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Les larmes de la fille

Les larmes de la fille coulaient doucement. Sa copine la regardait, plus triste qu’un jour de pluie. Que s’était-il passé ? La veille, tout baignait dans un bonheur parfait. Laura avait reçu une lettre d’un employeur qui s’intéressait à « son profil » et l’avait convoquée en entrevue.

L’entreprise se spécialisait dans la publicité et couvrait de larges domaines, tant commerciaux que politiques. Il fallait être aguerri aux tactiques de séduction des masses et ne pas craindre de les influencer avec tous les moyens du bord. Les moyens ? Mais il n’y avait que le langage, qui fait image, et les images, qui font langage. Ça semble étroit, mais il y a de la marge. Encore faut-il savoir manipuler ces langages. La compagnie De Visu était à la recherche de jeunes publicistes ouverts à toutes les tendances de la mode. L’appel de candidatures parlait des valeurs canadiennes si prisées dans ce monde en pleine confusion des valeurs. Ce terme de « valeur », si galvaudé, on en abusait et, de ce fait, il avait perdu presque tout son sens : quand tout est valeur, une chose et son contraire, il n’y a plus aucune valeur qui tienne, sinon sur celles que l’on tire de son côté, dussent-elles être en contradiction avec le simple bon sens. Conflit des valeurs… Un seul exemple : la vie, valeur suprême, et on se disait pro-vie, mais en même temps pour la peine de mort et la prolifération des armes à feu les plus meurtrières. Un autre ? On se dit démocrate, mais on fait tout pour nuire à des regroupements de gens qui luttent pour leur liberté, à des peuples qui luttent pour leur indépendance, comme la Catalogne, l’Écosse, le Québec… Sans parler de l’Ukraine, dont l’indépendance durement acquise est mise à mal par la Russie. Une Russie qui sombre dans les pires errements du soviétisme, asservissant une jeune démocratie comme elle avait soumis autrefois les Tchèques, les Slovaques, les Hongrois, les Polonais… Je divague, je m’éloigne de mon sujet ? Mais quel sujet au juste ?

Laura pensait à tout cela, pêle-mêle, lors de son entretien d’emploi. Car on l’avait interrogée sur ses convictions personnelles, sociales, politiques… Que pensait-elle de sa place dans la société ? En tant que femme, que femme blanche, privilégiée ? Privilégiée ? Mais elle venait d’un milieu ouvrier, son père avait été agent d’assurances après avoir été ouvrier dans une usine de sa petite ville, mais ayant tout fait pour que ses enfants accèdent à la meilleure éduction. Sans être pauvre, la famille n’en menait pas large. C’est Laura, avide de tous les savoirs, surtout littéraires, philosophiques, historiques et politiques, qui avait fait entrer les premiers livres dans la maison, qui s’était donné comme but de devenir quelqu’un à force de travail, d’étude, de lectures assidues, et elle était parvenue à se rendre à la maîtrise en science de l’information, désireuse de poursuivre au doctorat dans l’espoir de devenir professeure. Alors, privilégiée, certes, mais à la dure, à la force du poignet, cela, sans renier ses origines, rendant grâce à son père et à sa mère qui l’avaient incitée à se dépasser. Les gens de l’agence l’avaient écoutée, le visage impassible, cachant mal un certain mécontentement. De toute évidence, son profil ne leur plaisait pas. Puis on fit porter les questions sur la politique.

Était-elle membre d’un parti politique, l’avait-elle été ? Pourquoi me posez-vous ces questions, dit-elle un peu offusquée de cette tentative d’intrusion dans sa vie privée ? On lui répondit brutalement qu’il n’y a rien de privé dans la vie politique. L’entrevue tournait au vinaigre. Elle avoua avoir été membre du Parti québécois, mais que depuis qu’elle vivait en Ontario, elle n’était plus membre d’aucun parti. Cette réponse lui attira deux questions : pourquoi être partie du Québec et pourquoi aucun parti politique ? Fort simple. D’abord l’amour – elle avait décidé d’emménager avec son amoureuse –, puis l’indifférence – aucun parti canadien ne l’intéressait. Visages troublés devant elle… On n’osa pas aborder le sujet du lesbianisme, on était si ouvert, mais la question politique les taraudait.

Si on vous comprend bien, dit l’un des membres du comité, vous avez été indépendantiste. L’êtes-vous toujours ? Oui, dit-elle du tac au tac. Silence glacial qui dure un bon moment. Mauvais… Les membres se regardent et l’un d’eux remercie la fille : nous vous contacterons pour vous faire part de notre décision.

Elle était sortie de cet entretien abasourdie, complètement sonnée. On l’avait testée, mise à l’épreuve, intimidée. Elle voyait bien que ses idées déplaisaient aux gens de cette boîte de publicité. Elle croyait qu’on l’interrogerait sur ses compétences, ses études, des diplômes, ses capacités à imaginer des slogans, des techniques de mises en marché, mais non, on l’avait coincée sur des questions de choix politiques personnels. On ne lui avait pas demandé si elle militait activement, mais on avait buté sur un point de détail, qui avait apparemment tout fait dérailler.

Catherine, son amoureuse, la consola du mieux qu’elle le put, et ne parvint à faire cesser ses larmes que tard dans la journée. Viens, dit-elle, on va se régaler dans un bon restaurant. Tu as besoin de te changer les idées, d’oublier cette épreuve abrutissante. Le bon vin aidant, un joli Chinon, et l’excellente cuisine de ce petit café du centre-ville lui redonnèrent des couleurs.

Elles avaient emménagé depuis peu à Toronto, où Catherine était bibliothécaire. Québécoise, bien installée à Québec, Laura n’avait, quant à elle, jamais imaginé quitter son cher Québec, surtout pas le beau quartier Saint-Jean-Baptiste, mais le destin en avait décidé autrement. Au hasard d’une sortie tout à fait imprévue, un beau soir d’été, elle avait rencontré Catherine dans un bar. Cette belle fille, de passage à Québec, comme un ange qui passe, l’avait tout de suite subjuguée, séduite… Le coup de foudre. Anglophone, Catherine parlait un excellent français et adorait la culture québécoise. Surtout son cinéma, sa littérature, elle qui avait étudié le français à l’Université de Toronto. Laura de son côté se débrouillait bien en anglais, ayant fait plusieurs séjours en Irlande et en Écosse. Et un stage à Cambridge. Elle se rappelait souvent le mot de Jacques Parizeau qui disait qu’il botterait le cul aux Québécois qui ne savaient pas l’anglais. Ça ne l’avait pas empêché d’être premier ministre d’un gouvernement péquiste et d’avoir conduit son peuple aux portes de l’indépendance en 1995.

Quelques semaines de correspondance, des courriels presque hystériques d’amoureuses transies chaque jour, suffirent pour les convaincre qu’elles étaient faites l’une pour l’autre. Sans emploi stable, malgré des études avancées, Laura ne vit pas d’objections à l’invitation de Catherine de venir s’installer avec elle à Toronto. Bien au contraire, ça l’enthousiasmait. Commença alors une vie nouvelle pour ces filles délurées qui vivaient dans l’improvisation comme des virtuoses de l’art de vivre. De vivre heureux. Heureuses… Après quelques mois de lune de miel, Laura se mit à songer à un emploi, et c’est là qu’elle se heurta à la dure réalité du métier qu’elle voulait pratiquer.

Une semaine après son entretien, elle reçut une lettre de la compagnie De Visu. Elle la lut en larmes, en tremblant de rage.


Chère Madame,


Nous regrettons de vous informer que le comité d’embauche n’a pas retenu votre candidature pour le poste de recherchiste publicitaire que vous convoitiez. Il juge que vos opinions politiques ne conviennent pas à une entreprise comme la nôtre, ouverte à la diversité et au multiculturalisme. Vos convictions personnelles risquent de rejaillir sur vos méthodes de travail et entrer en conflit avec nos objectifs de marketing qui visent une clientèle ouverte et progressive.

Veuillez agréer…

La direction


***


Laura ne tombait pas des nues, connaissant les tendances dites progressistes de ce Canada anglais où elle vivait maintenant, mais elle ignorait que cela pouvait pénétrer de manière aussi pernicieuse jusque dans des entreprises privées comme la compagnie De Visu. Tout se passait comme si on lui attribuait à elle, simple citoyenne, le pouvoir de corrompre à grande échelle leur belle morale de bien-pensants de cette diversité dont elle croyait faire partie comme minorité au Canada. Mais le nouveau dogme décrétait que toutes les différences sont les bienvenues, sauf une : celle qui provient du Québec. On stigmatisait cette différence parce qu’on pensait qu’elle était une menace à l’unité canadienne. Pour eux, Catherine, qui, en tant qu’indépendantiste, allait chercher à imposer de force sa langue, le français, à ceux fort nombreux qui ne voulaient absolument pas la parler au Québec même. Même chose pour la question de la laïcité sans doute. Pour eux les gens du Québec pratiquaient un nationalisme de très mauvais aloi, et Catherine représentait ce mal suprême. Ils ne cherchaient pas à comprendre pourquoi le Québec faisait des lois non contre les autres, mais pour se protéger, pour éviter simplement de disparaître. Comment pouvaient-ils ne pas saisir ce sentiment d’angoisse vécu par une partie importante de la population québécoise ? Leur nationalisme à eux avait droit de cité partout au Canada, et personne parmi les élites anglophones n’avait l’air de comprendre que le rouleau compresseur de l’assimilation avait fait d’immenses ravages depuis la Conquête de 1760 (perçue comme une Défaite cuisante par les Canadiens français), de telle sorte que certains commençaient à croire que le Québec était en voie de devenir une autre Louisiane.

Les chiffres étaient là. Après avoir été plus du quart de la population canadienne, le Québec perdait chaque année du terrain, le français, au cœur de son identité, fondait comme peau de chagrin. Le vieux rêve de Lord Durham, exprimé brutalement dans son Rapport de 1840, après la défaite des Patriotes de 1837-1838, était clair : il fallait assimiler cette population misérable, sans histoire ni littérature. Grâce à la revanche des berceaux, on avait pu lutter un temps avantageusement, mais on avait été dans le même mouvement saigné par des départs par centaines de milliers vers l’Ouest canadien et les États-Unis, où nous disparaissions, assimilés, fondus dans le grand tout anglophone. Le coup de grâce était venu de Pierre-Elliott Trudeau avec son rapatriement unilatéral de la constitution, en 1982 et sa Chartre des droits qui consacrait le multiculturalisme en vertu duquel toutes les ethnies pouvait s’épanouir, mais faisait en sorte que l’ethnie canadienne-française n’en soit plus qu’une, presque insignifiante (quand elle n’était pas dangereuse, avec ces terroristes et ces indépendantistes), alors que toutes les autres se fondaient dans la grande nation anglo-saxonne si ouverte, si accueillante, triomphante par rapport à un Québec dangereusement fermé sur lui-même. Ce qu’il n’était pas, bien évidemment, mais on aimait entretenir cette fausseté, et la nourrir quotidiennement dans les journaux, la télé, le web… De cette manière est née une vague de fond, durable, insidieuse, appelée le Québec bashing, et c’est ce que De Visu voulait sans doute encourager. On ne voulait pas d’une louve dans la bergerie, alors que c’était elle la brebis et eux les loups. Comment Laura avait-elle pu être assez naïve ?

Heureusement pour elle, Catherine ne faisait pas partie des gens qui détestaient le Québec, bien au contraire. Laura savait qu’elle n’était pas la seule. Mais le combat était inégal. Elle se disait qu’il fallait attendre que la tempête passe, que l’Histoire a connu des retournements et qu’elle peut encore en connaître. Un jour, on comprendra que la lutte pour la survie n’est pas une vie, l’idée de la survivance ayant fait son temps. Il fallait penser à vivre pleinement. Cliché certes, mais dans un cas comme celui-ci, on en était réduit aux hypothèses les plus chimériques pour entretenir l’espoir. Si le monde tel qu’elle le connaissait allait disparaître au Québec, qu’y pourrait-elle ? Cela prouverait encore une fois qu’un nationalisme dominateur peut avec le temps en éliminer un autre. Un rival dangereux qui empêche de tourner en rond. Et la mort dans l’âme, elle se répétait la phrase de Valéry : « Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles. »

Les larmes de la fille

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Québec
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