’avais postulé pour un avancement de grade, mettant en avant tous mes états de service, qui étaient excellents. Pourtant, je n’avais pas été promu. Devant ma déconvenue, un des grands chefs de l’administration (ces supérieurs un peu irréels, qu’on ne voit jamais, et qui doivent traiter des affaires de la plus haute importance directement avec le ministre) m’avait demandé si j’aimais le football. J’avais répondu que non, évidemment, et qu’on pouvait même dire que je le détestais. Alors il m’avait fait cette réponse sibylline et pour le moins étrange à laquelle je n’avais rien compris.

— Si vous n’aimez pas le football, vous n’aurez jamais de promotion.

— Et pourquoi cela? Quel est le rapport entre ce sport et mon travail? 

Mais le grand chef avait déjà tourné les talons et il s’acheminait d’un pas pressé vers son bureau où des affaires des plus sérieuses devaient l’attendre. 

J’en étais resté tout “paf”, selon l’expression consacrée. Qu’est-ce qu’il avait bien voulu dire? Sa réponse était incompréhensible. J’eus beau me torturer les méninges, je n’y comprenais rien. 

Cinq années passèrent et une autre possibilité de promotion se présenta. Malheureusement, une nouvelle fois, je ne fus pas l’heureux élu. Celui qui obtint le poste venait d’un autre ministère, ce n’était même pas quelqu’un de la maison. On disait qu’il avait des appuis et qu’il connaissait plusieurs parlementaires et même quelques ministres. Ceci explique cela. Bon, c’est le jeu des pistons et des influences, on ne peut rien y faire. 

Mais quelle ne fut pas ma surprise quand je croisai l’intéressé, qui du coup devenait mon chef immédiat. C’était Éric! Un gars avec qui j’avais fait mes primaires autrefois. À l’époque, c’était un véritable cancre. Il avait une moyenne de vingt pour cent dans tous les cours, que ce soit en français, en maths ou en histoire. Comment diable était-il parvenu à décrocher son emploi actuel? Il faut croire qu’il s’était drôlement amélioré! Moi, je me souvenais de lui en tant que capitaine de l’équipe de foot. Dans la cour de récréation, c’était lui qui dirigeait: il formait les équipes, attribuait les rôles, gérait les entrées et les sorties des joueurs, et veillait au respect des règles. Il savait sanctionner la moindre faute commise par un joueur de l’équipe adverse et avec lui les penalties pleuvaient. Je le revois encore, ruisselant de sueur, les vêtements pleins de boue, hurlant sur un coéquipier maladroit ou au contraire clamant haut et fort sa victoire quand le coup de sonnette marquait la fin de la récréation. 

Diable, comment cet animal, ce sauvage quasi illettré, avait-il fait pour parvenir à ce poste à responsabilités? C’était incompréhensible. La première fois que je l’ai croisé dans un couloir, il a fait mine de ne pas me reconnaître. Quel mufle! Puis il y a organisé une petite réunion avec tout le service afin de se présenter. Il a bien mis en avant toutes ses qualités et compétences et nous a fait comprendre qu’il attendait de nous tous un travail exemplaire et efficace. C’est que lui, il devait rendre des comptes auprès des plus hautes instances de l’État. Nous avions donc intérêt à ne jamais commettre d’erreurs dans les dossiers. Bon, ça va, on avait compris. Il avait eu son poste grâce au ministre, lequel l’avait placé au ministère comme un loup dans la bergerie, afin de faire avancer ses propres dossiers, ceux dont dépendait sa carrière politique. Rien de bien nouveau, somme toute. Mais ça m’agaçait quand même quand je voyais qu’Éric était arrivé à ce poste. Parmi les anciens élèves de ma classe, s’il y en avait bien un sur lequel je n’aurais pas parié, c’était bien lui.

Après la réunion, nous nous sommes retrouvés tous les deux dans l’ascenseur. Là, il n’a pas pu se défiler et il a engagé la conversation. Ça a commencé par des banalités sur le bon vieux temps de l’école, mais je n’ai pas pu m’empêcher de lui rappeler ses exploits au football, en disant que c’était surtout cela que j’avais retenu de lui. Il a souri, ayant compris mon ironie, je crois. Il m’a alors dit que le football menait à tout et que si je ne montrais pas un peu d’intérêt pour ce sport, je n’arriverais à rien. J’en suis resté ébahi. C’était exactement ce qu’on m’avait dit il y a quelques années. Comme je tentais d’avoir une explication, il m’a spontanément invité à venir voir un match de foot en sa compagnie le samedi suivant. “En souvenir du bon vieux temps” a-t-il ajouté. Il avait sa place réservée dans la loge du ministre, je ne devrais donc pas rester coincé au milieu de la foule, si je n’aimais pas ça. 

Comme je voulais en avoir le cœur net, le samedi suivant, j’attendais Éric devant l’entrée du stade. Il est arrivé avec X, un parlementaire d’un parti centriste. Une fois les présentations faites, je les ai suivis jusqu’à la fameuse loge. Il y avait déjà du monde. Un ministre en exercice, trois parlementaires (deux de gauche et un vraiment fort à droite), des entrepreneurs de travaux publics, un chanteur à la mode, deux journalistes (dont un présentateur habituel du journal parlé). Tous ces gens discutaient ensemble et semblaient se connaître de longue date et s’entendre le mieux du monde. Le match était sur le point de commencer quand arrivèrent le bourgmestre de notre bonne ville accompagné de deux échevins, un inconnu qui se disait influenceur sur Internet, le patron d’une grande chaîne de magasins, et un promoteur immobilier bien connu. Je n’en revenais pas. 

Comme le match commençait, j’ai fait mine de m’y intéresser, mais je ne perdais rien des conversations qui avaient lieu autour de moi. Les entrepreneurs de travaux publics essayaient de convaincre le ministre de la nécessité de construire une nouvelle autoroute, un des parlementaires prenait rendez-vous avec le présentateur du JT pour une interview en direct lors du journal de vingt heures, le bourgmestre essayait de convaincre les autres parlementaires de la nécessité d’augmenter les subsides des communes, tandis que les échevins envisageaient la possibilité de construire une série de cinq cents logements dans l’agglomération. Le promoteur semblait fort intéressé et promettait déjà des dessous de table si le projet se concrétisait. Le chanteur, lui, faisait comme moi. Il ne disait rien et regardait le match. 

Quand les joueurs marquaient un but, tout ce beau monde applaudissait, mais parfois quelqu’un demandait quelle équipe avait gagné, preuve évidente que ce n’était pas ce qui se passait sur le terrain qui était important, mais ce qui avait lieu dans la loge. J’avais enfin compris pourquoi il fallait s’intéresser au football (sans forcément l’aimer) si on voulait progresser dans la vie.  

Après le match, j’ai demandé à Éric pourquoi ces gens se réunissaient ici et pas ailleurs. Ils auraient très bien pu se rencontrer dans un restaurant ou organiser un weekend dans les Ardennes. 

— Non, c’est impossible, me dit-il.

— Et pourquoi?

— Parce que le football est un monde d’argent. Une équipe ne devient bonne qui si elle a de l’argent pour acheter les meilleurs joueurs. Tu as vu les deux entrepreneurs et le promoteur? Ils ont tous investi des sommes folles dans le club, ce qui lui a permis de monter en première division et de s’y maintenir depuis dix ans. Mais c’est un bon investissement pour eux. Ils sont les actionnaires principaux du club et l’argent rentre à flot, tu peux me croire. Tu as vu le prix que les quatre-vingt mille idiots de ce soir ont payé pour avoir une place? La recette se chiffre en millions. Et puis l’argent appelle l’argent. Tu as compris que dans la loge, on traite des affaires encore plus importantes. Tout se joue ici et pas dans les cabinets ministériels ou au ministère. Alors crois-moi, mon vieux, si tu veux un jour une promotion, fais au moins semblant de t’intéresser au football, même si j’avais bien compris depuis l’école primaire que ce n’était vraiment pas ta tasse de thé.

Là-dessus, il partit d’un grand éclat de rire tout en me donnant une claque dans le dos, avant de s’en aller, accompagné par les deux parlementaires. 

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